Saturday, February 01, 2014

Un con sommateur



L’homme peut tout supporter, à condition de pouvoir donner du sens à ses épreuves. Que ce sens puisse se révéler illusoire est une autre question mais l’absurdité engendre la révolte. L’une des erreurs de nos dirigeants est de croire qu’on gouvernera plus aisément des gens déculturés et réduits à la seule fonction de consommateurs, en pilotant leurs envies par la publicité ou par des formes plus insidieuses de contrôle mental1. Or cela ne fonctionne pas comme on le prévoyait depuis l’environnement douillet des instituts de recherche très spécialisés, qu’ils dépendent des agences de renseignement ou des multinationales. Fabriquer des crétins est moins facile qu’on ne pense. On peut certes abîmer une génération en la laissant dans l’ignorance, en ne lui fournissant pas les outils d’une pensée structurée ni les mots pour exprimer son ressenti, on peut déculturer des enfants de migrants et, par la même occasion, les enfants des couches pauvres du peuple de souche, mais les sauvageons qui en résultent ne deviennent pas de passifs imbéciles, de dociles consommateurs pour autant. Ils savent au tréfonds d’eux-mêmes qu’on leur charcute l’âme et ce qui les habite n’est pas l’envie, la passion de posséder mais la colère de ne pas être et de ne pouvoir le dire. Ou si la passion d’avoir, la seule qu’on encourage en eux, trouve son chemin, c’est sous forme d’exigence, d’arrogance dans le sentiment d’y avoir droit, de violence pour arracher les choses là où elles se trouvent. Au lieu d’un crétin docile et lobotomisé, on obtient un con sommateur, qui vous somme de lui donner sans contrepartie tout et le surplus. Bien joué, messieurs les manipulateurs !

Chez les loups ou dans un poulailler, les hiérarchies s’établissent vite, encore que les sociétés animales soient plus complexes qu’on ne l’avait cru dans les premiers temps de l’observation. Chez l’homme, des hiérarchies spontanées s’établissent dans les groupes restreints mais se voient concurrencées par celles qu’encadre le droit et tout un jeu subtil qui forme une bonne partie de la politique consiste à composer entre les qualités propres des dirigeants et leur statut légal. Durant des siècles, la vertu consistait à connaître ou trouver sa place dans une structure complexe de pouvoirs et de contre-pouvoirs où le principe de subsidiarité jouait pleinement. Cela n’empêchait pas chacun de se cultiver, d’épanouir son intelligence, ses dons artistiques ou ses qualités de cœur, bien au contraire. Faut-il rappeler qu’encore avant la seconde guerre mondiale des bergers, dans les Alpes de Haute Provence, gardaient leurs troupeaux en lisant Homère dans le texte – en grec ?

Notre société est plus simple, voire simpliste, que le monde paysan d’ancien régime, très hiérarchisée dans l’entreprise avec plus d’échelons que n’en a jamais connu la féodalité, anomique à la ville, de plus en plus séparée en deux castes – l’oligarchie et le peuple – sans contact l’une avec l’autre. Or qui s’ignore se fantasme et se redoute. Y compris qui s’ignore soi-même.

1 Comme le montre bien le Dr Dickès dans L’ultime transgression : refaçonner l’homme, éditions de Chiré, 2e éd., 2013. Qu’on soit d’accord ou non avec sa vision du monde, les faits qu’il dévoile donnent à réfléchir.

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