Monday, October 24, 2005

Russie, Chine, Iran : une alliance attendue

Autre article écrit pour B.I. et non publié pour cause d'actualité chargée

La triple alliance que redoutait tant Zbigniew Brzezinski dans son Grand Echiquier vient de se réaliser. Notre confrère Indiandaily a publié le 3 février 2005 un article révélant une entente plus étroite entre la Russie et la Chine[1]. Un premier accord était déjà intervenu dans la fin des années 90 entre les deux puissances, mais il ne s’agissait que d’une entente militaire au cas où l’un des partenaires serait attaqué directement. Tang Jiaxuan, membre du Conseil d’Etat chinois, part du principe que les intérêts des deux pays sont très proches pour annoncer la fondation d’un « partenariat stratégique » destiné à contenir l’expansion militaire et économique des USA – et accessoirement de l’Europe – en Asie continentale. La Russie fournit d’ores et déjà à la Chine de fortes quantités d’énergie, tandis que cette dernière aide financièrement le redressement économique de son partenaire. Des banques chinoises ont prêté à la Vnesheconom Bank russe les 6 milliards de dollars qui permirent à Rosneft de racheter Yuganskneftegaz, la compagnie pétrolière de Yukos. L’accord militaire se concrétise par des séminaires de travail entre les deux états-majors. Il comporte un volet anti-terroriste qui vise la pénétration de l’Islam radical tant en Tchétchénie que dans d’autres provinces à majorité musulmane de Russie et dans le Xinjiang chinois. Le 18 février, l’agence Tass publie que le seigneur de la guerre tchétchène Turchayev, un wahhabite qui se proclamait émir de Grozny, vient d’être tué dans une fusillade au moment où on allait l’arrêter[2]. Un premier fruit de cet accord ? Le 22, le site officiel d’informations China annonce pour la seconde partie de l’année des manœuvres conjointes entre les deux armées[3].
Par ailleurs, l’Iran a, ce même 3 février, annoncé la mise au point d’accords de défense avec la Russie. L’ambassadeur d’Iran à Moscou, Gholamreza Shafei, a déclaré que la coopération russo-iranienne se développerait dans les domaines militaire et technique[4]. Déjà fin janvier les deux pays avaient signé un accord pour construire ensemble, avec l’Allemagne et la France, un satellite de communication nommé Zohreh[5]. Et le 17, Poutine avise le Secrétaire du Conseil de Sécurité iranien, Hasan Rohani, qu’il se rendrait en visite d’Etat en Iran comme il y avait été invité. Rohani assure qu’une coopération entre les deux pays renforcera la stabilité régionale[6]. Dans le même temps, Prime-Tass, la branche financière de l’agence de presse russe, révèle que la coopération économique se fera sur tous les plans y compris le nucléaire civil et que, d’ores et déjà, la Russie aide à la construction de la centrale de Bushehr, qui devrait entrer en service en 2006 et coûter environ 1 milliard de dollars[7].
Cette double alliance était prévisible avec un minimum de connaissances géopolitiques, à partir du moment où la Russie se redresse et endosse de nouveau le rôle qui est le sien dans cette région depuis le XVIIIe siècle. Nous assistons ainsi au déploiement d’une entité des plus intéressantes puisqu’elle allie la puissance continentale centrale, le couple Iran/Russie, et une puissance partiellement périphérique et maritime, la Chine, contre une tentative d’encerclement par les Etats-Unis et leurs alliés anglo-saxons, formant ensemble les nouveaux « rois de la mer » avec une mentalité non plus d’îles mais d’archipel[8].
Les pays européens se retrouvent de ce fait devant un choix crucial et qui pourrait oblitérer tout le siècle à venir. Economiquement, l’Europe est d’ores et déjà la rivale directe de l’Amérique. Pour n’en donner que deux exemples, Airbus vend désormais davantage d’avions que Boeing et, mieux encore, la conception informatique du Boeing 787 a été confiée à Dassault-Systèmes ; la firme pharmaceutique franco-allemande Aventis rivalise largement avec ses homologues américaines. De son côté, la Russie connaît un taux de croissance impressionnant pour un pays qui avait implosé il n’y a pas quinze ans : la production intérieure a grimpé de 7,1% en 2004, la production industrielle de 6,1%, la balance commerciale connaît un excédent de près de 3 milliards de dollars, et elle commence à réduire sa dette extérieure[9]. Les mêmes indicateurs seraient à inverser pour les USA dont la production stagne quand elle ne régresse pas[10], qui importent 10% de plus qu’ils n’exportent et dont la dette explose avec un déficit de 700 milliards de dollars, au point qu’ils ne peuvent espérer sauvegarder leur niveau de vie qu’en misant sur une économie de prédation à l’échelle mondiale. D’autre part, même de manière imparfaite, la Russie cherche à s’engager sur une voie démocratique, comme l’a très bien vu Emmanuel Todd, alors qu’aux USA, avec la kyrielle de lois anti-terroristes couronnées par le Patriot Act I et II qui permettent une prise de pouvoir légale par l’armée pratiquement dès que ça lui chantera, la démocratie régresse à pas de géants[11].
Si les dernières analyses d’Emmanuel Todd sont exactes, nous vivons les derniers temps où les USA ont encore les moyens sinon de dominer le monde, du moins de le tenter en jouant sur les divisions et les rivalités régionales. La Chine, la Russie et l’Inde, malgré leur croissance économique accélérée, sont encore un tout petit peu trop fragiles pour s’opposer frontalement aux USA[12]. Le sort du monde est donc entre les mains de l’Europe. Ou l’axe Paris/Berlin/Moscou, tel qu’il s’est esquissé pour refuser de participer à l’invasion de l’Irak, se renforce et pèse de tout son poids à la fois économique et diplomatique – ou il se dilue dans une bouillie « européenne » sans réel pouvoir comme le prépare la fameuse constitution. Dans le premier cas, on assisterait à une situation géopolitique assez originale qui, pour un temps, opposerait une Eurasie à la fois continentale, maritime et en croissance économique à une Amérique insulaire sur le déclin. Ce que Brzezinski redoutait par dessus tout. Dans le second cas, que l’Europe soit neutralisée de fait ou réduite par l’Amérique au rang de supplétifs, on retrouverait une situation déjà connue historiquement, les USA tenant le rôle de Rome à l’heure de l’effondrement de sa république et de la constitution d’un empire prédateur et notre pauvre Europe celui des ligues de cités grecques sur le point de se faire disloquer puis gober. Il faudrait alors quelques décennies de plus, peut-être un demi-siècle avant que le bloc Chine/Russie/Iran ne puisse affronter l’empire américain mais cela viendrait forcément. L’Europe, par contre, cesserait d’exister pour beaucoup plus longtemps ou, plus exactement, c’est elle qui finirait par dominer culturellement l’empire, mais à quel prix !
L’intérêt bien compris des pays européens serait de rejoindre l’alliance que viennent d’instaurer la Russie, la Chine et l’Iran – et que l’Inde sans doute ne tardera pas à rallier. Si ce front eurasiatique se concrétisait, les quelques bases que les USA ont réussi à installer en Asie centrale ou dans les Balkans ne feraient pas le poids très longtemps. Mais il est rare que les peuples soient assez rationnels pour dégager et poursuivre consciemment leurs intérêts. L’Amérique se cache à elle-même son propre déclin et l’incantation de puissance des néo-cons ou de Brzezinski la pousse à l’aventure conquérante ; tandis que les médias européens et particulièrement français, même s’ils se méfient des poussées impériales US, s’acharnent à dénigrer la Russie et la Chine au nom d’une perfection démocratique ou de droits humains qui ne sont même plus respectés intégralement chez nous. Cette idéologie pseudo-démocratique et le poids du mythe d’empire dans l’inconscient collectif européen risquent de nous mener à la catastrophe alors même que nous avons en main la plupart des atouts économiques, scientifiques et culturels.
Il serait temps de comprendre que, si la peur n’évite pas le danger, la lâcheté n’a jamais empêché de subir la guerre et, que nous le voulions ou non, la politique américaine y mène tout droit et dans moins de dix ans. A nous de savoir si nous voulons nous soumettre à la conquête prédatrice des Pompée et Crassus de notre temps (les Soros et Halliburton) ou tisser des alliances qui permettraient de lui résister.
Geneviève Béduneau
[1] Ghanta Babu, , Indiadaily, 3 février 2005
[2]« Chechen warlord Turchayev killed in Grozny-police », Itar Tass News Agency, 18 février 2005
[3] « China, Russia, to Hold Joint Military Exercise : FM », China Internet Information Center, 22 février 2005.
[4] Babu Ghanta, op. cit.
[5] « Zohreh Satellite Deal Signed », Iran Daily, 31 janvier 2005
[6] « Putin confirm plan to visit Iran », Itar Tass News Agency, 18 février 2005
[7] « Putin says Russia to continue cooperation with Iran », Prime-Tass, 18 février 2005
[8] A qui douterait que les USA soient une île de taille gigantesque et non un continent, au moins dans les mentalités, je conseillerai de lire leurs romans de SF depuis les années 50 ; on y voit les héros s’élancer de planète en planète au travers du vide océanique de l’espace mais, quand il s’agit d’inventer un futur à la Terre, ils ne sortent jamais des limites des actuels USA. La SF anglaise a légèrement compris qu’il y avait du monde de l’autre côté de la mare aux harengs. La SF française oscille entre le village de Lozère et le village planétaire. Quant à la russe, elle révèle une nostalgie irrépressible des échanges et de la communication. La façon dont chaque peuple invente un futur imaginaire est l’un des meilleurs indicateurs que je connaisse pour une sociologie des mentalités
[9] Tableau des indicateurs économiques, Prime-Tass, 18 février 2005
[10] Lors de sa conférence de presse du 26 janvier, Bush avouait que le pays est en récession.
[11] Chossudovsky Michel, « Coup d’Etat in America ? », From the Wilderness, 10 juillet 2004
[12] Todd Emmanuel, « Europe, la démocratie au risque de l’Amérique ? », conférence donnée au Centre Pompidou le 27 janvier 2005.

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