Lorsque Pierre Saintyves ou Dontenville lançaient les grandes enquêtes sur le folklore ou la mythologie française, notaient que les saints avaient pris la succession des dieux dans les contes de veillée et les croyances populaires, Max Weber faisait après Nietzsche reproche aux chrétiens d’avoir désenchanté le monde. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les deux affirmations se contredisent gaillardement. Les néo-païens résolvent la contradiction, quand ils la voient, en reprenant l’accusation de Weber tout en considérant que ce qui la bat en brèche serait du paganisme déguisé, selon la théorie des « survivances ». A vrai dire, cette théorie due à Pierre Saintyves si je ne m’abuse arrange tout le monde, à condition de ne jamais la regarder de trop près. Mais s’agit-il de « survivances », d’éléments d’un paganisme antérieur qui se seraient maintenus en se déguisant, ou d’une mythopoièse interne à l’univers chrétien ? Certes, la légende de saint Georges reprend presque à l’identique le mythe de Persée, mais c’est plutôt exceptionnel. Les autres saints sauroctones pourraient se rapprocher du mythe d’Apollon qui, à Delphes, s’empare de l’oracle en tuant le serpent Python, premier occupant de la grotte. Mais Apollon doit expier ce meurtre et s’en purifier, même si l’acte équivaut à faire passer le centre énergétique du monde de la magie chtonienne et ténébreuse à la lumière civilisatrice. Rien de tel chez les saints. Très rares sont ceux qui vont jusqu’à tuer la bête : le plus souvent, ils la font fuir ou la domptent et l’apprivoisent. Même l’icône de l’archange Michel le montre seulement fixant le dragon de sa lance sans le transpercer. Avec cet exemple dont le caractère mythique n’est pas niable, on voit les limites d’une hypothèse de « survivance ». A tout le moins, le matériau de l’imaginaire ancien se voit transformé en profondeur dans l’opération.
A rebours, il est des chrétiens prompts à voir le diable partout, jusque sous leur table de nuit ou les coins sombres de leur chambre d’enfant[1] et surtout dans les entités du mythe. J’en connais pour qui l’humanité a vécu dans une nuit ponctuée de cauchemars jusqu’à ce que le Christ s’incarne et, pour eux, le salut s’assimile à l’émergence de la rationalité. On n’est pas loin de la « mentalité pré-logique » que Lévy-Bruhl prêtait à tous les « primitifs ». En d’autres termes, le Christ serait lumière du monde au sens où l’entendaient les Lumières, celles du XVIIIe siècle, incarné sur mesure pour les bourgeois, les maîtres de forge et les lecteurs du Figaro, théoricien du libéralisme avant Hayek et du positivisme avant Auguste Comte. Qu’ils me pardonnent si je trouve cette liberté là un peu étroite aux emmanchures. Et ce n’est pas pour me précipiter vers la fausse libération tant à la mode qui ne remonte guère au dessus de la ceinture.
Je suis plus acerbe à leur égard qu’à celui des païens ? Vrai. On est toujours plus exigeant et plus dur avec les siens. Et c’est surtout que ce rationalisme, s’il reste seul en lice, ne me paraît pas vraiment chrétien. L’essentiel des Evangiles est récit de miracles qu’on ne peut pas toujours désarmer en les supposant symboliques ou simple condescendance à la rudesse un peu niaise des pêcheurs de Galilée. Ne protestez pas, messieurs ! Je n’invente rien, tout cela je l’ai lu et plus d’une fois comme le jugement de Luce Pietri sur la biographie de saint Martin par Sulpice Sévère : en guise de miracles, il s’agirait de « phénomènes naturels mal compris ». Lesquels ? Silence radio. La phrase est citée dans l’introduction d’une édition fort catholique destinée à la lecture populaire. Cette façon de se croire plus malin que ses ancêtres et de les prendre pour d’ignorantes andouilles quand on obtient un poste universitaire m’a toujours hérissé le poil. Et lorsque cessent les récits de miracle, lorsque le Christ enseigne, c’est au travers de « paraboles ». Oh la jolie langue de bois ecclésiastique pour glisser en douceur sur ce mode oriental de transmission de l’expérience spirituelle que l’on appelle simplement conte dans les autres traditions ! Mais oui, des contes ! Il était une fois un roi qui mariait son fils… Il était une fois un homme sorti de bon matin pour les semailles…
Donc il est une mythopoièse chrétienne initiée par le Christ lui-même avec un humour subtil et ceux qui ne sont pas capables d’éclater de rire en voyant les invités se défiler et la salle des noces remplie de tous les boiteux, les scrofuleux, les bancroches et les bayeurs aux corneilles, c’est qu’ils n’écoutent plus, qu’ils ronronnent – ou qu’ils n’ont jamais vu de noces paysannes.
Quelque chose ne va pas cette année. Nous sommes à la fin juillet et le ciel n’est strié d’aucun vol d’hirondelle[2] alors qu’elles étaient présentes l’an dernier. Elles me manquent. Pourquoi ne sont-elles pas venues jusqu’ici nous parler de l’été ?
Il ne s’agit pas vraiment d’une parenthèse. Les hirondelles et leurs cris ont rythmé mon enfance, ma grand-mère m’apprenait qu’elles ne nichent pas n’importe où, qu’elles apportent le bonheur sur les maisons qu’elles élisent – à moins que ce ne soit l’inverse, qu’elles fuient les ambiances lourdes du malheur ou de la méchanceté – et qu’il ne faut jamais détruire les nids. Folklore, jugeront les pisse-vinaigre avec un froncement de nez. Sans doute. L’hirondelle des villes chrétiennes était donc messagère de bénédiction, prophétesse d’un éternel été.
Survivance ? C’est en hirondelle que se métamorphose Isis dans le mythe tardif raconté par Plutarque, lorsqu’elle se met en quête du corps démembré d’Osiris. Ses cris sont les gémissements de la déesse veuve. Deuil et fécondité mêlés. Hirondelle encore, bien que je présume qu’il s’agisse plutôt d’une hirondelle de mer, Fand, épouse infidèle de Manannan mac Lir, initiatrice amoureuse de Cuchulain. Rien dans ces mythes tragiques ou tristes, dans ces histoires de fécondité mais surtout de séparation ne prépare l’hirondelle à devenir messagère de joie, donatrice de bonheur. Cela ne prend sens qu’avec le christianisme, lorsque se confondent dans la sensibilité collective le retour du printemps et l’annonce de la résurrection, mêlés de plus à l’annonce de l’incarnation divine elle-même fêtée le 25 mars, juste à l’équinoxe dans l’antiquité.
Après quoi, l’on nous dira que le judéochristianisme, cette intéressante chimère universitaire, n’a pour la nature que le mépris utilitariste du propriétaire. Mais cet utilitarisme sans frein n’a pas pris naissance au bord du lac de Tibériade, il est le fruit d’une rationalité portée au pinacle et que ne modère consciemment aucune sacralité, le sous-produit de l’idéologie du progrès et de la révolution industrielle, du positivisme et de la « table rase ». On ne trouve pas « bienheureux les scientistes » parmi les Béatitudes !
Je suis d’une génération qui avait encore des grands parents paysans. Claude Claire Kappler écrit parfois qu’elle est née au moyen âge. Moi aussi. Mais le sien était sombre, peuplé d’entités hostiles qu’il fallait conjurer par des rituels précaires, un moyen âge tardif d’après la grande peste, tandis que le mien, plus ensoleillé, devait remonter aux mérovingiens. On y présentait l’enfant de la maison aux abeilles afin qu’elle ne soit pas piquée, on y maintenait une foultitude de traditions en marge de la messe du dimanche, les couronnes de meringue accrochées aux branches de buis des Rameaux, la vraie bûche de Noël dans le poêle à bois qui remplaçait la cheminée, le vœu qui accompagnait les premiers fruits de l’année, les œufs de Pâques dissimulés dans le jardin et semés par les cloches qui revenaient de Rome. Il y avait bien quelques entités plus inquiétantes comme la Mère Angueule qui guettait les enfants au fond du puits – et que je guettais, moi, en me penchant assez dangereusement sur la margelle quand on ne me voyait pas. Il m’a fallu quelques années de comparatisme pour comprendre que cette Angueule était Anguille et l’un des avatars de Mélusine.
Survivance ? Aucun doute cette fois. Dans la mythologie celtique d’Irlande, l’anguille est une manifestation de Bodb, d’ordinaire corneille, dame[3] de la guerre. C’est une queue d’anguille plutôt que de couleuvre ou de carpe qu’arborent les sirènes bifides sur les chapiteaux romans, les fées de l’espèce de Mélusine, dames des fontaines et des creux de torrent si ce n’est des vagues comme la Morganhez bretonne. La Mère Angueule vient en droite ligne des traditions celtiques. Mais elle n’a pas été christianisée, pas même dans le mythe de fondation des Lusignan puisque l’une des versions nous montre la dragonne s’envoler par la fenêtre lorsqu’on veut la forcer à assister à la messe. Résistance à la christianisation ? J’en doute. J’y verrais plutôt le sentiment plus ou moins conscient qu’il ne faut pas confondre les registres. Dans les contes de veillée, si les fées sont mauvaises, car il y a de fichues garces parmi elles, un saint les chasse ; si elles sont bonnes, Dieu les bénit et les prend pour messagères. Mais comme chez les anges de Dante, il y a celles « qui ne furent ni pour Dieu ni pour le diable mais pour elles-mêmes ».
(à suivre)
[1] Le bonhomme dans le coin, fantasme nocturne des plus classiques et bien étudié, qui passe normalement à l’adolescence. Pas chez tous, apparemment.
[2] Oui, je sais, si la queue est longue, ce sont des martinets…
[3] Les termes dieux et déesses étant trompeurs, je leur préfère la véritable traduction, puissances, et sa sexualisation en seigneur et dame.
2 comments:
Bonsoir Geneviève !
Je suis impatient de lire la suite de cette note. J'en profite pour vous féliciter de votre référencement sur le site du GRECE ; parmi les liens recommandés figure aussi le blog de notre ami Emmanuel Rousselet. Bravo à tous deux !
Très cordialement,
Pascal
Très cher Photon, n'ayez crainte, je reprendrai bientôt cette série de confrontations entre paganisme et christianisme. Mais je n'oublie pas non plus la science et ses marges. il est important de tenir en main les deux bouts de la ficelle si l'on veut se faire une corde à sauter intellectuelle !
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