Wednesday, October 05, 2005

Vox populi, vox Dei

Autre article ancien, refusé par un imbécile, mais que j'ai envie de sauver de l'oubli. Evidemment, l'actualité n'est plus très fraîche.


L’actualité nous confronte parfois à des ordres de réalité fort gênants pour les “sciences humaines” agnostiques, mais qui peuvent aussi poser aux théologiens quelques problèmes. Deux tentations, depuis les grandes querelles des premiers siècles, guettent ces derniers : s’installer dans la contemplation des sublimes hauteurs où brillent les énergies divines, où chantent les chœurs angéliques, en oubliant le sang, la boue, la misère, et par quelles souffrances passe l’humanité, en oubliant surtout que Dieu s’est fait homme et homme dans une catégorie sociale sans privilège ; s’installer dans son Eglise comme un chanoine du XVe siècle dans ses fourrures, et ne plus rien voir de ce qui se passe au dehors, oubliant cette fois que l’Eglise n’a de sens que comme mystère au cœur de cet immense mystère qu’est la vocation de toute l’humanité. “Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu.” L’homme, pas “l’homme d’Eglise” ni “le seul chrétien”. Que l’on me comprenne bien. Il ne s’agit pas de tomber dans les oublis inverses, de restreindre son regard aux seules difficultés de l’homme concret, ni de se détourner du nécessaire service de l’Eglise, ce serait remplacer une déviance par une autre. La tentation dont je parle consiste à s’installer, et à ne plus voir ce qui pourrait remettre en question cette installation.
L’actualité récente nous offre de quoi réfléchir. Nous venons d’assister coup sur coup à deux “canonisations sauvages”, à des élans populaires qui rappellent les foules qui se pressaient, dans le haut moyen âge, aux obsèques d’évêques, moines ou laïcs reconnus spontanément comme des saints. Qu’il s’agisse de la princesse Diana ou de mère Térésa, la même ferveur collective s’est exprimée, les autorités de l’Etat n’ont fait que suivre et tenter, plus ou moins adroitement, de canaliser l’imprévisible. Imprévisible ? Voire ! Nous avions déjà assisté à un tel mouvement lors de l’assassinat d’Itzakh Rabin. L’intérêt “professionnel”, en tant qu’historienne de l’hagiographie, m’a fait suivre la retransmission télévisée de ces obsèques, dans les deux cas. Or si mère Térésa s’inscrit dans un modèle de sainteté historiquement bien défini, moniale au service des pauvres, fondatrice d’un ordre religieux, rattachée à une Eglise fortement institutionnalisée, il n’en va pas de même de Diana. Pourtant, lors des obsèques, le terme de canonisation a été prononcé par son propre frère, lord Spencer, qui y voyait une “tentation” et redoutait qu’elle soit réductrice, qu’elle fasse oublier la joie de vivre et le sens de l’humour de sa sœur. Etrange crainte. En quoi la sainteté serait-elle forcément triste ? Des images du passé me venaient tout au long des cérémonies. Pour mère Térésa, devant ce déploiement de fastes officiels, je ne pouvais me retenir de penser aux obsèques de sainte Radegonde décrites par Venance Fortunat, aux moniales de Sainte-Croix empêchées par leur règle de suivre le cortège funèbre et qui pleuraient et criaient penchées aux fenêtres. Certes les moniales de mère Térésa étaient présentes mais je regardais les bancs vides qu’on avait réservés aux pauvres “triés sur le volet”, lesquels n’avaient pas su comment retirer les tickets d’entrée, ou pas pu prendre un temps de congé. Notons d’ailleurs que, dans le même esprit, les représentants d’organisations humanitaires invités à suivre le cercueil de Diana furent ensuite relégués dans une autre église, devant un écran de retransmission. Notre civilisation ne mélange pas les torchons et les serviettes.
Soyons clairs. Les deux offices funéraires auraient été compris, jusque vers l’an 800, comme des cérémonies de canonisation immédiate. Et je dis bien les deux. Si l’éloge de mère Térésa était sans surprise, les termes employés par l’archevêque de Cantorbéry pour Diana avaient de quoi choquer l’agnosticisme médiatique : “Nous Te rendons grâce, Seigneur, pour ses qualités et sa force (...), pour sa capacité à s’identifier aux plus démunis” — remerciant Dieu pour “la vie et l’œuvre” de Diana et priant pour les oeuvres caritatives dont elle s’occupait, il la nomme “phare d’espoir et source de force” — enfin, il termine par “prions pour être inspirés pour servir comme elle a servi (...) donne nous, Seigneur, un cœur ferme...” Il faudrait citer toute cette oraison, dont j’ai pu noter au vol ces quelques phrases, et que les journaux télévisés n’ont pas reprise dans leur résumé. Ajoutons que tout l’office funèbre était centré sur l’espérance de la résurrection. Je songeais aux saintes reines de l’histoire, à Radegonde, à Bathilde, à Elisabeth de Hongrie surtout.
L’attitude des media, surtout de la télévision française officielle, témoigne d’une profonde résistance à l’événement. Que les journalistes avaient donc du mal à quitter leur univers mental ! Au bout de deux jours, ils ont voulu faire passer les suites de la mort de Diana dans les dernières “pages” du journal télévisé. Le message était clair : “Ça suffit comme ça.” La pression populaire les a forcés à la remettre à la une. Il est vrai que les discours politiciens semblaient grisâtres en comparaison. Le vendredi soir, lors de l’annonce du décès de mère Térésa, ils se bornaient à noter que, là aussi, la foule se pressait avec des fleurs. Le samedi 6 septembre, les commentaires se résumaient à : “Je ne comprends pas, je n’ai jamais vu ça.” C’était faux. Ils l’avaient déjà vu lors de l’assassinat de Rabin, mais ils avaient alors cru se l’expliquer par la situation politique d’Israël, l’inquiétude pour la paix, des concepts qu’ils savaient manier. Le samedi soir, France 2 faisait sa une sur mère Térésa et montait en épingle ses prises de position contre l’avortement. Il fallait à tout prix introduire une zone d’ombre. Les jours suivants, on assistait à une tentative lamentable pour opposer les deux femmes : mère Térésa était une “vraie sainte”, sauf bien sûr quant à l’avortement, alors que Diana “n’avait fait le bien que pendant deux ans”. Cette hargne officielle, sur la télévision étatique, avait de quoi surprendre, d’autant qu’elle amenait les chaînes publiques et privées à rompre l’accord coutumier : en “zappant” de l’une à l’autre, on ne retrouvait plus les mêmes dépêches dans le même ordre, ni le même ton de commentaires. Bigre ! L’audimat et les groupes de pression n’étaient plus rois ? Il fallait que les enjeux soient de taille ! Il m’est alors revenu que, lors de l’incendie de la cathédrale de Turin, les commentaires de France 2 avaient été des plus acides contre le peuple qui se réjouissait que les pompiers aient sauvé le Saint Suaire, alors que des oeuvres d’art étaient à jamais détruites et que personne ne s’en souciait. Etrange comme le spirituel les gêne. On croirait entendre les discours anticléricaux du siècle dernier ou même des Lumières, l’argumentaire de d’Alembert ou de Voltaire, avec le même mépris des “superstitions” du peuple.
Mais allons ! Ce discours serait même plus ancien dans l’histoire. C’est celui des humanistes de la Renaissance contre le culte des saints, ou celui des empereurs iconoclastes de Byzance. Voire celui des gnostiques. Au nom d’un Dieu repoussé dans l’abstraction à force de lui refuser tout mouvement, toute “imperfection” au regard de notre intelligence, puis au nom d’une “raison” tout aussi abstraite, il s’agit de museler les mouvements collectifs spontanés, surtout les mouvements de vénération. Ce recul aristocratique entraîne toute une vision du monde, une dévalorisation a priori de l’humanité. Le schéma de base serait toujours du même type : l’homme est mauvais, stupide, dégénéré ou “en enfance”, seuls quelques uns atteignent un état de régénération ou d’évolution suffisant pour sortir de cette condition avilie ; l’élite ainsi formée devra donc se retirer dans sa tour d’ivoire ou forcer le peuple à prendre “la bonne voie”, car rien de bon ne peut sortir de cette masse informe.
Nous retrouvons ce schéma dans le commentaire médiatique, tant pour les obsèques de Diana que pour celles de mère Térésa, commentaire qui souligne “l’émotion populaire”. Et certes l’émotion n’était pas absente. Mais réduire le mouvement auquel nous avons assisté à une simple réaction émotionnelle, c’est se condamner à n’y rien comprendre. Depuis les néo-platoniciens ou peut-être Platon lui-même, l’émotionnel est situé assez bas dans la hiérarchie des facultés humaines, et considéré comme subalterne si ce n’est comme parasite, signe en tout cas d’une immaturité de l’être. Il dominerait les stades transitoires, ou les hommes inachevés que sont, dans le modèle grec antique, l’enfant, la femme et... le bas peuple, esclaves, métèques et artisans pauvres. Cette psychosociologie minimale est reprise presque sans nuances depuis Voltaire. Insister sur l’émotion, que ce soit pour la flatter dans la presse destinée au “grand public” ou pour la commenter avec un léger dégoût sur la chaîne officielle, revenait à minimiser et dévaloriser l’hommage spontané de la foule. Et comme la foule est réputée versatile, la courbe de ce mouvement d’opinion avait même été prévue. Il aurait du se tasser au bout de deux jours, connaître un bref regain le jour des obsèques et se déliter ensuite. Un journaliste de France 2 l’a naïvement avoué à propos de Diana, ajoutant qu’il ne comprenait pas pourquoi, au lieu de cette courbe prévisible, on avait assisté à une croissance continue, à une véritable lame de fond. On ne peut certes reprocher à un homme immergé, de par sa profession, dans l’actualité la plus fluctuante d’ignorer l’histoire. Les seuls points de comparaison possibles se trouvaient dans un passé vieux de plusieurs siècles.
La courbe escomptée par les journalistes reflète assez bien, en effet, ce qui se passe lors de réactions émotionnelles collectives ; comme d’ailleurs lors d’émotions individuelles. La vague monte et retombe aussitôt. Il s’agirait même d’un processus physiologique. Le corps humain se fatigue et ne peut produire en permanence les neurotransmetteurs, adrénaline, noradrénaline, phényléthylamine, etc., impliqués dans une poussée émotionnelle. Leurs antagonistes, en particulier les endorphines, entrent en jeu et rétablissent l’équilibre. Le seul constat d’une croissance continue, exponentielle, de la “réaction” populaire, par delà toute fatigue du corps et du cerveau, suffirait à démontrer qu’il ne s’agissait pas d’une vague d’émotion, qu’il ne s’agissait même pas d’une fluctuation psychique. Il y avait à l’œuvre quelque chose de stable, une puissance, une absolutisation qui sont parmi les critères du spirituel. Il faut alors reconnaître que la dimension noétique est active au niveau collectif autant qu’au niveau individuel, et se demander quel est le sens d’un mouvement spirituel populaire de cette ampleur.
Dans l’antiquité tardive et le haut moyen âge, il aurait constitué un signe de sainteté, surtout si, comme ce fut le cas et pour Diana et pour mère Térésa, les gens du peuple interrogés avaient mis l’accent sur la charité, le rayonnement et la joie. Les éléments biographiques les plus souvent cités lors des “micros trottoir” furent, pour Diana, le baiser au malade atteint du sida, l’enfant lépreux tenu dans ses bras et l’action contre les mines anti-personnelles ; pour mère Térésa, l’amour dispensé aux mourants. Ces éléments ont leurs répondants dans les récits hagiographiques. C’est le manteau partagé de saint Martin, le baiser au lépreux de saint François d’Assise, le combat de saint Léonard de Noblat en faveur des prisonniers, les aumônes de sainte Elisabeth de Hongrie, et j’en passe. Vox populi, vox Dei. Cet adage n’est pas un proverbe, mais un élément de droit canon pris en compte dans les canonisations — y compris après le XIIIe siècle dans l’Eglise romaine, même s’il n’était plus déterminant — et dans certaines élections épiscopales. Lorsqu’un mouvement spirituel se discerne dans un peuple entier, lorsqu’une importante fraction de l’humanité répond par l’unanimité du cœur, on peut penser que cette réponse est donnée à Dieu même et sous l’inspiration de l’Esprit Saint.
Il y a là un mystère, dont on trouverait l’exemple dans l’Evangile. L’exégèse classique des attitudes de la foule aux Rameaux puis le Vendredi Saint a trop souvent mis l’accent sur la versatilité du peuple et servi de justification à un certain élitisme soit monastique, soit clérical. Les événements de ces dernières semaines m’ont fait prendre conscience d’une différence essentielle. La foule qui jette des rameaux d’olivier et qui étend ses manteaux sous les sabots de l’ânesse portant le Christ agit spontanément. Lors du procès de Jésus, elle est excitée par des meneurs, selon des techniques de manipulation utilisées depuis que la politique existe. Passons sur l’interprétation “romantique” qui voudrait que seuls, aux Rameaux, les enfants et les adolescents aient chanté “Hosannah au fils de David !”, par opposition aux adultes endurcis criant lors du procès ; elle n’est due qu’à une méconnaissance tardive de l’araméen. L’expression “enfants de [tel peuple, telle ville]” désigne l’ensemble du peuple, vieillards compris ; cet hébraïsme exprime le lien de dépendance affective et charnelle de l’individu à l’égard des structures collectives, famille, clan, peuple, perspective banale dans l’antiquité. Mais, de plus, cette expression liturgique ne se trouve même pas dans le texte évangélique. Jean emploie polys o elthon, “beaucoup de ceux qui venaient” pour désigner la foule des Rameaux. Marc se contente de polloi , “beaucoup”. Matthieu utilise ochlos, “la multitude, la foule”, terme qui implique un embarras de circulation, un encombrement des voies de passage. Luc ne qualifie pas : “ils” jetaient leurs manteaux. Lors du procès, par contre, tous les évangélistes signalent la présence de meneurs stratégiquement dispersés qui entonnent les slogans comme dans n’importe quelle “manif” organisée. Les foules à l’œuvre ne sont pas les mêmes, qualitativement s’entend. Ce qui agit en elles n’est pas non plus du même ordre. La foule des Rameaux s’ébranle spontanément et le cérémonial qu’elle improvise ressemble beaucoup à ce qui accompagne les canonisations spontanées. Celle du Vendredi Saint est travaillée psychiquement par des professionnels. Ne confondons pas les registres.
Une autre réflexion s’impose. Il faudrait pour le démontrer dans le détail, exemples à l’appui, un ouvrage de plusieurs centaines de pages. Les témoignages historiques décrivent de nombreux mouvements de foule. La plupart sont le signe de manipulations psychiques mises en oeuvre pour défendre les intérêts de telle ou telle faction politique. Même dans les révoltes brusques, des meneurs se dégagent dès les premières heures. Mais je n’ai pas d’exemple de mouvement spontané, inorganisé et sans hystérie, qui engage une foule dans une action d’inversion spirituelle. Lorsqu’un peuple se voit entraîné dans une liturgie ténébreuse, il est toujours solidement encadré par une organisation extrêmement structurée ; le nazisme en donne un exemple à notre époque, mais on retrouverait le même phénomène à d’autres (rares) moments de l’histoire, comme les cultes sanglants de Phénicie ou les conquêtes assyriennes. Hors de ces structurations rigides, le diable reste le diviseur, l’empêcheur de la synergie interne de l’humanité. Retournons le problème : quand l’humanité, au moins temporairement, trouve spontanément son unité, c’est qu’elle s’ouvre à Dieu consciemment ou inconsciemment. Et c’est sans doute le seul cas où l’on peut parler véritablement de vox populi, sinon il n’y a guère qu’amplification de la voix des idéologues ou des princes. Le vocabulaire savant est tout aussi révélateur. Si nous avons développé une psychosociologie, une psychologie des foules, nous n’avons même pas de mot pour désigner l’émergence collective du noûs.
A notre époque, nous avons assisté à plusieurs de ces émergences spontanées. Du moins plusieurs ont-elles été répercutées par les media. Il est intéressant de noter que, dans une civilisation agnostique qui refuse et cache la mort, elles ont inventé un nouveau rite funéraire : apporter fleurs et flammes de bougies sur le site même d’une mort ou près de lieux symboliques. Ce rite “sauvage”, pour ce que nous en savons, semble renouer avec des pratiques très archaïques, avec une mémoire qui remonte au moins au néolithique profond si ce n’est aux origines de l’humanité, mais en les adaptant aux conditions de notre temps. On voit aussi se généraliser la coutume du portrait funéraire qui s’était développée dans l’antiquité autour du bassin méditerranéen. Après quoi, mais après seulement, les institutions religieuses et étatiques parachèvent le cérémonial. Il est intéressant aussi de voir que de tels mouvements vont forcer la main des autorités ; c’est particulièrement net dans le cas de Diana, mais il en allait de même pour Rabin, le rite juif étant d’ordinaire beaucoup plus discret même pour des hommes d’état.
Vox populi, vox Dei. Il reste que de telles “canonisations sauvages” posent un problème aux théologiens. Nous sommes tous conscients que “l’Esprit souffle où Il veut” et n’est pas entravé par les frontières ecclésiastiques, que “l’Eglise invisible” dépasse peut-être l’Eglise visiblement structurée. Cependant, comment accueillir et accompagner une reconnaissance de sainteté qui contredit les critères canoniques ? Pour nous en tenir à ces dernières années, Itzakh Rabin est juif, Diana anglicane et mère Térésa catholique romaine. Autant dire qu’il y a peu de chances de les voir figurer un jour au synaxaire orthodoxe. Depuis les débuts du mouvement œcuménique, de nombreux orthodoxes vénèrent en privé saint François d’Assise ou la petite Thérèse et des catholiques romains de plus en plus nombreux se tournent vers saint Seraphim de Sarov ou saint Silouane de l’Athos. Et ce ne sont là que les exemples les plus criants. Une façon d’éluder le problème consiste à dire que la fête de la Toussaint permet de célébrer les saints inconnus ou impossibles à reconnaître. Elle a tout de même l’inconvénient de l’anonymat. Fêter ensemble les saints dont on ignore tout, jusqu’au nom, est une chose ; fondre dans cette foule lumineuse les saints connus et nommés engendrés dans des Eglises hérétiques ou schismatiques en est une autre. La relation aux saints est une réalité vivante, sinon elle n’aurait pas plus de sens ni d’impact que les listes des monuments aux morts ou d'anciens élèves des grandes écoles, qui n’intéressent personne. Or, de plus en plus, la reconnaissance spontanée des saints présents ou passés transcende les divisions non seulement des Eglises chrétiennes mais des diverses religions. C’est là un phénomène nouveau, qui n’a pas de répondant historique à ma connaissance. Quelque chose émerge dans l’humanité, comme une conscience encore obscure ou embryonnaire de la communion des saints. Nous pourrions y voir le signe encore ténu d’une maturation spirituelle de l’humanité, une étape franchie à l’intérieur de la nature humaine. Si c’est le cas, il s’agit d’un signe d’espérance fort. Il signifie que le mystère du salut commence à se manifester de manière visible dans toute l’humanité. Immense confirmation de notre foi.
Comment l’accueillir sans pour autant faire de l’œcuménisme bâclé, sans tomber dans un syncrétisme où se perdrait le trésor sans prix de la théologie ? Nous savons tous aussi, même si parfois la courtoisie nous empêche de le dire crûment, qu’une erreur théologique durable entraîne pour l’humanité des souffrances sans nombre et des impasses existentielles. Les exemples historiques ne manquent pas, qu’il est souvent paradoxalement plus facile aux historiens agnostiques d’analyser : ils n’ont pas à craindre de fâcher tels ou tels “frères ennemis”. Pour nous borner aux faits qui servent de référence dans tous les ouvrages universitaires, on connaît depuis Weber le rôle du biblisme protestant dans la genèse du libéralisme économique et celui du pessimisme puritain dans la manière dont les USA conduisent leurs guerres. On sait aussi comment l’ecclésiologie romaine a favorisé une rupture entre science et foi dont on ne trouve pas trace en Russie orthodoxe avant la révolution d’octobre. Il serait donc criminel d’abandonner l’exigence dans la recherche de vérité. Mais cette exigence même nous demande d’être attentifs à ce qui traverse et travaille l’humanité, aux évolutions profondes, aux émergences qui renouvellent l’homme autant qu’aux gouffres ouverts sous ses pas.
Sans les pesanteurs des politiques ecclésiastiques (qui valent mieux, à tout prendre, comme mode relationnel que les combats de moines armés de pioches et de barres à mine des Ve-VIe siècles), l’accueil des saints reconnus par la vox populi mais ne répondant pas aux critères canoniques de confession de foi orthodoxe serait assez simple. Il suffirait de créer une troisième liste en plus de l’obituaire où sont nommés les défunts ordinaires pour qui nous prions régulièrement et du sanctoral, quitte à tâtonner un peu avant de trouver l’expression liturgique la plus juste. Il ne s’agirait pas de “degrés” ou de “semi-sainteté”, et surtout pas d’introduire subrepticement quelque équivalent amélioré du purgatoire, mais simplement de reconnaître que l’Esprit a soufflé là, inspiré et habité telle personne hors de nos murs, même si nous ne comprenons pas pourquoi. La première Eglise qui se risquerait à l’instituer pourrait bien déclencher le tollé des autres. La lenteur dans les évolutions est peut-être le prix à payer pour des relations plus courtoises et diplomatiques, elles aussi demandées par la vox populi. Il reste à espérer que ces lenteurs n’en viendront pas à paralyser l’esprit prophétique, sinon nous risquerions de vérifier expérimentalement la phrase terrible que le père François Brune lançait à l’Eglise romaine : “Si Dieu ne peut plus passer par son Eglise, Il passe à côté ou par dessus, mais Il passe.”

Geneviève Béduneau

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