Friday, November 29, 2013

Il y a toujours un dernier des Mohicans



Quand une idéologie se délite ou qu’une civilisation bascule, il y a toujours quelqu’un pour leur rester fidèle et, de ce tison mal éteint, une flamme peut rejaillir plus tard, ailleurs, sous d’autres formes. Parfois, je me sens la dernière des Mohicanes de la révolution néolithique, de ce monde paysan fait de champs, de troupeaux, de clans familiaux dans lesquels tout macère, la tendresse et la frustration, la générosité et la méchanceté, l’alcool de fruits, de grains ou de miel, l’honneur conforté du regard des autres. En un siècle et demi, ce monde s’est peu à peu effacé. Aujourd’hui, peu de jeunes des villes ont encore un grand-père vivant à la campagne et les vieilles demeures familiales sont devenues résidences secondaires des cadres de l’industrie ou de la finance. La perception de l’espace a changé. Lors de la sédentarisation, dès le néolithique précéramique, l’humanité était passée de l’itinéraire de nomadisation qui suivait une ligne sinueuse au travers des repères du paysage à la surface du champ délimitée par des pierres de bornage, à la cité enclose en ses murailles, à la nation dont le territoire s’étend entre des frontières. Dans cet univers paysan, la spatialisation du pouvoir et de l’identité collective va de soi. Il n’y a de géopolitique actuellement que parce que les entités politiques, les cités, les Etats quel que soit leur régime et finalement les ensembles culturels s’inscrivent dans un espace continu. Une partie du malaise et des diverses crises identitaires qui accompagnent la mondialisation vient peut-être d’une remise en question dans les faits, mais impensée, de cette spatialisation du pouvoir, de l’identité et de la culture.
Dans la sphère économique, le regroupement des entreprises et sociétés en entités multinationales avec leurs propres hiérarchies, leurs propres logiques, les met de fait hors du droit, lequel est toujours attaché aux structures étatiques territorialisées, les place donc hors de toute autre régulation externe que le marché. Un salarié se trouve de facto confronté à une double appartenance, une double exigence de loyauté qui peut aller jusqu’à une double identité. La presse en témoignait sans même s’en apercevoir lorsqu’elle disait « les Moulinex » au moment de la cessation d’activité de la société. Les Moulinex, comme on aurait pu écrire les Parisiens ou… les Français. Il faut tout de même souligner le caractère éminemment schizophrénique d’une identité multiple, fût-elle collective, et se demander aussi ce qui peut se passer en cas de conflit entre les deux structures. Les gesticulations médiatiques autour de certaines fusions de sociétés mettent en lumière les contradictions des deux modèles, le modèle spatial de l’Etat-nation et le modèle institutionnel non-local du groupe de sociétés cotées.
Par ailleurs, on observe un brassage de populations, un mouvement migratoire mondial d’une ampleur rare dans l’histoire. Aucune région du monde ne semble épargnée. Ce mouvement a dépassé le stade où l’on pouvait encore le contrôler, l’enrayer ou inverser les flux et nous sommes encore incapables de savoir s’il va aboutir à de nouvelles sédentarisations, la dernière couche de population arrivée fusionnant progressivement avec les précédentes, ou s’il s’agit d’une nouvelle forme de nomadisme qui remet en cause tout l’héritage de la sédentarité. Je me souviens d’avoir posé dans les années 70 la question de savoir si les premières filières d’immigration qui se mettaient en place, surtout de l’Afrique vers l’Europe, ne préludaient pas à une nouvelle vague de migration des peuples. Mais non, que vas-tu penser là ! me répliquaient mes amis en chœur avec les « spécialistes ». Aujourd’hui, alors que les faits obligent tout un chacun à ouvrir les yeux sur la réalité des mouvements migratoires, cette question me semble dépassée. Le véritable problème, c’est de savoir si l’enracinement géographique, la sédentarisation, possède encore un sens dans l’avenir. Mais que le brassage humain auquel nous assistons soit temporaire ou débouche sur un nomadisme à long terme, voire une errance, cela n’ira pas sans transformer profondément les cultures – toutes les cultures, tous les peuples. Tout suggère aujourd’hui que cette transformation n’ira pas sans souffrance, sans massacres, sans pertes profondes.
Le troisième phénomène qui vient contredire la géopolitique, c’est Internet. Aux yeux d’un observateur superficiel, la Toile peut apparaître comme chaotique, cacophonique même. Mais le chaos n’est ici qu’apparence. Fondamentalement, le Web est un univers structuré. Il l’est par la rigueur des logiciels et des protocoles d’échange entre machines sans lesquels il serait tout simplement impossible de se connecter mais il l’est aussi par les regroupements spontanés qui s’opèrent et se manifestent au travers des commentaires d’articles, des blogs, des listes de correspondances ou des fora. Il tresse intimement absolutisme (l’admin’ d’un forum ou d’un blog possède seul les codes, roi dans son royaume), acratisme, néo-tribalisme maffesolien – Goethe aurait parlé d’affinités électives – et pur économisme. Il résonne de toutes les voix, des propagandes et des oracles, des rumeurs et des canulars, des analyses fouillées et des vulgarisations, abrite les contestataires et les chantres de la pensée unique, le logos et le muthos. Mais tout s’y passe dans un espace de Hilbert totalement délocalisé par rapport à l’espace réel qu’il abolit. Un Coréen peut y discuter en temps réel avec un Serbe, un Africain, un Canadien, on peut même ignorer sur quel coin de la planète son correspondant a posé sa chaise et son clavier. Il pourrait se trouver en mer, la liaison satellitaire le permet, à la portée de toutes les bourses. Un des premiers internautes a déjà lancé voici une bonne dizaine d’années une Déclaration d’indépendance du Cyberespace qui souligne la contradiction entre l’Etat (ses lois, sa police et son armée) lié à un territoire précis et le Net qui échappe à toute limitation de cet ordre :
Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d'acier, je viens du cyberespace, la nouvelle demeure de l'esprit. Au nom de l'avenir, je vous demande, à vous qui êtes du passé, de nous laisser en paix. Vous n'êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n'avez aucun droit de souveraineté sur le territoire où nous nous rassemblons.
Nous n'avons pas de gouvernement élu et nous ne sommes pas près d'en avoir un, aussi je m'adresse à vous avec la seule autorité que donne la liberté elle-même lorsqu'elle s'exprime. Je déclare que l'espace social global que nous construisons est indépendant, par nature, de la tyrannie que vous cherchez à nous imposer. Vous n'avez pas le droit moral de nous gouverner, pas plus que vous ne disposez de moyens de contrainte que nous ayons de vraies raisons de craindre.
Les gouvernements tirent leur pouvoir légitime du consentement des gouvernés. Vous ne nous l'avez pas demandé et nous ne vous l'avons pas donné. Vous n'avez pas été conviés. Vous ne nous connaissez pas et vous ignorez tout de notre monde. Le cyberespace ne se situe pas à l'intérieur de vos frontières. Ne croyez pas que vous puissiez diriger sa construction, comme s'il s'agissait d'un de vos grands travaux. Vous ne le pouvez pas. C'est un phénomène naturel et il se développe grâce à nos actions collectives.
Vous n'avez pas pris part à notre grand débat fédérateur, et vous n'avez pas créé la richesse de nos marchés. Vous ne connaissez ni notre culture, ni notre éthique, ni les codes non écrits qui font déjà de notre société un monde plus ordonné que celui que vous pourriez obtenir, quelques soient les règles que vous imposeriez.
Vous prétendez qu'il existe chez nous des problèmes et qu'il est nécessaire que vous les régliez. Vous utilisez ce prétexte comme excuse pour envahir notre territoire. Beaucoup de ces problèmes n'existent pas. Lorsque de véritables conflits se produiront, lorsque des erreurs seront effectivement commises, nous les identifierons et nous les traiterons avec nos propres moyens. Nous sommes en train d'établir notre propre contrat social. Nous nous gouvernerons en fonction des conditions de notre monde et non du vôtre. Car notre monde est différent.
Le cyberespace est constitué par des transactions, des relations, et par la pensée elle-même, déployée comme une onde stationnaire dans le réseau de nos communications. Notre monde est à la fois partout et nulle part, mais il n'est pas là où vivent les corps.
Nous sommes en train de créer un monde ouvert à tous, sans privilège ni préjugé qui dépende de la race, du pouvoir économique, de la puissance militaire ou du rang de naissance.
Nous sommes en train de créer un monde où chacun, où qu'il soit, peut exprimer ses convictions, aussi singulières qu'elles puissent être, sans craindre d'être réduit au silence ou contraint de se conformer à une norme.
Vos notions juridiques de propriété, d'expression, d'identité, de mouvement et de circonstance ne s'appliquent pas à nous. Elles sont fondées sur la matière, et il n'y a pas de matière ici.
Nos identités n'ont pas de corps, ainsi, contrairement à vous, nous ne pouvons pas faire régner l'ordre par la contrainte physique. Nous croyons que c'est à travers l'éthique, l'intérêt individuel éclairé et le bien collectif, qu'émergera la conduite de notre communauté. Nos identités sont probablement réparties à travers un grand nombre de vos juridictions. La seule loi que toutes les cultures qui nous constituent s'accordent généralement à reconnaître est la règle d'or de l'éthique. Nous espérons que nous serons capables d'élaborer nos solutions particulières sur cette base. Mais nous ne pouvons pas accepter les solutions que vous vous efforcez d'imposer.
Aux États-Unis, vous venez aujourd'hui de créer une loi, la loi sur la réforme des télécommunications, qui viole votre propre Constitution et insulte les rêves de Jefferson, Washington, Mill, Madison, Tocqueville et Brandeis. C'est à travers nous que ces rêves doivent désormais renaître.
Vous êtes terrifiés par vos propres enfants, car ils sont nés dans un monde où vous serez à jamais immigrants. Parce que vous avez peur d'eux, vous confiez à vos bureaucraties, la responsabilité parentale, que vous êtes trop lâches pour exercer vous-mêmes. Dans notre monde, tous les sentiments et toutes les expressions de l'humanité, des plus vils aux plus angéliques, font partie d'un ensemble inséparable, l'échange global informatique. Nous ne pouvons pas séparer l'air qui suffoque de l'air qui permet de battre des ailes pour voler.
En Chine, en Allemagne, en France, en Russie, à Singapour, en Italie et aux États-Unis, vous essayez de repousser le virus de la liberté en érigeant des postes de garde aux frontières du cyberespace. Peut être qu'ils pourront vous préserver de la contagion quelques temps, mais ils n'auront aucune efficacité dans un monde qui sera bientôt couvert de médias informatiques.
Vos industries de l'information toujours plus obsolètes, voudraient se perpétuer en proposant des lois, en Amérique et ailleurs, qui ont la prétention de confisquer à leur profit jusqu'à la parole elle-même à travers le monde. Ces lois cherchent à transformer les idées en un produit industriel quelconque, sans plus de noblesse qu'un morceau de fonte. Dans notre monde, tout ce que l'esprit humain est capable de créer peut être reproduit et diffusé à l'infini sans que cela ne coûte rien. La transmission globale de la pensée n'a plus besoin de vos usines pour s'accomplir.
Ces mesures toujours plus hostiles et colonialistes nous mettent dans une situation identique à celle qu'ont connue autrefois les amoureux de la liberté et de l'autodétermination, qui ont dû rejeter l'autorité de pouvoirs distants et mal informés. Il nous faut déclarer que nos identités virtuelles ne sont pas soumises à votre souveraineté, quand bien même nous continuons à tolérer votre domination sur nos corps. Nous allons nous répandre sur toute la planète, afin que personne ne puisse arrêter nos idées.
Nous allons créer une civilisation de l'esprit dans le cyberespace. Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde que vos gouvernements ont créer auparavant.
Davos (Suisse), le 8 février 1996.
John Perry Barlow, dissident cognitif

Il fallait relire ce texte fondateur à bien des égards. Il pose tous les problèmes y compris, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette transition vers l’inconnu, la survie des notions d’espace et de territoire dans un univers qui transcende les frontières géographiques, y compris le retour d’une forme de dualisme que n’auraient pas renié Zoroastre ou Mani mais qui exige pour permettre l’éclosion de la « civilisation de l’esprit » le support on ne peut plus industriel et matériel de l’ordinateur et du courant électrique.
Dix années plus tôt, avant l’essor d’Internet, Aimé Michel voyait dans l’ordinateur un pas évolutif majeur : « Depuis trente-cinq ans nous avons entrepris d’extérioriser toutes les fonctions encombrantes de la pensée : la logique, le calcul et la mémoire. Nous sommes en train de rejeter dans le monde extérieur cette toison cérébrale qui nous assura la domination du monde, mais qui, le monde dominé, ne nous sert plus qu’à dissimuler à notre regard intérieur l’essence de notre être, qui est esprit.
Inexorablement, sans le besoin de notre assentiment, en des milliers de lieux divers, des hommes travaillent à mettre dans la machine, ici la langue homérique, là les syndromes du diabète, ailleurs les actes notariés de la Basse-Saxe du XIVe siècle, ailleurs encore les fonctions mathématiques les plus récentes et les plus complexes, bref tout le savoir humain. […] Mais, inexorablement, le temps vient, je le répète, où tout le savoir et tout le savoir-faire de l’homme deviendront, par la nature particulière du monde minéral qui fait la machine, un seul savoir, immortel, et en expansion naturelle. » Pour lui, cette extériorisation des fonctions mentales avait quelque chose d’eschatologique : « La dénudation de la pensée, en train de se réaliser de notre vivant, nous délivrera de toute pensée formalisable, de l’obsession du mental que les ascèses anciennes n’ont jamais pu réaliser qu’exceptionnellement.
Voilà où nous allons, et cette prédiction, je peux la faire parce qu’elle est négative. La machine va nous décharger de ce que les ascèses appellent le ‘mental’, et je suis bien incapable de dire ce qu’est un homme délivré du mental, eussé-je parfois entrevu cette oasis au fond de notre désert saturé de discours: Pas davantage, quand notre ancêtre commença de maîtriser l’usage du vêtement, ne pouvait-il imaginer le nord du tropique que lui ouvrait son invention. […] C’est un continent inexploré de nous-mêmes, le plus haut, qui sortira de notre ombre comme la crête des montagnes quand nous aurons dépouillé ce que le mystique auteur de l’Imitation appelle le Vieil Homme. Je ne dis pas que l’ordinateur est une voie spirituelle, non plus que la fourrure ! Mais qu’il nous a fallu dépouiller notre toison animale pour conquérir la terre et devenir Sapiens. Et que la machine est en train de nous soulager de la pensée servile, pour le bien ou le mal, mais pour une nouvelle montée vers l’esprit1. »
Ce que prédisait Aimé Michel d’abandon à la machine d’une partie de nos facultés intellectuelles se produit effectivement sous nos yeux. Aucun jeune homme aujourd’hui ne serait capable de calcul mental quelque peu poussé. Quant à la mémoire2… Tous savent trouver en quelques clics l’information dont ils ont besoin, souvent sur leur téléphone. Si je ne partage pas totalement l’optimisme évolutionniste d’Aimé Michel, je le rejoins sur un point de son analyse, l’importance de l’informatique et de ses réseaux dans la phase de transition rapide que traverse l’humanité depuis deux ou trois siècles, ce qui n’est rien à l’échelle géologique.
Le champ et le navire apparus presque ensemble vers -10'000, porteurs de l’opposition terre/mer si classique en géopolitique, nous avaient ouvert la seconde dimension, obligés à penser en termes de surface plutôt que d’itinéraire ; la montgolfière nous a donné la troisième, le volume et, par delà, l’espace – et nous avons marché sur la Lune. Même si l’expansion de l’homme dans le système solaire marque le pas, nous savons au fond de nous qu’il sera nôtre, ce qui rend d’autant plus tangible la démesure des distances interstellaires et d’autant plus aigu le désir de les franchir au moins par l’observation. Internet nous introduit concrètement dans le non-local et, même si c’est aujourd’hui de manière balbutiante, dans ce qui transcende l’espace et le temps qui cessent peut-être d’être les « formes a priori de l’entendement » que postulait Kant.
Une vision courte de cette transition justifierait le « nomadisme intégral » cher à Jacques Attali, voire les rêves d’immortalité par le cyborg ou le transfert total dans le monde virtuel que caressent les transhumanistes. Les frontières géographiques s’estomperaient, les échanges se multiplieraient dans un monde globalisé qui s’enrichirait de ce brassage. On rêve d’un monde en paix où chaque personne manifesterait ce qu’elle a d’unique tandis que les marchandises seraient standardisées. Mais chaque fois qu’on a tenté de réaliser ce rêve, on n’a atteint que l’ennui et l’anomie née de la déculturation. Quant au mélange de populations, il se traduit surtout par la juxtaposition en mosaïque de communautés d’autant plus arc-boutées sur leurs différences et leur identité qu’elles ne jouissent plus que de l’espace restreint d’un quartier, d’une tour, d’une courée, un espace insuffisant à faire s’épanouir une culture. La vie n’est pas un jeu de Tangram dont on pourrait varier les figures de façon mécanique.
Pourtant, on ne remettra pas le poussin dans l’œuf. Pour le meilleur ou pour le pire, nous sommes sortis du néolithique. Je ne crois pas à la décroissance, même si l’on ne peut permettre aux économistes de croire la planète Terre inépuisable, même s’il semble judicieux de passer d’une croissance anarchique à une forme de jardinage des ressources. Quelque chose nous pousse, une dynamique de l’univers qui suit la même loi mathématique de complexification de l’écosystème global depuis 15 milliards d’années, depuis l’explosion d’une singularité d’où jaillirent à la fois l’espace, le temps et la proto-matière. La courbe est identique, qu’on regarde l’évolution du cosmos de ce point vers la diversité des galaxies et des étoiles, l’évolution de la vie sur la planète Terre et l’évolution des connaissances scientifiques de l’humanité, une succession de courbes en S qu’on peut lisser par une exponentielle très abrupte, proche d’une factorielle, ce qui signifie que nous ne sommes pas maîtres du rythme de notre savoir, que tout cela nous traverse et s’exprime à travers nous plus que nous ne l’exprimons. Il y a de grandes chances, comme le démontrait aussi Aimé Michel, que cette dynamique soit banale, que la vie (ou une forme de vie) ait évolué selon la même loi cosmique sur les milliards de planètes qui peuvent l’abriter, que l’intelligence ait évolué selon la même loi partout où elle a pu apparaître.
Cela ne signifie pas que tous les coups soient gagnants. Le visionnaire qui écrivit l’Apocalypse nous dit que le tiers des étoiles est sur la queue du dragon, ce qui n’a pas de sens astronomique mais correspond à la rythmique des catastrophes qu’il décrit dans tout son poème : il y a toujours destruction d’un tiers des choses et des êtres. C’est dans ce mystérieux choix spirituel que réside la plus profonde liberté de l’homme et, en ce sens, l’histoire n’est jamais écrite, ni à la surface des choses sans réelle importance, ni dans ce nœud ultime qui gît au tréfonds de l’inconscient collectif.
Nous ne réaliserons pas l’étape à venir en niant les précédentes. Lorsque le champ nous a donné la conscience de la surface, nous n’avons pas aboli les routes ; au contraire, les itinéraires se sont multipliés, lieux d’échange et de partages. La montgolfière qui nous ouvrait les cieux, le scaphandre qui nous ouvrait les profondeurs marines n’ont pas aboli les haies ni les frontières. Internet et son ouverture sur le non-local n’abolit pas le réel ancré dans l’espace-temps. A chaque fois, nous gagnons un degré de liberté mais l’erreur serait de croire l’acquis antérieur dépassé et ringard.
(à suivre)
1 Aimé Michel, « Le sein ou l’œuf », Troisième millénaire, ancienne série, no 2. Mai-Juin 1982.
2 Cela n’excuse pas la faillite de l’Education Nationale dans la transmission des savoirs ni le postulat erroné selon lequel des ignorants gavés de jeux seraient plus faciles à gouverner que des peuples instruits. La « fabrique du crétin » ne fabrique que de la crétinerie sans avenir. Il y eut dans nos campagnes des bergers qui lisaient Homère dans le texte, des paysans capables de composer des épopées et qui, leur vie intérieure assurée par les livres de colportage, se trouvaient heureux de soigner les bêtes et de labourer les champs, même pour un maître.