Quand une
idéologie se délite ou qu’une civilisation bascule, il y a
toujours quelqu’un pour leur rester fidèle et, de ce tison mal
éteint, une flamme peut rejaillir plus tard, ailleurs, sous d’autres
formes. Parfois, je me sens la dernière des Mohicanes de la
révolution néolithique, de ce monde paysan fait de champs, de
troupeaux, de clans familiaux dans lesquels tout macère, la
tendresse et la frustration, la générosité et la méchanceté,
l’alcool de fruits, de grains ou de miel, l’honneur conforté du
regard des autres. En un siècle et demi, ce monde s’est peu à peu
effacé. Aujourd’hui, peu de jeunes des villes ont encore un
grand-père vivant à la campagne et les vieilles demeures familiales
sont devenues résidences secondaires des cadres de l’industrie ou
de la finance. La perception de l’espace a changé. Lors de la
sédentarisation, dès le néolithique précéramique, l’humanité
était passée de l’itinéraire de nomadisation qui suivait une
ligne sinueuse au travers des repères du paysage à la surface du
champ délimitée par des pierres de bornage, à la cité enclose en
ses murailles, à la nation dont le territoire s’étend entre des
frontières. Dans cet univers paysan, la spatialisation du pouvoir et
de l’identité collective va de soi. Il n’y a de géopolitique
actuellement que parce que les entités politiques, les cités, les
Etats quel que soit leur régime et finalement les ensembles
culturels s’inscrivent dans un espace continu. Une partie du
malaise et des diverses crises identitaires qui accompagnent la
mondialisation vient peut-être d’une remise en question dans les
faits, mais impensée, de cette spatialisation du pouvoir, de
l’identité et de la culture.
Dans la
sphère économique, le regroupement des entreprises et sociétés en
entités multinationales avec leurs propres hiérarchies, leurs
propres logiques, les met de fait hors du droit, lequel est toujours
attaché aux structures étatiques territorialisées, les place donc
hors de toute autre régulation externe que le marché. Un salarié
se trouve de facto confronté à une double appartenance, une
double exigence de loyauté qui peut aller jusqu’à une double
identité. La presse en témoignait sans même s’en apercevoir
lorsqu’elle disait « les Moulinex » au moment de la
cessation d’activité de la société. Les Moulinex, comme on
aurait pu écrire les Parisiens ou… les Français. Il faut tout de
même souligner le caractère éminemment schizophrénique d’une
identité multiple, fût-elle collective, et se demander aussi ce qui
peut se passer en cas de conflit entre les deux structures. Les
gesticulations médiatiques autour de certaines fusions de sociétés
mettent en lumière les contradictions des deux modèles, le modèle
spatial de l’Etat-nation et le modèle institutionnel non-local du
groupe de sociétés cotées.
Par
ailleurs, on observe un brassage de populations, un mouvement
migratoire mondial d’une ampleur rare dans l’histoire. Aucune
région du monde ne semble épargnée. Ce mouvement a dépassé le
stade où l’on pouvait encore le contrôler, l’enrayer ou
inverser les flux et nous sommes encore incapables de savoir s’il
va aboutir à de nouvelles sédentarisations, la dernière couche de
population arrivée fusionnant progressivement avec les précédentes,
ou s’il s’agit d’une nouvelle forme de nomadisme qui remet en
cause tout l’héritage de la sédentarité. Je me souviens d’avoir
posé dans les années 70 la question de savoir si les premières
filières d’immigration qui se mettaient en place, surtout de
l’Afrique vers l’Europe, ne préludaient pas à une nouvelle
vague de migration des peuples. Mais non, que vas-tu penser là ! me
répliquaient mes amis en chœur avec les « spécialistes ».
Aujourd’hui, alors que les faits obligent tout un chacun à ouvrir
les yeux sur la réalité des mouvements migratoires, cette question
me semble dépassée. Le véritable problème, c’est de savoir si
l’enracinement géographique, la sédentarisation, possède encore
un sens dans l’avenir. Mais que le brassage humain auquel nous
assistons soit temporaire ou débouche sur un nomadisme à long
terme, voire une errance, cela n’ira pas sans transformer
profondément les cultures – toutes les cultures, tous les peuples.
Tout suggère aujourd’hui que cette transformation n’ira pas sans
souffrance, sans massacres, sans pertes profondes.
Le
troisième phénomène qui vient contredire la géopolitique, c’est
Internet. Aux yeux d’un observateur superficiel, la Toile peut
apparaître comme chaotique, cacophonique même. Mais le chaos n’est
ici qu’apparence. Fondamentalement, le Web est un univers
structuré. Il l’est par la rigueur des logiciels et des protocoles
d’échange entre machines sans lesquels il serait tout simplement
impossible de se connecter mais il l’est aussi par les
regroupements spontanés qui s’opèrent et se manifestent au
travers des commentaires d’articles, des blogs, des listes de
correspondances ou des fora. Il tresse intimement absolutisme
(l’admin’ d’un forum ou d’un blog possède seul les codes,
roi dans son royaume), acratisme, néo-tribalisme maffesolien –
Goethe aurait parlé d’affinités électives – et pur économisme.
Il résonne de toutes les voix, des propagandes et des oracles, des
rumeurs et des canulars, des analyses fouillées et des
vulgarisations, abrite les contestataires et les chantres de la
pensée unique, le logos et le muthos. Mais tout s’y
passe dans un espace de Hilbert totalement délocalisé par rapport à
l’espace réel qu’il abolit. Un Coréen peut y discuter en temps
réel avec un Serbe, un Africain, un Canadien, on peut même ignorer
sur quel coin de la planète son correspondant a posé sa chaise et
son clavier. Il pourrait se trouver en mer, la liaison satellitaire
le permet, à la portée de toutes les bourses. Un des premiers
internautes a déjà lancé voici une bonne dizaine d’années une
Déclaration d’indépendance du Cyberespace qui souligne la
contradiction entre l’Etat (ses lois, sa police et son armée) lié
à un territoire précis et le Net qui échappe à toute limitation
de cet ordre :
Gouvernements
du monde industriel, géants fatigués de chair et d'acier, je viens
du cyberespace, la nouvelle demeure de l'esprit. Au nom de l'avenir,
je vous demande, à vous qui êtes du passé, de nous laisser en
paix. Vous n'êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n'avez aucun
droit de souveraineté sur le territoire où nous nous rassemblons.
Nous
n'avons pas de gouvernement élu et nous ne sommes pas près d'en
avoir un, aussi je m'adresse à vous avec la seule autorité que
donne la liberté elle-même lorsqu'elle s'exprime. Je déclare que
l'espace social global que nous construisons est indépendant, par
nature, de la tyrannie que vous cherchez à nous imposer. Vous n'avez
pas le droit moral de nous gouverner, pas plus que vous ne disposez
de moyens de contrainte que nous ayons de vraies raisons de craindre.
Les
gouvernements tirent leur pouvoir légitime du consentement des
gouvernés. Vous ne nous l'avez pas demandé et nous ne vous l'avons
pas donné. Vous n'avez pas été conviés. Vous ne nous connaissez
pas et vous ignorez tout de notre monde. Le cyberespace ne se situe
pas à l'intérieur de vos frontières. Ne croyez pas que vous
puissiez diriger sa construction, comme s'il s'agissait d'un de vos
grands travaux. Vous ne le pouvez pas. C'est un phénomène naturel
et il se développe grâce à nos actions collectives.
Vous
n'avez pas pris part à notre grand débat fédérateur, et vous
n'avez pas créé la richesse de nos marchés. Vous ne connaissez ni
notre culture, ni notre éthique, ni les codes non écrits qui font
déjà de notre société un monde plus ordonné que celui que vous
pourriez obtenir, quelques soient les règles que vous imposeriez.
Vous
prétendez qu'il existe chez nous des problèmes et qu'il est
nécessaire que vous les régliez. Vous utilisez ce prétexte comme
excuse pour envahir notre territoire. Beaucoup de ces problèmes
n'existent pas. Lorsque de véritables conflits se produiront,
lorsque des erreurs seront effectivement commises, nous les
identifierons et nous les traiterons avec nos propres moyens. Nous
sommes en train d'établir notre propre contrat social. Nous nous
gouvernerons en fonction des conditions de notre monde et non du
vôtre. Car notre monde est différent.
Le
cyberespace est constitué par des transactions, des relations, et
par la pensée elle-même, déployée comme une onde stationnaire
dans le réseau de nos communications. Notre monde est à la fois
partout et nulle part, mais il n'est pas là où vivent les corps.
Nous
sommes en train de créer un monde ouvert à tous, sans privilège ni
préjugé qui dépende de la race, du pouvoir économique, de la
puissance militaire ou du rang de naissance.
Nous
sommes en train de créer un monde où chacun, où qu'il soit, peut
exprimer ses convictions, aussi singulières qu'elles puissent être,
sans craindre d'être réduit au silence ou contraint de se conformer
à une norme.
Vos
notions juridiques de propriété, d'expression, d'identité, de
mouvement et de circonstance ne s'appliquent pas à nous. Elles sont
fondées sur la matière, et il n'y a pas de matière ici.
Nos
identités n'ont pas de corps, ainsi, contrairement à vous, nous ne
pouvons pas faire régner l'ordre par la contrainte physique. Nous
croyons que c'est à travers l'éthique, l'intérêt individuel
éclairé et le bien collectif, qu'émergera la conduite de notre
communauté. Nos identités sont probablement réparties à travers
un grand nombre de vos juridictions. La seule loi que toutes les
cultures qui nous constituent s'accordent généralement à
reconnaître est la règle d'or de l'éthique. Nous espérons que
nous serons capables d'élaborer nos solutions particulières sur
cette base. Mais nous ne pouvons pas accepter les solutions que vous
vous efforcez d'imposer.
Aux
États-Unis, vous venez aujourd'hui de créer une loi, la loi sur la
réforme des télécommunications, qui viole votre propre
Constitution et insulte les rêves de Jefferson, Washington, Mill,
Madison, Tocqueville et Brandeis. C'est à travers nous que ces rêves
doivent désormais renaître.
Vous
êtes terrifiés par vos propres enfants, car ils sont nés dans un
monde où vous serez à jamais immigrants. Parce que vous avez peur
d'eux, vous confiez à vos bureaucraties, la responsabilité
parentale, que vous êtes trop lâches pour exercer vous-mêmes. Dans
notre monde, tous les sentiments et toutes les expressions de
l'humanité, des plus vils aux plus angéliques, font partie d'un
ensemble inséparable, l'échange global informatique. Nous ne
pouvons pas séparer l'air qui suffoque de l'air qui permet de battre
des ailes pour voler.
En
Chine, en Allemagne, en France, en Russie, à Singapour, en Italie et
aux États-Unis, vous essayez de repousser le virus de la liberté en
érigeant des postes de garde aux frontières du cyberespace. Peut
être qu'ils pourront vous préserver de la contagion quelques temps,
mais ils n'auront aucune efficacité dans un monde qui sera bientôt
couvert de médias informatiques.
Vos
industries de l'information toujours plus obsolètes, voudraient se
perpétuer en proposant des lois, en Amérique et ailleurs, qui ont
la prétention de confisquer à leur profit jusqu'à la parole
elle-même à travers le monde. Ces lois cherchent à transformer les
idées en un produit industriel quelconque, sans plus de noblesse
qu'un morceau de fonte. Dans notre monde, tout ce que l'esprit humain
est capable de créer peut être reproduit et diffusé à l'infini
sans que cela ne coûte rien. La transmission globale de la pensée
n'a plus besoin de vos usines pour s'accomplir.
Ces
mesures toujours plus hostiles et colonialistes nous mettent dans une
situation identique à celle qu'ont connue autrefois les amoureux de
la liberté et de l'autodétermination, qui ont dû rejeter
l'autorité de pouvoirs distants et mal informés. Il nous faut
déclarer que nos identités virtuelles ne sont pas soumises à votre
souveraineté, quand bien même nous continuons à tolérer votre
domination sur nos corps. Nous allons nous répandre sur toute la
planète, afin que personne ne puisse arrêter nos idées.
Nous
allons créer une civilisation de l'esprit dans le cyberespace.
Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde que vos
gouvernements ont créer auparavant.
Davos
(Suisse), le 8 février 1996.
John
Perry Barlow, dissident cognitif
Il
fallait relire ce texte fondateur à bien des égards. Il pose tous
les problèmes y compris, et ce n’est pas le moindre des paradoxes
de cette transition vers l’inconnu, la survie des notions d’espace
et de territoire dans un univers qui transcende les frontières
géographiques, y compris le retour d’une forme de dualisme que
n’auraient pas renié Zoroastre ou Mani mais qui exige pour
permettre l’éclosion de la « civilisation de l’esprit »
le support on ne peut plus industriel et matériel de l’ordinateur
et du courant électrique.
Dix
années plus tôt, avant l’essor d’Internet, Aimé Michel voyait
dans l’ordinateur un pas évolutif majeur : « Depuis
trente-cinq ans nous avons entrepris d’extérioriser toutes les
fonctions encombrantes de la pensée : la logique, le calcul et la
mémoire. Nous sommes en train de rejeter dans le monde extérieur
cette toison cérébrale qui nous assura la domination du monde, mais
qui, le monde dominé, ne nous sert plus qu’à dissimuler à notre
regard intérieur l’essence de notre être, qui est esprit.
Inexorablement,
sans le besoin de notre assentiment, en des milliers de lieux divers,
des hommes travaillent à mettre dans la machine, ici la langue
homérique, là les syndromes du diabète, ailleurs les actes
notariés de la Basse-Saxe du XIVe siècle, ailleurs encore les
fonctions mathématiques les plus récentes et les plus complexes,
bref tout le savoir humain. […] Mais, inexorablement, le temps
vient, je le répète, où tout le savoir et tout le savoir-faire de
l’homme deviendront, par la nature particulière du monde minéral
qui fait la machine, un seul savoir, immortel, et en expansion
naturelle. » Pour lui, cette extériorisation des fonctions
mentales avait quelque chose d’eschatologique : « La
dénudation de la pensée, en train de se réaliser de notre vivant,
nous délivrera de toute pensée formalisable, de l’obsession du
mental que les ascèses anciennes n’ont jamais pu réaliser
qu’exceptionnellement.
Voilà où
nous allons, et cette prédiction, je peux la faire parce qu’elle
est négative. La machine va nous décharger de ce que les ascèses
appellent le ‘mental’, et je suis bien incapable de dire ce
qu’est un homme délivré du mental, eussé-je parfois entrevu
cette oasis au fond de notre désert saturé de discours: Pas
davantage, quand notre ancêtre commença de maîtriser l’usage du
vêtement, ne pouvait-il imaginer le nord du tropique que lui ouvrait
son invention. […] C’est un continent inexploré de nous-mêmes,
le plus haut, qui sortira de notre ombre comme la crête des
montagnes quand nous aurons dépouillé ce que le mystique auteur de
l’Imitation appelle le Vieil Homme. Je ne dis pas que l’ordinateur
est une voie spirituelle, non plus que la fourrure ! Mais qu’il
nous a fallu dépouiller notre toison animale pour conquérir la
terre et devenir Sapiens. Et que la machine est en train de nous
soulager de la pensée servile, pour le bien ou le mal, mais pour une
nouvelle montée vers l’esprit1. »
Ce que
prédisait Aimé Michel d’abandon à la machine d’une partie de
nos facultés intellectuelles se produit effectivement sous nos yeux.
Aucun jeune homme aujourd’hui ne serait capable de calcul mental
quelque peu poussé. Quant à la mémoire2…
Tous savent trouver en quelques clics l’information dont ils ont
besoin, souvent sur leur téléphone. Si je ne partage pas totalement
l’optimisme évolutionniste d’Aimé Michel, je le rejoins sur un
point de son analyse, l’importance de l’informatique et de ses
réseaux dans la phase de transition rapide que traverse l’humanité
depuis deux ou trois siècles, ce qui n’est rien à l’échelle
géologique.
Le champ
et le navire apparus presque ensemble vers -10'000, porteurs de
l’opposition terre/mer si classique en géopolitique, nous avaient
ouvert la seconde dimension, obligés à penser en termes de surface
plutôt que d’itinéraire ; la montgolfière nous a donné la
troisième, le volume et, par delà, l’espace – et nous avons
marché sur la Lune. Même si l’expansion de l’homme dans le
système solaire marque le pas, nous savons au fond de nous qu’il
sera nôtre, ce qui rend d’autant plus tangible la démesure des
distances interstellaires et d’autant plus aigu le désir de les
franchir au moins par l’observation. Internet nous introduit
concrètement dans le non-local et, même si c’est aujourd’hui de
manière balbutiante, dans ce qui transcende l’espace et le temps
qui cessent peut-être d’être les « formes a priori
de l’entendement » que postulait Kant.
Une
vision courte de cette transition justifierait le « nomadisme
intégral » cher à Jacques Attali, voire les rêves
d’immortalité par le cyborg ou le transfert total dans le monde
virtuel que caressent les transhumanistes. Les frontières
géographiques s’estomperaient, les échanges se multiplieraient
dans un monde globalisé qui s’enrichirait de ce brassage. On rêve
d’un monde en paix où chaque personne manifesterait ce qu’elle a
d’unique tandis que les marchandises seraient standardisées. Mais
chaque fois qu’on a tenté de réaliser ce rêve, on n’a atteint
que l’ennui et l’anomie née de la déculturation. Quant au
mélange de populations, il se traduit surtout par la juxtaposition
en mosaïque de communautés d’autant plus arc-boutées sur leurs
différences et leur identité qu’elles ne jouissent plus que de
l’espace restreint d’un quartier, d’une tour, d’une courée,
un espace insuffisant à faire s’épanouir une culture. La vie
n’est pas un jeu de Tangram dont on pourrait varier les figures de
façon mécanique.
Pourtant,
on ne remettra pas le poussin dans l’œuf. Pour le meilleur ou pour
le pire, nous sommes sortis du néolithique. Je ne crois pas à la
décroissance, même si l’on ne peut permettre aux économistes de
croire la planète Terre inépuisable, même s’il semble judicieux
de passer d’une croissance anarchique à une forme de jardinage des
ressources. Quelque chose nous pousse, une dynamique de l’univers
qui suit la même loi mathématique de complexification de
l’écosystème global depuis 15 milliards d’années, depuis
l’explosion d’une singularité d’où jaillirent à la fois
l’espace, le temps et la proto-matière. La courbe est identique,
qu’on regarde l’évolution du cosmos de ce point vers la
diversité des galaxies et des étoiles, l’évolution de la vie sur
la planète Terre et l’évolution des connaissances scientifiques
de l’humanité, une succession de courbes en S qu’on peut lisser
par une exponentielle très abrupte, proche d’une factorielle, ce
qui signifie que nous ne sommes pas maîtres du rythme de notre
savoir, que tout cela nous traverse et s’exprime à travers nous
plus que nous ne l’exprimons. Il y a de grandes chances, comme le
démontrait aussi Aimé Michel, que cette dynamique soit banale, que
la vie (ou une forme de vie) ait évolué selon la même loi cosmique
sur les milliards de planètes qui peuvent l’abriter, que
l’intelligence ait évolué selon la même loi partout où elle a
pu apparaître.
Cela ne
signifie pas que tous les coups soient gagnants. Le visionnaire qui
écrivit l’Apocalypse nous dit que le tiers des étoiles est sur la
queue du dragon, ce qui n’a pas de sens astronomique mais
correspond à la rythmique des catastrophes qu’il décrit dans tout
son poème : il y a toujours destruction d’un tiers des choses
et des êtres. C’est dans ce mystérieux choix spirituel que réside
la plus profonde liberté de l’homme et, en ce sens, l’histoire
n’est jamais écrite, ni à la surface des choses sans réelle
importance, ni dans ce nœud ultime qui gît au tréfonds de
l’inconscient collectif.
Nous ne
réaliserons pas l’étape à venir en niant les précédentes.
Lorsque le champ nous a donné la conscience de la surface, nous
n’avons pas aboli les routes ; au contraire, les itinéraires
se sont multipliés, lieux d’échange et de partages. La
montgolfière qui nous ouvrait les cieux, le scaphandre qui nous
ouvrait les profondeurs marines n’ont pas aboli les haies ni les
frontières. Internet et son ouverture sur le non-local n’abolit
pas le réel ancré dans l’espace-temps. A chaque fois, nous
gagnons un degré de liberté mais l’erreur serait de croire
l’acquis antérieur dépassé et ringard.
(à
suivre)
1
Aimé Michel, « Le sein ou l’œuf », Troisième
millénaire, ancienne série, no 2. Mai-Juin 1982.
2
Cela n’excuse pas la faillite de l’Education Nationale dans la
transmission des savoirs ni le postulat erroné selon lequel des
ignorants gavés de jeux seraient plus faciles à gouverner que des
peuples instruits. La « fabrique du crétin » ne
fabrique que de la crétinerie sans avenir. Il y eut dans nos
campagnes des bergers qui lisaient Homère dans le texte, des
paysans capables de composer des épopées et qui, leur vie
intérieure assurée par les livres de colportage, se trouvaient
heureux de soigner les bêtes et de labourer les champs, même pour
un maître.
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