L’homme peut tout supporter, à condition de pouvoir donner du sens
à ses épreuves. Que ce sens puisse se révéler illusoire est une
autre question mais l’absurdité engendre la révolte. L’une des
erreurs de nos dirigeants est de croire qu’on gouvernera plus
aisément des gens déculturés et réduits à la seule fonction de
consommateurs, en pilotant leurs envies par la publicité ou par des
formes plus insidieuses de contrôle mental1.
Or cela ne fonctionne pas comme on le prévoyait depuis
l’environnement douillet des instituts de recherche très
spécialisés, qu’ils dépendent des agences de renseignement ou
des multinationales. Fabriquer des crétins est moins facile qu’on
ne pense. On peut certes abîmer une génération en la laissant dans
l’ignorance, en ne lui fournissant pas les outils d’une pensée
structurée ni les mots pour exprimer son ressenti, on peut
déculturer des enfants de migrants et, par la même occasion, les
enfants des couches pauvres du peuple de souche, mais les sauvageons
qui en résultent ne deviennent pas de passifs imbéciles, de dociles
consommateurs pour autant. Ils savent au tréfonds d’eux-mêmes
qu’on leur charcute l’âme et ce qui les habite n’est pas
l’envie, la passion de posséder mais la colère de ne pas être et
de ne pouvoir le dire. Ou si la passion d’avoir, la seule qu’on
encourage en eux, trouve son chemin, c’est sous forme d’exigence,
d’arrogance dans le sentiment d’y avoir droit, de violence pour
arracher les choses là où elles se trouvent. Au lieu d’un crétin
docile et lobotomisé, on obtient un con sommateur, qui vous somme de
lui donner sans contrepartie tout et le surplus. Bien joué,
messieurs les manipulateurs !
Chez les loups ou dans un poulailler, les hiérarchies s’établissent
vite, encore que les sociétés animales soient plus complexes qu’on
ne l’avait cru dans les premiers temps de l’observation. Chez
l’homme, des hiérarchies spontanées s’établissent dans les
groupes restreints mais se voient concurrencées par celles
qu’encadre le droit et tout un jeu subtil qui forme une bonne
partie de la politique consiste à composer entre les qualités
propres des dirigeants et leur statut légal. Durant des siècles, la
vertu consistait à connaître ou trouver sa place dans une structure
complexe de pouvoirs et de contre-pouvoirs où le principe de
subsidiarité jouait pleinement. Cela n’empêchait pas chacun de se
cultiver, d’épanouir son intelligence, ses dons artistiques ou ses
qualités de cœur, bien au contraire. Faut-il rappeler qu’encore
avant la seconde guerre mondiale des bergers, dans les Alpes de Haute
Provence, gardaient leurs troupeaux en lisant Homère dans le texte –
en grec ?
Notre société est plus simple, voire simpliste, que le monde paysan
d’ancien régime, très hiérarchisée dans l’entreprise avec
plus d’échelons que n’en a jamais connu la féodalité, anomique
à la ville, de plus en plus séparée en deux castes –
l’oligarchie et le peuple – sans contact l’une avec l’autre.
Or qui s’ignore se fantasme et se redoute. Y compris qui s’ignore
soi-même.
1
Comme le montre bien le Dr Dickès dans L’ultime
transgression : refaçonner l’homme, éditions de Chiré,
2e éd., 2013. Qu’on soit d’accord ou non avec sa
vision du monde, les faits qu’il dévoile donnent à réfléchir.
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