L’autre point sociétal reproché par les néo-païens concerne la proclamation d’universalité du christianisme, ressenti par eux comme une négation de la diversité des cultures et des civilisations. C’est la même analyse que fait Huntington lorsqu’il prédit le choc des civilisations en les définissant par la religion localement dominante. Pourtant, la plus claire expression de la trifonctionnalité indoeuropéenne nous vient du moyen âge chrétien et l’apôtre Paul recommandait déjà de « se faire Grec avec les Grecs et Juif avec les Juifs », reconnaissant explicitement la spécificité de chaque peuple. La mission confiée à ses disciples par le Christ lors de son Ascension, si elle donne à la Bonne Nouvelle une portée universelle, va aussi dans le sens d’une reconnaissance de l’identité des Nations[1].
La seconde critique que font les néo-païens à ce qu’ils nomment le judéochristianisme concerne la structure du temps et la qualification de l’espace. J’ai déjà largement traité de la question du temps[2] et je n’y reviendrai pas. Il me semble plus important d’interroger ce que Marcel Gauchet après Max Weber et conjointement Alain de Benoist regrettent comme « désenchantement du monde » avec un argument d’ordre plus philosophique qu’historique : si l’on admet un Dieu transcendant et créateur de l’univers, alors la création n’a forcément plus rien de sacral.
Admettons, encore que l’argument soit un peu court. Mais encore faut-il démontrer que le Dieu des théologiens est pure transcendance. C’est peut-être vrai dans l’islam si l’on excepte le soufisme. Quand on parle du judaïsme et du christianisme, les choses sont moins simplistes que cela. Toute la Bible est traversée de théophanies qui, au moins temporairement, inscrivent la présence divine au cœur même de la création : c’est Béthel dont le nom signifie « maison de Dieu », où Jacob rêve de l’échelle parcourue par les Anges et, lorsqu’il veut élever une stèle, s’entend dire de prendre une pierre non taillée car le ciseau la profanerait ; c’est le Buisson ardent devant lequel Moïse doit retirer ses sandales « car la terre sur laquelle tu te tiens est une terre sainte » ; c’est la grande théophanie du mont Sinaï ; c’est aussi la grotte depuis laquelle Elie voit passer le Seigneur comme un souffle doux et léger suivant le séisme et l’orage.
Le terme « Dieu » est ambigu et sans doute faut-il remercier Alain de Benoist de l’avoir souligné[3]. Sans remonter au *deyw-o indoeuropéen qui signifie le ciel diurne, en nous bornant au θεός grec, remarquons que ce terme change de sens lorsque les « Septante » et leurs continuateurs l’utilisent pour traduire les termes bibliques Ælohim, IHVH ou Adonaï[4]. Ce terme θεός est d’ailleurs tardif, peu employé en grec archaïque. Homère et surtout Hésiode ne parlent que de puissances naturelles, les Titanides, et culturelles, les Olympiens[5]. Puissances encore, les neter du panthéon égyptien, les regin scandinaves. Comme dit joliment Michel Boccara, les « dieux » sont tous des esprits de la brousse, des agrégats psychiques ou des puissances de la nature. Cet aspect demeure dans le christianisme orthodoxe où certains de ces esprits de la nature figurent dans les icônes, en particulier des fleuves sous la forme d’un vieil homme[6] et n’a disparu d’occident qu’avec la réforme grégorienne et le triomphe de l’augustinisme. On sait combien Augustin, marqué par le manichéisme n’a pu se défaire d’un pessimisme radical envers l’homme et la nature. Homère emploie θεός pour désigner la divinité en général, la volonté ou l’influence active des puissances. L’ennui, c’est que les dictionnaires ont tellement accepté l’équation θεός = dieu, qu’elle en devient difficilement dépassable. Je proposerais pour ma part, de privilégier une traduction par « puissances » et de réserver le terme « Dieu » à la fois au deus otiosus que décèle Mircea Eliade en arrière-fond de toutes les mythologies et au Dieu explicite, impersonnel ou personnel, des philosophes et des religions dites monothéistes. Cela éviterait le plus gros des confusions.
Si l’on applique cette règle, le « Dieu » trinitaire chrétien devient parfaitement inclassable. Transcendant ? Sans doute, au point que le cœur de toute théologie chrétienne est l’apophatisme : de la nature de Dieu, nul ne peut rien dire positivement. Mais en même temps immanent, présent en toutes les fibres de la création. Unique ? On ne peut plus unique mais en même temps tripersonnel, Père, Fils et Saint-Esprit. Irréductible au Dieu des philosophes, au Sphairos de Parménide, à l’Un de Plotin, au Souverain Bien de Platon : Augustin s’est pris les pieds dans une suite d’apories et de régressions à l’infini pour avoir voulu les identifier[7] et l’Eglise romaine n’y a gagné que de devenir totalitaire. Toute la théologie patristique se fonde sur des antinomies assumées comme celles-ci. Prenons le couple transcendance/immanence. La transcendance personnalise mais, pensée seule, ne peut aboutir qu’à l’écrasement de l’homme par Dieu : si cet écrasement devient volontairement assumé, c’est l’islam ; sinon, le cri de révolte offre la seule chance à l’homme de retrouver quelque dignité, comme l’a vu Nietzsche. L’immanence seule, expression du monisme philosophique, ne peut permettre l’émergence de la relation personnelle et de l’amour vrai puisqu’il n’y a plus de face à face. Pensées ensemble, même et surtout en se souvenant qu’elles n’épuisent pas la réalité divine, la kénose divine permet la relation d’amour entre le créateur et la créature, dans une dynamique éternelle et libre où l’amour devient interpénétration non fusionnelle[8], dynamique rendue tragique par la chute, par le refus de l’homme lorsqu’il se veut seul à définir ses propres valeurs[9].
Dans la sainteté au sens chrétien du terme, c'est-à-dire l’acceptation de l’inhabitation divine au cœur de l’humanité, la revivification de l’immanence sur le mode de la périchorèse transfiguratrice, le monde n’est jamais désenchanté. Mais la relation de l’homme à la nature et à ses puissances s’inverse. Il ne s’agit plus comme dans les traditions archaïques de rites propitiatoires pour s’assurer les bonnes grâces d’entités pour le moins étrangères à l’homme si ce n’est hostiles, ni de nourrir la cohésion de la cité au travers de la personnification de son égrégore[10] mais que l’homme accomplisse vis-à-vis de la nature sa fonction sacerdotale et la bénisse.
Dans cette perspective, tout se retrouve et d’abord le temps cyclique au travers de la liturgie et de son inscription cosmique, avec Pâques, fête lunisolaire liée à l’équinoxe de printemps, et Noël au solstice d’hiver. Les anciennes techniques de sacralisation de l’espace sont mises en œuvre : orientation des églises sur les levers et couchers de soleil lors de la fête du saint auquel elles sont dédiées[11], d’où des effets lumineux voulus et signifiants comme à Chartres au solstice d’été, fontaines et sources rattachées à un saint patron, etc. Les vies de saints du haut moyen âge fourmillent de théophanies désignant au héros le lieu de son futur monastère, de liens d’amitié tissés avec les bêtes, de paraboles vivantes porteuses d’un enseignement spirituel.
Toutefois quelque chose a bel et bien changé par rapport aux sacralisations anciennes. L’eschatologie oriente effectivement le temps. Dans la perception des cycles on passe de la roue sans fin à ce que l’on pourrait appeler un spiroïde. Mais il faut rappeler qu’entre les « paganismes » primitifs et le christianisme se place l’âge des philosophes, c'est-à-dire en Inde, des Upanishad, en Perse, de la réforme zoroastrienne et, en Grèce, des présocratiques suivis de Platon. Dans tous les cas, le but du philosophe est de s’évader de la roue des apparences et des recommencements pour passer à une autre réalité, en général dégagée de la matérialité du monde. La rupture des philosophes avec le temps cyclique vécu comme une malédiction est plus importante que celle du christianisme qui ouvre la roue et lui donne sens dans l’eschatologie mais l’assume comme fondamentalement bonne.
Au bout de ce tour d’horizon, l’opposition païens/chrétiens qu’on nous trompette si puissamment s’estompe singulièrement ou du moins se déplace. Il reste à interroger la diabolisation des puissances naturelles en remarquant que celle-ci ne concerne pas l’orthodoxie mais uniquement le christianisme occidental, Rome en partie et surtout les diverses écoles protestantes. Notons d’abord qu’il ne s’agit pas d’un désenchantement du monde mais de la crainte d’un enchantement qui mènerait à la perte de l’homme. D’où le recours, dans le meilleur des cas à la bénédiction. Nous avons déjà montré que les rites archaïques étaient surtout des rites de propitiations et que les entités, les puissances de la nature n’étaient pas toujours les amies de l’homme, loin s’en faut. Il suffit de relire l’Odyssée pour s’en convaincre. Dans la bénédiction, il ne s’agit pas de chasser ces puissances mais de les ouvrir à la relation d’amour kénotique, l’homme dans sa fonction sacerdotale devient donateur, intermédiaire de la donation divine. Dans la Genèse, la terre n’est pas donnée à l’homme pour qu’il l’exploite mais pour qu’il la régule, pour la cultiver et la garder, pour un amour kénotique qui l’élève. Et la terre crie en recevant le sang d’Abel. Si la terre crie, c’est bien qu’elle a esprit et voix.
Comment alors en est-on arrivé à la diabolisation puis au désenchantement du monde tel que décrit par Gauchet et Benoist ?
(à suivre)
[1] J’ai traité de cette question en détail dans mon article sur le baptême des nations, dans les archives de ce blog.
[2] Voir Impertinentes contributions à la question de la tradition primordiale dans les premières archives de ce blog.
[3] Alain de Benoist, Jésus et ses frères, et autres écrits sur le christianisme, le paganisme et la religion, Paris 2006, pp.103-114.
[4] ALHIM est d’ailleurs un terme très curieux formé de AL ou ALH qui signifie lui (que l’arabe décline en Allah) et de HIM, eux. Pluriel de majesté, nous dit-on. Ah bon ? Pourquoi ne le trouve-t-on pas pour les rois ou pour l’imprononçable IHVH, fait de souffles et qui décrit le jaillissement de l’être, du « je suis », à tous les temps et modes ?
[5] C’est évident chez Hésiode qui détaille les filiations et suggère une histoire on ne peut plus linéaire, une évolution. Les Titans et leur immédiate progéniture gouvernent les éléments et les événements naturels, depuis le substrat de l’espace, la radiance lumineuse, la nuit, le ciel, la mer, tandis que les Olympiens issus de Zeus seront les protecteurs du commerce, des marins, des artisans, des arts, de la famille ou de la guerre.
[6] Et honni soit qui y verrait un diable !
[7] Je renverrai sur ce point à l’article décisif de Thomas Ross Valentine
[8] C’est tout le dernier discours du Christ aux chapitres 16 et 17 de l’Evangile de Jean.
[9] Je ne reprendrai pas pour la énième fois l’exégèse des premiers chapitres de la Genèse, c’est quelque part dans les archives du blog.
[10] On me reprochera sans doute encore l’emploi de ce terme, historiquement lié à la magie pratiquée dans certains hauts grades maçonniques. Je veux bien l’abandonner mais alors que la psychologie sociale en crée un équivalent qui ne soit pas une périphrase de trois kilomètres pour désigner l’inconscient collectif structuré d’un groupe précis. Et pas si inconscient que ça…
[11] Cela s’oublie après la grande peste et surtout après les guerres de religion en occident.
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