Est-il un feu dans les déserts,
Est-il un feu qui nous délivre ?
Il y a quelque chose dans l’air
Qui nous désamorce de vivre !
Jean Vasca
Mircea Eliade fait remonter les débuts du désenchantement du monde aux Grecs et sans doute n’a-t-il pas tort[1]. On sait que Platon interdit sa république idéale aux poètes, c'est-à-dire à ceux qui maintiennent et enrichissent le récit mythique. Il est remarquable que ce fondateur de l’idéalisme philosophique pour qui les modèles éternels l’emportent sur le concret refuse l’imaginal mais accepte marchands et artisans dans son utopie[2]. Le commerce est même peut-être la seule activité qu’il ne règlemente pas par anticipation. Par un paradoxe assez juteux, le premier théoricien du goulag (Les Lois) et de la société totalitaire[3] serait-il aussi l’ancêtre du libéralisme économique ? Mais ce paradoxe ne devrait pas nous étonner car c’est celui de notre société post-moderne où les gardiens (autoproclamés) de la pensée unique et du politiquement correct sont aussi les défenseurs de la mondialisation. C’est encore Platon qui donne au terme mythos le sens de récit mensonger et l’oppose au logos ou discours de raison[4], précurseur ainsi d’un Fontenelle ou d’un Diderot, si ce n’est du positivisme. C’est le premier désenchanteur.
Nous devons toutefois faire la peau d’une autre idée reçue. Quand il s’oppose à la mythopoièse, Platon n’annonce en rien la démarche scientifique. Sa maïeutique (rappelons que le terme signifie accouchement) n’est pas une véritable interrogation de l’univers mais un art de convaincre et d’amener l’autre à l’acquiescement, en d’autres termes un art de propagande.
Ramenons le filet. Il contient trois gros poissons dont il serait intéressant de savoir si leur rencontre dans l’œuvre de Platon est fortuite ou si elle résulte de leur nature même :
- l’accent mis sur le commerce et l’activité économique en général
- le primat du logos sur le mythos
- le primat des modèles rationnels a priori sur le réel
A ces trois points s’ajoute le rôle du discours fait pour convaincre et arracher l’acquiescement donc un art du consensus[5].
Le commerce n’a certes pas attendu Platon. On trouve trace d’échanges dès le paléolithique. Ce qui m’intéresse ici n’est pas l’activité économique en elle-même mais l’intérêt que lui porte un philosophe qui, par ailleurs, prétend soumettre le réel à des modèles idéaux dont il ne serait qu’un reflet dégradé[6] et régir la société grâce à des gardiens de la pensée et des mœurs formés à l’art de convaincre comme à celui de contraindre et institués en un véritable ordre initiatique qui serait en même temps une milice.
L’influence du platonisme, encore sensible aujourd’hui comme source d’inspiration idéologique, s’est fait sentir sur toute la philosophie ultérieure. Ce n’est pas un hasard si nous possédons toute son œuvre et seulement des bribes des autres penseurs grecs de la même époque. Nous avons même, en dehors des spécialistes, du mal à comprendre le néoplatonisme des premiers siècles de notre ère comme un retour à une doctrine largement oubliée pendant quelques siècles.
En dehors même de la pensée juive ou chrétienne, ces trois premiers siècles dominés par deux écoles philosophiques et par les cultes « à mystère » c'est-à-dire initiatiques, sont des temps désenchantés. E. R. Dodds parle d’un âge d’angoisse[7]. Ce qui frappe qui se penche sur les écrits de cette époque, c’est leur tonalité très moderne. La petitesse de la Terre par rapport au cosmos, déjà clairement exprimée par les savants hellénistiques, entraîne chez Sénèque, Celse ou l’empereur Marc Aurèle le sentiment du néant de l’être humain. Mais c’est déjà dans Les Lois : « Hommes et femmes ne sont que des marionnettes et ne possèdent en eux-mêmes qu’une petite part de réalité », écrit Platon[8]. Un siècle plus tard, Bion de Borysthènes[9] fait déjà du hasard le régulateur de l’univers. De nombreux auteurs soulignent le caractère onirique ou théâtral de l’existence humaine, l’irréalité du monde sensible et donc élaborent la première philosophie de l’absurde.
Quand E. R. Dodds s’interroge sur le débat entre païens et chrétiens (pp.119-154), il ne cite du côté païen que des philosophes et de Celse dont la pensée relève d’abord de la philosophie politique. « Ce qui étonnait tous les premiers observateurs païens, Lucien et Galien, Celse et Marc Aurèle, était la confiance totale que les chrétiens faisaient à des propositions non démontrées, leur disponibilité à mourir pour l’indémontrable. Pour un observateur relativement bienveillant comme Galien, les chrétiens possèdent trois des quatre vertus cardinales : ils montrent du courage, de la maîtrise de soi et de la justice, mais ce dont ils manquent, c’est de la phronèsis, l’insight intellectuel, la base rationnelle des trois autres. » (pp.137-8) En d’autres termes, le « paganisme » qui s’oppose frontalement au christianisme n’est pas le culte polyphonique de l’antiquité profonde mais un rationalisme théiste, version gréco-latine du vedanta hindou. Ajoutons que la phronèsis relève de la raison pratique et non de la raison pure. Aristote la définit comme la faculté de choisir le « juste milieu » dans des circonstances changeantes et en partie imprévisibles. On croirait lire un éloge contemporain de la pensée ou de la religion modérée. Bailly traduit par intelligence raisonnable : c’est le bon sens opposé à la folie, la prudence opposée à l’hubris.
En d’autres termes, le « paganisme » qui s’oppose au christianisme en ces premiers siècles de notre ère et de l’empire romain[10] s’accommode fort bien d’un monde désenchanté. Dodds remarque d’ailleurs (p.133) qu’ « on a pu dire avec de bonnes raisons que Celse était un monothéiste plus conséquent qu’Origène. »
(à suivre)
[1] Mircea Eliade, Aspects du mythe, NRF, Paris, 1963, réed. 1971, pp.181 et sq.
[2] Il faudrait citer entièrement la République et les Lois.
[3] Y compris au sens d’Hannah Arendt puisqu’il légifère sur la vie quotidienne la plus « privée », sexualité, nourriture, éducation des enfants, etc.
[4] Voir Fonctions du mythe, dans les archives de ce blog.
[5] On n’aura pas de mal à retrouver tous ces éléments dans les écrits des grands théoriciens libéraux, de Bastiat à Mises, d’Haynes à Georges Lane ou François Guillaumat. Toutefois, ils introduisent et rendent central un élément qui n’existe pas chez Platon, à savoir le contrat. Ce faisant, sans doute ne sont-ils pas conscients de renouer avec un thème essentiel de la tradition indoeuropéenne, représenté dans la mythologie indienne par la figure de Mitra garant des serments, second visage de la souveraineté comme l’a montré Georges Dumézil. Nous y reviendrons.
[6] Thème de la caverne, thème du démiurge.
[7] E. R. Dodds, Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse, trad. H. D. Saffrey, La Pensée sauvage, Claix, 1979.
[8] Lois 804B, 644D-E
[9] Philosophe cynique à l’humour ravageur, 335-245, dont il nous reste quelques fragments, en particuliers chez Stobée (5e siècle de notre ère).
[10] Rappelons que le Christ est contemporain d’Auguste et de Tibère.
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