Monday, October 24, 2005

Ouzbékistan

Article écrit à l'origine pour B.I. et que le plein de l'actualité n'a pas permis de passer

Une, deux, trois… Ma première, de velours, de soie ou de tulipe, on ne sait plus tant ont varié les slogans, fait sauter en Géorgie Edouard Chevardnadzé ; ma seconde est orange et renverse en Ukraine Viktor Yanukovitch ; ma troisième au Kirghizstan déstabilise Askar Akaev. Mais, selon Stephen Schwartz au nom prédestiné[1], l’un de ceux qui jouent le rôle d’amplificateurs médiatiques de l’idéologie néo-conservatrice, mon tout est encore à venir car il somme la Maison Blanche de revoir sa politique de soutien au « dictateur » d’Ouzbékistan, Islam Karimov et, sans rompre vraiment les relations, de le menacer de fermer la base militaire américaine et d’interrompre l’entraînement de son armée et de sa police s’il « ne veut pas comprendre ». Puis, le bonhomme mis au pas ou, mieux encore, renvoyé aux poubelles de l’histoire par une quatrième révolution, Schwartz désigne la cible suivante : le « dictateur » du Kazakhstan, Nursulatan Nazarbaev. Au passage, il nous apprend aussi que la politique étrangère des USA, du moins en ce qui concerne l’Asie Centrale, ne se décide pas au Département d’Etat mais au Pentagone. Et Donald Rumsfeld serait fort insatisfait de la tournure actuelle des événements en Ouzbékistan, surtout après le 13 mai, après que Karimov ait fait tirer sur les manifestants d’Andijan avec pour résultat 700 victimes selon les ONG et 169 selon les autorités ouzbèkes. Mais, fait remarquer sur la même chaîne RFE/RL Marina Ottaway du Carnegie Endowment for International Peace, les USA ont besoin de cette base pour contrôler l’Afghanistan, déficit de démocratie ou non. Quant aux morts d’Andijan… Des terroristes islamistes infiltrés, clame Karimov tandis que la presse occidentale y voit des militants des droits de l’homme ou de petits entrepreneurs, « une population minée par le chômage endémique » (L’Express, 23 mai 2005). Passons sur les détails croustillants comme des colonnes de « réfugiés ouzbeks » traversant la frontière du Kirghizstan, des hommes ayant passé la soixantaine, des femmes qui se trompent en récitant leur couplet (« Oui, oui, nous sommes… qu’est-ce que c’est ? … des réfugiés. Quand nous recevrons… quand nous serons reconnus comme réfugiés politiques… ») et des gamins qui rient et jouent alentour, comme le fait remarquer malicieusement la FPINS, une agence de presse bulgare.
Pour ceux qui auraient raté l’épisode, car la propagande de nos médias n’a pas eu la pugnacité habituelle pour bien nous l’enfoncer dans le crâne, le 13 mai dernier un commando d’environ 30 hommes armés attaquait peu après minuit un poste de police, tuant quatre policiers de service et s’emparant du dépôt d’armes. Une heure plus tard, ils réitéraient avec un poste militaire puis, à l’aide d’une voiture blindée, défonçaient les portes de la prison, libéraient 600 détenus et s’emparaient de véhicules. Après quoi, avec ces renforts, ils prirent d’assaut l’immeuble abritant le département régional de police, l’antenne du Conseil National de Sécurité et l’administration régionale et s’y retranchèrent avec une vingtaine d’otages avant d’appeler, à l’aube, leurs familles et leurs amis à servir de boucliers humains devant l’immeuble en question. C’est lors de la tentative de reconquête du bâtiment par les forces de l’ordre ouzbèkes que l’échange de coups de feu fit des morts. Selon cette version reprise telle quelle en un premier temps par la presse occidentale quotidienne, avant que de savantes analyses ne transforment l’affaire en répression sauvage d’une manifestation spontanée, « une tentative pour implanter artificiellement un processus démocratique en Ouzbékistan pourrait être utilisée par une troisième force », les islamistes fondamentalistes (dépêche ITAR-TASS du 14 mai). Il est assez piquant de voir nos médias, dans un effort acrobatique de pensée politiquement correcte, se tromper de cible et nous faire croire d’abord à de méchants islamistes avant de s’apercevoir qu’il fallait crier haro sur un dictateur ex-communiste.
Les événements d’Andijan, aussi dramatiques soient-ils, apparaissent désormais comme un épisode relativement mineur du « nouveau Grand Jeu » qui oppose, sur fond de pétrole et de pipelines, quatre ou cinq puissances pour le contrôle de l’Asie Centrale. Les USA tentent de réaliser une alliance économico-politique à leur botte entre les républiques détachées de l’ex-URSS et la première faute de Karimov fut de se refuser à rentrer dans le jeu d’encerclement hostile de la Russie et, pis encore, de se rallier aux accords de Shanghai qui unissent la Chine et la Russie et de participer aux manœuvres militaires conjointes. Dès lors, son sort était réglé, du moins dans la pensée des stratèges américains, il devrait se démettre au prix d’une « révolution » de fleurs ou de tissus mais ils ont oublié, semble-t-il, l’existence des autres acteurs locaux, oublié que la raison officielle de leur présence militaire était la « guerre contre le terrorisme », laquelle donnait au gouvernement ouzbek un argument de poids pour justifier aux yeux de l’opinion internationale la reprise musclée de ses propres locaux. S’il n’y avait pas ces 169 morts au moins sur le pavé, l’épisode aurait des allures de farce.
Toutes les républiques d’Asie Centrale abritent des bases militaires étrangères, soit russes, soit américaines, parfois même les deux camps à quelques kilomètres de distance. En Ouzbékistan, ce sont 3000 Américains qui vivent et s’entraînent dans ce que l’on a d’abord présenté comme une base arrière pour la conquête de l’Afghanistan contre Ben Laden mais qui apparaît de plus en plus comme un élément d’encerclement à la fois de la Russie et de la Chine. Toutefois, ce qui a réussi contre Akaev dans un Kirghizstan économiquement délité et totalement dépendant du FMI sera beaucoup plus difficile à réussir en Ouzbékistan comme au Kazakhstan, pays plus structurés et plus forts. S’ils devaient s’effondrer, ce serait probablement au bénéfice d’un parti islamiste transfrontalier, le Hizb Al-Tahrir – Parti de la libération, mouvement islamiste clandestin – qui rêve d’établir sur leurs ruines un nouveau califat et d’y inclure le Xinjiang, ce que la Chine ne saurait permettre. De ce fait, les Américains les plus lucides préfèrent muscler leur présence militaire et laisser les régimes en place, même au grand dam de Rumsfeld, Schwartz et Negroponte, tandis que Chinois et Russes verrouillent à leur manière le statu quo. Un président menacé par l’un des trois acteurs se verrait immédiatement soutenu par les deux autres. Les USA ne peuvent ni se permettre une guerre frontale contre la Russie et la Chine ni laisser la région aux mains d’islamistes qu’ils ne peuvent plus contrôler. Même si la stabilité régionale implique de renvoyer aux calendes grecques la construction du pipeline prévu par l’Afghanistan et le Pakistan.
Quant au nouvel acteur dont la présence, plus encore que celle des islamistes, bloque tout le Jeu et qui a soufflé sous le nez des USA les fruits de la « révolution » kirghize, ce n’est autre que la mafia multiforme qui contrôle désormais la culture et le trafic de la drogue, cannabis et opiacés.
[1] On peut le traduire par Noire Couronne

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