Saturday, September 27, 2014

Réflexions autour du meurtre d’Hervé Gourdel





Dans toute la presse, sur les réseaux sociaux, dans les communiqués des partis, les mêmes mots reviennent : « odieux, abject, barbare… » Pourquoi la décapitation nous horrifie-t-elle plus qu’une balle dans la nuque, que la pendaison ou qu’un coup de couteau en plein cœur ? Pourquoi nous semble-t-elle antinomique de la civilisation ? Quel cauchemar de l’inconscient collectif est-il ainsi ramené en pleine lumière ? D’aucuns trouveront déplacé de mener cette réflexion à chaud, au cœur de l’événement. Pourtant, je crois important d’aller au fond des choses, ne serait-ce que pour répondre à ceux qui la justifient en nous renvoyant ironiquement à notre passé et surtout pour que l’émotion ne soit pas notre seul moteur s’il faut un jour en venir à la résistance sur notre sol, pour ne devenir ni des moutons se désignant eux-mêmes comme victimes ni des loups enragés se retournant contre n’importe qui pour une ressemblance, une impression, une ombre.

En fait, la dernière fois que la guillotine a fonctionné dans notre douce France, c’était le 10 septembre 1977, il y a tout juste 37 ans dans la prison des Baumettes à Marseille et, jusqu’en 1939, les exécutions furent publiques ; jusqu’en 1951, la presse avait le droit de les commenter. La décapitation fut le mode légal de la peine de mort en république française et ce dès 1792, après avoir été celui que préféraient les émeutiers. Car le 14 juillet 1789, c’était bien des têtes coupées que l’on promena au bout des piques ; et la peine de mort n’a pas toujours concerné des criminels de droit commun, les politiques ont payé leur écot. Est-ce le régicide de 1793 qui nous revient comme une hantise et nous rend insoutenable ce mode d’assassinat ? 

Sous l’ancien régime, la décapitation était le privilège des nobles – sauf les régicides et criminels d’État qui devaient être écartelés ; pour les autres, la corde, la roue, le bûcher si l’on soupçonnait quelque sorcellerie et même, pour le faux-monnayeur, la possibilité d’être bouilli vif dans un chaudron, encore que ce châtiment fut vite abandonné. Les attendus des condamnations du XIVe au XVIIIe siècles ont de quoi faire dresser les cheveux sur la tête. A dire vrai, cela commence surtout avec la grande peste et ce fut pire en Allemagne. Mais cela signifie que nos ancêtres n’avaient pas le respect que nous montrons aujourd’hui pour l’intégrité du corps de l’ennemi, qu’il s’agisse de celui que l’on affrontait en guerre ou de celui que l’on condamnait pour ses méfaits – ou ses croyances. Si l’on remonte encore plus loin, certains peuples gaulois décapitaient leurs ennemis vaincus et collectionnaient les têtes comme trophées dans leurs temples. Quitte à en sculpter dans la pierre. On en retrouve trace jusque dans les romans arthuriens où l’un des motifs récurrents est celui de l’inconnu qui vient exiger qu’un chevalier le décapite devant la cour et s’engage à venir subir le même sort dans quelque castel au jour anniversaire. Bien entendu, celui qui accepte le sacrifice ne subira qu’un simulacre de décollation, une épreuve initiatique, mais il l’ignore au moment où il se porte volontaire. 

Allons plus loin. Que signifie séparer la tête du corps ? Tout ce qui fait l’homme est dans la tête, presque toute notre relation au monde au travers des sens, vue, ouïe, même le goût et l’odorat qui sont les premiers apparus dans l’histoire de la vie, toute notre capacité d’expression et de pensée, la parole et l’écoute, le chant qui façonne magiquement le rêve du monde, tous nos échanges vitaux avec le cosmos par le souffle et l’alimentation. Le corps, c’est l’usine qui transforme ce que la tête ingère, c’est la capacité de se mouvoir et d’agir, et le sexe. Bref, c’est l’animal en nous. Mais se séparer de l’animal, c’est basculer dans l’impuissance, à tous les sens du terme. La décapitation, outre la mort, est une castration du point de vue de la tête, une déshumanisation, un rejet dans l’animalité du point de vue du corps. La tête opère en nous les noces de l’ange et de la bête, qui nous font homme.
Et c’est bien ce rejet hors de l’humanité qui rejette pour nous ses auteurs dans la barbarie.

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