Le monde tel
qu’il va n’est pas forcément satisfaisant mais pourquoi toutes les révolutions,
à commencer par celle de Cromwell, débouchent-elles sur un totalitarisme ?
Pourquoi l’Angleterre fut-elle la seule à réussir une restauration après la
brisure ? Ces questions ne sont pas triviales. Il faudrait aussi se
demander pourquoi les révolutions abouties sont nées au XVIIe siècle. On
connaît autrefois des révoltes, des coups d’État, des effondrements mais que
l’on ne peut qualifier de révolution au sens moderne.
La forme
républicaine n’est pas en cause. On la connaît depuis l’antiquité sous diverses
variantes. C’est Athènes, c’est Rome, c’est Alexandrie, c’est même le thing germanique. Plus tard, ce seront
les cités italiennes, Gènes, Venise, Florence avant les Médicis. Les chefs y
assument un pouvoir plus bref que celui des rois qui règnent à vie mais ce sont
des chefs. Que leur autorité provienne de leur fonction ou de leurs qualités
propres, ils semblent avoir été respectés, écoutés et suivis. En même temps,
l’implication constante des citoyens dans les décisions de la cité les
préservait du fléau qui menace tout dirigeant, se couper du réel et ne plus
obtenir que des flatteries en lieu et place d’information. Même si les citoyens
ne représentent pas l’ensemble de la population vivant sur le territoire de la
cité, si cette qualité correspond à des critères précis comme la nationalité
aujourd’hui, on peut compter la forme républicaine au rang des quatre ou cinq
formes d’organisation que connaît l’humanité depuis les origines.
On peut classer
ces formes politiques, au sens de structures de la polis, de la cité, selon le système de circulation de l’information
qu’elles représentent. La plus simple mais aussi la plus rigide est ce que l’on
appelle en informatique maître-esclaves.
Il n’existe qu’un seul centre de décision, l’information descend de lui vers
les exécutants et tout appartient à la communauté régie par le chef. C’est la
forme la plus animale de socialisation des mammifères, celle qu’on retrouve
dans les hardes de cerfs comme dans les meutes de loups. Dès que l’on dépasse
la taille de la meute, dès que cette forme requiert une cascade hiérarchique,
l’information ne peut plus remonter intégralement jusqu’au décideur alors même
qu’elle continue de descendre. Dans une société humaine, cela signifie qu’il
n’existe qu’une forme collective de propriété sauf pour les biens les plus
élémentaires comme les vêtements et quelques parures, que tout le monde, du
ministre au paysan, est fonctionnaire. L’exemple le plus abouti : l’Egypte
pharaonique de la 1ère dynastie. Ce modèle ne supporte pas les chocs
et, les mauvaises décisions s’accumulant faute d’information fiable, s’effondre
dès que sa taille le fragilise. Le territoire se disloque, chaque intermédiaire
tend à se créer son propre royaume, sa propre meute. L’URSS bâtie sur le même
modèle a tenu moins longtemps que la première dynastie d’Égypte, peut-être
parce qu’elle s’était greffée sur une variante de royauté absolue plus souple
mais, si elle a pu survivre à la guerre, elle ne pouvait faire face qu’à des
révoltes locales et non à une grogne généralisée. Tous les systèmes
totalitaires tendent à reproduire ce modèle. L’empire en est une variante qui
accepte une forme de propriété privée ou familiale dans le domaine purement
économique mais en subordonne les activités à l’administration impériale.
Le second
système se crée, à l’inverse, par la réunion de structures originellement
indépendantes entre lesquelles va s’établir une hiérarchie plus souple. Ici l’information
monte de la base vers le sommet et la décision redescend. Il s’établit à chaque
niveau des interactions horizontales qui rendent l’ensemble plus complexe. Le
principe de subsidiarité joue comme un contre-pouvoir. Ce mode, selon diverses
variantes, semble à la fois le plus stable et le plus vulnérable. On peut
l’appeler fédéral ou même féodal. Sa vulnérabilité tient aux risques de
conflits entre pairs à chacun des niveaux, voire entre niveaux hiérarchiques
(« Qui t’a fait duc ? – Qui t’a fait roi ? »). C’est un
mode qui se montre particulièrement sensible aux complots. Il peut s’effondrer
de deux façons, soit en se rigidifiant en maître-esclave par perte des
interactions horizontales, soit en se disloquant par perte des interactions
verticales.
Le troisième
système qui peut se combiner avec les deux autres, est celui des castes
fonctionnelles. On pense évidemment à celui de l’Inde, mais n’oublions pas que
notre moyen-âge l’a connu et qu’il se mariait fort bien avec le mode féodal ou
impérial-fédéral. Dans ce mode qu’on pourrait nommer corporatiste, il existe
autant de hiérarchies que de fonctions et, si l’on accepte un chef commun, il
ne saurait être qu’un arbitre entre les composantes. Les interactions jouent à
tous les niveaux, plus ou moins souples, plus ou moins harmonieuses.
Le quatrième
système n’a reçu que des réalisations partielles sauf dans les espaces
colonisés par des pionniers mais connaît aujourd’hui un succès idéologique à
partir des travaux de Von Mises ou de Hayek, est totalement granulaire mais
chaque grain se reliant aux autres de façon libre par le contrat. On a donc une
structure en réseau purement horizontal en théorie. La pratique, si l’on
regarde l’évolution de l’ouest américain à partir des pionniers, montre une
concentration progressive et le retour à une forme oligarchique, donc en
maître-esclave plus ou moins modérée avec collégialité au sommet. En
incise : ce qui attise les fantasmes du grand complot n’est autre que ce
passage d’un monde granulaire et de ses réseaux d’échanges privés à une
oligarchie des plus classiques, façon Carthage. On connaît le même processus
dans le monde agricole : la petite propriété familiale ne dure jamais très
longtemps, on observe des regroupements en grands domaines, bases du système
féodal, jusqu’à la crise le plus souvent violente qui amène un nouveau partage
des terres. Que le même processus ait joué de façon systémique et non locale
dans l’industrie, aujourd’hui dans la banque, suggère qu’il s’agit d’une
tendance fortement inscrite en l’homme sinon dans l’univers. Même si nous avons
plus de liberté que l’animal pour définir nos structures sociales, il semble
ainsi qu’elle ne soit pas totale.
Le paradoxe des
révolutions veut que, faites pour amener une structure plus libérale, un réseau
granulaire et l’abondance par surcroît, elles débouchent toujours sur une forme
de système en maître-esclave, simpliste et inopérant.
A suivre…
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