Thursday, September 14, 2006

Mémoire (2)

Lorsque l’empereur Dioclétien voulut faire de l’empire le creuset d’une nouvelle humanité plus parfaite que celle du jour, l’une de ses premières mesures fut une réorganisation administrative complète. Il changea toutes les limites territoriales, regroupa, sépara, renomma jusqu’à obtenir une série d’entités entièrement neuves. La Constituante brisa les provinces de France en départements dont le nom même signifie séparations ; elle découpa, regroupa, renomma dans le but explicite d’effacer les anciens sentiments d’appartenance, les fidélités et les habitudes. Nous n’avons guère de témoignages sur le résultat de la réforme de Dioclétien. Elle a d’abord débouché sur une guerre civile de grande ampleur après la démission des deux premiers augustes, vingt ans de combats jusqu’à ce que Constantin se retrouve seul au sommet de l’empire ; puis avec le succès grandissant du christianisme, les nouvelles provinces se confondirent avec les structures locales de l’Eglise au point qu’on ne peut dire si les sentiments d’appartenance dont on a trace un siècle plus tard venaient du remplacement des générations, du succès de la manœuvre impériale ou de la foi. Il est évident que Constantin n’a pas abandonné le projet de renouveler en profondeur l’humanité ; il a misé sur le Christ plutôt que sur un soleil abstrait et métaphorique mais il me semble significatif que, depuis son règne, on ait appliqué au Christ dans la liturgie le qualificatif de Sol Invictus ou Sol Iusticiae, Soleil invaincu, Soleil de justice, autrefois utilisé pour le Dieu des philosophes (et de l’empire) ou pour le culte de Mithra. Nous pouvons évaluer, par contre, l’impact de la création des départements du point de vue de la psychologie sociale. En un mot : nul. Les gens ont continué de se dire d’un pays plutôt que d’un canton, d’aller au marché dans les mêmes villes, d’y envoyer leurs fils aux écoles tant que la carte scolaire n’a pas été rendue obligatoire et l’apprentissage par cœur des départements avec leurs préfectures et sous-préfectures n’a renforcé que le sentiment d’appartenance nationale, lequel existait au moins depuis la guerre de cent ans. Les amuseurs de la télévision naissante ne s’y sont pas trompés en créant Intervilles et l’on remarquera que les fédérations sportives avaient fait le même choix, mettre en compétition des équipes de villes héritières des anciens pays plutôt que des équipes départementales. Le succès des régions qui ressuscitent peu ou prou les provinces confirme que la mémoire collective vivante n’a pas intégré les limites administratives imposées par décret.
Depuis qu’existe l’utopie d’un gouvernement mondial capable d’éviter les guerres et de faire marcher le commerce, il semble évident qu’il doit regrouper des entités administratives régionales et locales. Techniquement, un tel gouvernement serait un empire, une entité supranationale mais aussi et surtout supra-linguistique et supra-culturelle. Encore une fois, ma démarche est de mettre entre parenthèses pour l’instant la question de sa possibilité et celle de son opportunité pour me concentrer sur ce qu’impliquerait sa création. Comme le simple bon sens montre que l’empereur ne va pas examiner lui-même l’installation du tout-à-l’égout à Trifouilly les Marguerites ni même le sens de circulation dans le détroit de Gibraltar, la nécessité de centres de décision plus locaux, d’une cascade de tels centres s’impose. Deux écoles rivalisent quant à la définition de ces centres secondaires. Pour la première, les frontières définies depuis la seconde guerre mondiale sont intangibles et ce sont les Etats actuels, ainsi que leurs composantes administratives qui doivent se transformer en gestionnaires de tout-à-l’égout, en d’autres termes perdre leurs capacités législatives ou régaliennes pour une simple compétence réglementaire. Pour la seconde, il s’agit de briser les vieilles nations en les remplaçant par des entités régionales plus vastes et des entités locales plus petites, de refaire en somme le travail de Dioclétien ou le coup des départements.
Lors du débat à la Constituante, quelqu’un avait proposé de découper la France en carrés égaux, certes un peu grignotés par la mer le long des côtes, mais satisfaisants pour la raison. Cette carte abstraite, superposée au territoire réel, n’a pas tenu deux heures : impossible de tracer le carroyage sans couper des villes en deux et parfois en quatre. Et puis le territoire réel, c’étaient des montagnes, des rivières, des routes sinueuses avec leurs relais de poste. Ici, un coin du carré manquait de pont pour se rendre à la préfecture ; ailleurs, il fallait tenir compte des routes pour que les paysans se rendent au marché, contourner un massif montagneux, éviter un chemin dangereux. La raison mathématique dut s’incliner devant la raison pratique et, finalement, les départements furent encore plus découpés et emboîtés comme des éléments de puzzle que les anciennes provinces et les diocèses d’antan. Même les colonisateurs de l’Afrique opérant sur la forêt vierge ou les Etats-uniens dans leur marche vers l’ouest n’ont pas réussi à découper le territoire en carrés. Méridiens et parallèles finissent toujours par se briser sur une montagne, un lac, une vieille route impossible à déplacer. Exit donc le principe géométrique pour redéfinir les territoires.
Garder intangibles les frontières actuelles offre deux désavantages. Elles peuvent renforcer le sentiment d’appartenance, le patriotisme de grand-papa, au lieu de le dissoudre dans une indifférence de bon aloi ; mais si ce sont des limites récentes et plus ou moins artificielles comme celles dont l’Afrique a hérité au moment de la décolonisation, elles peuvent être remises en cause par des identités historiquement plus anciennes. Les briser et les remplacer suppose de se demander sur quels critères et, là, une contradiction saute aux yeux. Les cartes virtuelles éditées par les think tanks d’inspiration allemande privilégient en Europe les critères linguistiques, quitte à réactiver des langues ou des dialectes en voie de disparition, quitte à les imposer où personne ne les parlait autrefois si ce n’est à inventer des différences où il n’en existait pas. Comme disait mon amie Nada, lisant que je ne sais quel intellectuel local avait traduit un roman de serbe en croate, ou en bosniaque, j’ai oublié lequel[1] : « Il n’a pas du beaucoup se fatiguer ! » Les cartes du Moyen-orient révisé que publiait en juin 2006 l’Armed Forces Journal et qui sortent des tiroirs du Pentagone opèrent un nettoyage ethnique virtuel, créant par exemple un Béloutchistan libre et un Kurdistan du même, ainsi qu’un Etat Islamique Sacré autour de La Mecque et de Médine[2]. En d’autres termes, pour détruire les Etats nations actuels, on tend à revenir à des structures archaïques, à raviver d’anciennes cultures à moins que l’on ne s’appuie sur les religions localement dominantes, revenant au principe cujus regio, hujus religio, le fin du fin de la liberté de conscience après la guerre de trente ans.
Nous verrons plus loin à quel point c’est un piège.

Si l’idée d’un gouvernement mondial excite l’imaginaire des cartographes en chambre, la tabula rasa qu’elle semble exiger pour refondre la géographie s’accompagne d’un arasement de la mémoire collective. Deux méthodes se disputent la vedette[3]. La première consiste à fournir une version officielle de l’histoire via les manuels scolaires et les émissions télévisées, quitte à la faire protéger par le législateur. Comme dans les familles, on enfouit dans les placards si ce n’est dans les célèbres poubelles les cadavres gênants et tout ce qui contredit l’idéologie à la mode. En France, de réforme en réforme, on a pratiquement détruit l’enseignement de l’histoire, gommé les repères et remplacé la chronologie par des thématiques. Le résultat n’est pas loin du premier couplet du Lycée Papillon. Les gens du métier ont fini par hurler et signer une pétition pour enjoindre aux politiques d’arrêter le massacre[4]. On en a parlé… environ trois semaines. La législation continue de plus belle, la poussière est retombée sur les signatures et maintenant les associations d’idéologues s’attaquent au dictionnaire !
La seconde méthode n’opère qu’à partir de réseaux privés. J’en avais analysé il y a quelques années un exemple déjà ancien, la construction de la prophétie dite du grand monarque au XIXe siècle pour la propagande du comte de Chambord[5]. Mais à cette époque, les royalistes se contentaient de convoquer les visionnaires pour interpréter le futur comme en Grèce on consultait l’oracle quitte à graisser la patte de ses prêtres. Aujourd’hui, tout un courant, plusieurs courants même remplacent carrément le passé par une légende fabriquée. Il y a quelques jours à peine, un correspondant canadien me parlait de l’Atlantide comme d’une réalité et d’un tournant de l’histoire humaine ; il me demandait mon avis comme il aurait pu le faire à propos de l’invention de l’horloge à la fin du moyen âge. Et ce n’est pas un imbécile, qu’on ne se méprenne pas. Le succès du da Vinci code, livre et film, montre combien il est facile de remplacer l’histoire par un trafic de mythes. Dan Brown eut d’ailleurs des prédécesseurs plus talentueux puisque Michelet est parvenu à diaboliser Philippe le Bel pour deux siècles et que la réputation de Richelieu souffre encore de son mauvais rôle dans Les trois mousquetaires.
Dans les deux cas, que la trame des événements soit gardée et réinterprétée ou qu’on la remplace par une légende ad hoc, l’histoire se transforme en mythe. Il ne s’agit plus de patiente reconstitution scientifique des traces du passé, de réflexion et d’analyse, mais d’un tout autre mode mental, apparenté au rêve et à la métaphore, un mode d’autant plus puissant qu’entre l’élaboration mythique et l’action ne s’interpose plus le recul critique.

(à suivre…)

[1] Il n’y a qu’une langue, le serbo-croate, que l’on peut écrire soit en alphabet latin (croate), soit en alphabet cyrillique (serbe). Pour transformer le « bosniaque » en langue à part entière, une commission linguistique a transformé l’orthographe et introduit des h superfétatoires. Le « traducteur » n’a effectivement pas eu beaucoup de travail.
[2] Cette carte vient d’être commentée par Pierre Hillard, « La carte du Moyen-orient redessinée par le Pentagone », B.I. (Balkans Infos) n°113, septembre 2006. Première publication de cette carte en illustration de Ralph Peters, « Blood borders : how a better Middle East would look », Armed Forces Journal, juin 2006 et sur le site www.armedforcesjournal.com/debate/2006/06/1833899
[3] Tout est binaire, décidément, dans cette histoire.
[4] Ils y ont mis le temps. En 1986, Bertrand Meheust, Pierre Lagrange (qui ne passait pas encore à la télé) et moi-même (sous le pseudonyme d’Anne-Vève) avions dénoncé au passage, en parlant d’autre chose, l’annulation d’une thèse par décret ministériel. Aucun de nous trois ne soutenait les idées révisionnistes mais l’incursion des politiques dans une affaire strictement universitaire nous paraissait de très mauvais augure. Voir Meheust, Lagrange, Vève, « Humeur autour d’une bière », OVNI Présence, 1986.
[5] Geneviève Béduneau, « Trafic de mythes », Liber Mirabilis.

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