« A force de regretter le passé, de détester le présent et de redouter le futur, nous nous sommes nous autres Français de vieille souche et d’antique tradition, nous nous sommes englués de délectation morose et inversée. Et cela nous pousse à voir dans tout ce qui paraît bon un mensonge, dans tout ce qui est mauvais la confirmation presque gratifiante de nos craintes et de nos objurgations, et finalement à détester tout ce qui fait notre quotidien. »
Serge de Beketch, cité par le père Jean Paul Argouarc’h lors de son homélie aux obsèques de l’auteur.
Une nuit tombe – mais est-ce vraiment la nuit ? Pourquoi l’amour du passé devrait-il nous faire redouter le futur ? Et détester le présent ?
Ce que j’ai détesté, pour ma part, et qui me blesse encore, ce n’est pas tant le présent que l’orientation prise par notre société à coup d’idéologies mille fois rapetassées, de nervosité fébrile, de grisaille, de laideur, de modes superficielles, d’anonymat urbain. Ce que j’ai détesté, c’est voir de ma fenêtre grenobloise un homme qu’on faisait monter dans une voiture sous la menace d’une arme, un homme qui criait au secours alors que je n’avais aucun moyen de le secourir, pas même un téléphone. Ce que j’ai détesté, c’est ce marécage des routines où se perdent les ardeurs et les idéaux, c’est d’avoir à goûter des sentiments tels que le mépris ou la colère impuissante.
D’autres que moi, sentinelles isolées aux remparts de la cité, ont pressenti la tombée de la nuit. Je songe à Louis Pauwels qui mettait en exergue la phrase du poète : « Que puis-je dire, que puis-je écrire avant que la nuit ne tombe ? » Je songe à mes amis guénoniens prophètes du Kali Yuga, à Serge de Beketch lui-même. Mais toujours leur regard la traversait et de toute leur ferveur, ils ont espéré l’aube. « Comme un veilleur attend l’aurore… »
Nous avons déjà vécu tout cela, comme le faisait remarquer Aimé Michel dans ses articles de Planète. Notre terroir a déjà vu déferler par vagues successives des peuples en migration dont les mœurs plus rudes bousculaient l’esthétisme, la science et la liberté de comportement des Romains hellénisés. L’empire d’occident s’est effondré au profit d’une poignée de royaumes régis par un droit communautaire et coutumier[1], l’école a régressé, la langue parlée s’est éparpillée en dialectes. D’Augustin d’Hippone à Boèce, on ne compte plus les cris de regrets et d’angoisses devant la fin d’un monde. Un siècle plus tard lève la plus féconde moisson de sainteté que virent jamais les Gaules. Puis reviendront les arts, les sciences, les lettres : en cinq siècles, tout est rebâti, tout est renouvelé dans un tel état de grâce que ce « moyen âge classique » malgré toutes ses contradictions et ses déchirures prend une dimension mythique et ne cesse de vivifier notre civilisation.
Je ne verrai pas l’aube suivante, mais je l’espère de toute mon âme. Si je ne me berce pas d’illusion sur la nuit qui tombe et qui sans doute emportera la civilisation européenne, occidentale, du moins pour un temps, le temps de la vanner sur l’aire et de séparer le grain de la paille, je crois qu’il y aura un regain et que tout cet effort de beauté, de connaissance, de liberté, des cathédrales aux chorals de Bach, des tableaux de Poussin ou de Vermeer à L’oiseau de feu de Stravinsky, ne s’abîmera pas à jamais et ne sera pas vain. Je crois que les portes de l’enfer ne prévaudront pas sur l’Eglise du Christ. Je crois aussi qu’on ne pourra pas stériliser à jamais la pensée humaine.
Comme au jour de mes 20 ans, je crois encore en l’amour soleil…
(à suivre)
Ce que j’ai détesté, pour ma part, et qui me blesse encore, ce n’est pas tant le présent que l’orientation prise par notre société à coup d’idéologies mille fois rapetassées, de nervosité fébrile, de grisaille, de laideur, de modes superficielles, d’anonymat urbain. Ce que j’ai détesté, c’est voir de ma fenêtre grenobloise un homme qu’on faisait monter dans une voiture sous la menace d’une arme, un homme qui criait au secours alors que je n’avais aucun moyen de le secourir, pas même un téléphone. Ce que j’ai détesté, c’est ce marécage des routines où se perdent les ardeurs et les idéaux, c’est d’avoir à goûter des sentiments tels que le mépris ou la colère impuissante.
D’autres que moi, sentinelles isolées aux remparts de la cité, ont pressenti la tombée de la nuit. Je songe à Louis Pauwels qui mettait en exergue la phrase du poète : « Que puis-je dire, que puis-je écrire avant que la nuit ne tombe ? » Je songe à mes amis guénoniens prophètes du Kali Yuga, à Serge de Beketch lui-même. Mais toujours leur regard la traversait et de toute leur ferveur, ils ont espéré l’aube. « Comme un veilleur attend l’aurore… »
Nous avons déjà vécu tout cela, comme le faisait remarquer Aimé Michel dans ses articles de Planète. Notre terroir a déjà vu déferler par vagues successives des peuples en migration dont les mœurs plus rudes bousculaient l’esthétisme, la science et la liberté de comportement des Romains hellénisés. L’empire d’occident s’est effondré au profit d’une poignée de royaumes régis par un droit communautaire et coutumier[1], l’école a régressé, la langue parlée s’est éparpillée en dialectes. D’Augustin d’Hippone à Boèce, on ne compte plus les cris de regrets et d’angoisses devant la fin d’un monde. Un siècle plus tard lève la plus féconde moisson de sainteté que virent jamais les Gaules. Puis reviendront les arts, les sciences, les lettres : en cinq siècles, tout est rebâti, tout est renouvelé dans un tel état de grâce que ce « moyen âge classique » malgré toutes ses contradictions et ses déchirures prend une dimension mythique et ne cesse de vivifier notre civilisation.
Je ne verrai pas l’aube suivante, mais je l’espère de toute mon âme. Si je ne me berce pas d’illusion sur la nuit qui tombe et qui sans doute emportera la civilisation européenne, occidentale, du moins pour un temps, le temps de la vanner sur l’aire et de séparer le grain de la paille, je crois qu’il y aura un regain et que tout cet effort de beauté, de connaissance, de liberté, des cathédrales aux chorals de Bach, des tableaux de Poussin ou de Vermeer à L’oiseau de feu de Stravinsky, ne s’abîmera pas à jamais et ne sera pas vain. Je crois que les portes de l’enfer ne prévaudront pas sur l’Eglise du Christ. Je crois aussi qu’on ne pourra pas stériliser à jamais la pensée humaine.
Comme au jour de mes 20 ans, je crois encore en l’amour soleil…
(à suivre)
[1] Au prévenu qu’on amenait devant lui, la première question que posait un juge mérovingien, c’était : « quelle est ta loi ? » Es-tu Romain de droit écrit, Franc ou Goth soumis à la compensation coutumière du wergeld, Juif devant obéir aux préceptes de la Torah, Grec, Phénicien, Perse ?
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