Même si sa montagne accouchait souvent d’une souris, Lévi-Strauss a touché quelque chose d’essentiel en dégageant la célèbre opposition nature/culture. Toutes les traditions, lorsqu’elles exaltent une forme d’ascèse, tendent à éloigner l’homme de son substrat animal, à soumettre à la volonté, à la contemplation noétique, à la bienveillance désintéressée les fonctions vitales les plus basiques : le souffle, le besoin de nourriture ou de sommeil, l’instinct de reproduction et le désir sexuel auxquels il faudrait ajouter le réflexe grégaire de l’animal social. Aimé Michel voyait cet éloignement jusque dans la technique la plus quotidienne, par ce qu’il appelait les « extériorisations de fonction » ; ainsi la cuisine extériorise une partie de la digestion, l’écriture se substitue à la mémoire, la meule à la dentition, les tapis roulants à la marche, jusqu’à l’ordinateur qui nous libère de l’obligation de compter et d’une partie de notre travail mental. Pour lui, les grands mystiques représentaient le futur de l’homme, son aboutissement évolutif, accessible à quelques individualités par l’effort ascétique et à l’ensemble de nos descendants après quelques milliers voire quelques millions d’années d’extériorisation de tout le substrat culturel en prise sur l’animalité. Que la prescience grandiose d’Aimé Michel soit juste ou non, ce mouvement constant vers une libération des contraintes biologiques n’est pas niable.
Le territoire fait-il partie de ces contraintes ?
Le mouvement qui nous pousse à sortir de l’animalité, à la nier, à s’en impatienter comme Platon voyant dans le corps la prison de l’âme, nous mène-t-il vers un véritable dépassement créateur ou n’est-il qu’une pathologie de l’espèce ? A moins qu’il ne s’agisse que d’une étape de croissance. Où s’inscrit-il en nous ?
De telles questions ne sont pas simplistes. Elles reposent autrement les dilemmes et les interrogations sur lesquels butent les sciences humaines depuis des années – et les philosophes depuis presque trois millénaires – le rapport entre déterminisme et liberté, l’existence ou non d’une nature humaine, d’une essence, sa structure et ses composantes, d’une téléonomie voire d’une eschatologie, l’unicité de la personne et son inscription dans un tissu social générateur de mimétismes. On en trouverait aisément d’autres.
Il y a quelques dizaines d’années, lorsque l’ufologue américain Leonard Stringfield avait relayé des témoignages et des rumeurs de récupération de cadavres d’extraterrestres par l’armée américaine, le portrait robot des ET que l’on pouvait en dégager m’amenait à conclure que, si c’était exact, nous n’aurions pratiquement aucun substrat culturel commun, aucune base de compréhension réciproque : ces êtres n’auraient eu ni système digestif, ce qui exclut la nutrition dévoratrice d’autres vivants, ni reproduction sexuée[2]. Cela m’avait amenée à lister tout ce qui, dans une culture humaine, dépend du besoin de se nourrir et se reproduire. La liste dépassait largement les usages de table et les structures de parenté. Pratiquement tous les rites, les mythes, les contenus du rêve nocturne, les œuvres d’art, la mode et même l’organisation sociale spontanée tiennent par quelque fibre à ces nécessités, y compris leur négation ascétique. Les catalogues de témoignages de Len Stringfield ne tiennent pas la route et je m’en suis vite aperçue mais cela ne change rien à mon analyse. Même notre façon de concevoir le nombre et les mathématiques est issue de la nécessité du partage de la chasse et de la cueillette, sans oublier que l’universalité du calcul en base 10 ou en base 12 vient de la structure de notre main, selon que l’on comptait sur les doigts ou sur les phalanges[3]. Entre le propulseur qui permet de lancer un épieu et le missile intercontinental, la continuité est évidente. Le propulseur s’origine dans la nécessité vitale de tirer d’un autre vivant des protéines et d’autres molécules complexes déjà élaborées.
« Tu ne tueras pas. » Le commandement biblique n’a pas de complément. Abrupt, universel. Mais dans le même livre de l’Exode, dans le même chapitre, on trouve tout le rituel du sacrifice animal et tout le code de la peine de mort, plus loin la distinction des aliments « purs » et « impurs ». Après l’absolu du commandement, on ne trouve plus que des restrictions au meurtre. Contradiction qui résume tout le tragique de la condition humaine.
Le territoire a la même origine. Nous sommes du lieu que nous mangeons et que notre corps nous permet de parcourir, d’abord itinéraire de nomadisation puis ensemble des champs et des pâtures autour du village. Mais l’ascèse et les extériorisations de fonctions ne suffisent pas à décrire les chemins par lesquels l’homme s’éloigne de l’animalité, il faudrait ajouter un processus de transfiguration à la fois esthétique et affectif. La cuisine ne sert pas qu’à prédigérer les aliments, elle en raffine les saveurs, ouvre des espaces de convivialité tant lors de la préparation que par le rite du partage, qu’il soit familial ou social[4]. Le territoire parcouru pour survivre devient paysage aimé ou détesté, transformé par le travail humain, plein des signes du lien étroit qui s’instaure entre l’homme et la nature. Sur la terre familière, on peut lire l’histoire des générations qui précèdent, pressentir le vent, le soleil ou la pluie, on se sait héritier et futur ancêtre, maillon d’une transmission qui transcende la vie éphémère de l’individu. On sait où pond la vipère, où poussent les morilles, où gîte le lièvre.
Nomade ou sédentaire, le territoire n’a jamais été totalement autarcique[5]. L’archéologie nous offre des traces d’échanges et parfois sur de longues distances dès le magdalénien, ce qui signifie que des hommes voyageaient d’un groupe à l’autre – ou des femmes car outils, armes et bijoux ont pu accompagner des échanges matrimoniaux. L’actuelle mondialisation ne représente pas de ce point de vue une rupture fondamentale. Il convient toutefois de noter que la fonction d’échange, celle des marchands, caravaniers, colporteurs ou entremetteurs, aussi nécessaire qu’elle soit apparue au moins dès l’âge du bronze, semble trouver difficilement sa place dans les sociétés sédentaires. La trifonctionnalité que Georges Dumézil dégageait des mythes des peuples indoeuropéens l’ignore. Le système indien des castes répartit les marchands dans les plus basses, après les paysans et artisans, juste au dessus des intouchables ; or il s’agit d’une hiérarchie de pureté rituelle, ce qui revient à considérer que la fonction d’échange souille peu ou prou l’être qui s’y adonne. Au moyen âge classique où l’idéologie trifonctionnelle revenait en force, les foires furent étroitement règlementées, tout comme la banque, du moins dans les régions continentales. Le commerce maritime n’a jamais souffert de l’ostracisme qui touchait les échanges par voie de terre et c’est d’ailleurs pourquoi les familles de marchands italiens, presque tous armateurs, ont pu conquérir un statut noble ou du moins de notables et participer au gouvernement des villes. Le même phénomène a prévalu sur la côte méditerranéenne entre le Rhône et l’Ebre, en mer du Nord dans les villes hanséatiques et joua sans doute un rôle dans l’élaboration anglaise de la Grande Charte[6]. Cette différence de valorisation se comprend. Le colporteur ou le caravanier, c’est l’autre – étranger aux parentèles, aux stratégies d’alliance et de méfiance, aux hiérarchies qui structurent un village, une ville, un territoire vécu et susceptible donc de jouer dans ces délicats rouages le rôle du grain de sable d’autant plus qu’il traverse de part en part l’espace du groupe. On l’intègre en le ritualisant, en lui dédiant un temps et un espace restreints mais périodiques, celui de la foire ou du marché qui souligne son altérité et la désarme en transformant l’échange en fête. Le marin, lui, reste au port. Il ne met pas le pied en dehors du quartier réservé aux comptoirs, auberges et entrepôts. On n’a pas besoin de mettre en scène son altérité, le rivage y suffit. Il peut donc aborder en tout temps, même si ses marchandises alimenteront le circuit terrestre ritualisé. Le marin et, dans une moindre mesure, le nautonnier fluvial habitent l’espace intermédiaire de l’élément liquide, celui qu’on ne cultive pas, qu’on ne bâtit pas, sur lequel on ne fixe pas les routes sinon par le repérage du ciel[7] et la transmission orale[8]. Monde d’absolue liberté où le coureur d’aventure peut suivre la plume d’eider…
A rebours, l’imaginaire du territoire, du terroir, est un monde de repères précis. On s’y déplace en se fiant à des éléments stables, rocher, arbre, bâtiment, fontaine, chacun unique dans sa forme et sa texture. Chaque changement est événement que l’on mémorise, une part de l’histoire familiale ou locale, d’où l’importance du temps à la fois linéaire et cyclique[9]. Dès le second âge du bronze, c’est un monde que l’on enclot, que l’on protège de l’assaillant extérieur par une muraille de pierre ou de bois. Nous sommes dans la dialectique du même et de l’autre, de l’identité et de l’étrangeté, de l’intérieur et de l’extérieur, de l’ici et de l’ailleurs. Les rivières et les fleuves y furent souvent frontière, dès qu’il fallait au moins un gué pour les franchir alors que les montagnes n’ont jamais représenté de barrière. C’est qu’à la rivière on changeait d’élément. On passait du fixe au mouvant, de l’espace au temps.
L’opposition géopolitique classique entre puissances continentales et puissances maritimes s’origine dans ces imaginaires archaïques.
(à suivre)
[1] J’emploie ce terme dans le sens que lui donnent les physiciens et non dans celui, limité à la sphère économique, qui consiste à installer l’usine de production dans un autre pays que le siège de la société.
[2] J’avais publié ce commentaire au début des années 80 dans la revue Lumière dans la nuit sous le pseudonyme d’Anne Vève, mais j’ai totalement oublié le titre que j’avais alors donné à cet article.
[3] Le plus énigmatique serait le passage à la semaine de 7 jours, division du mois lunaire moyen de 28 jours en 4, ce qui signifie que l’on donne aux quartiers la même importance qu’à la pleine et la nouvelle Lune alors qu’ils sont moins sensibles à notre horloge biologique.
[4] Un des symptômes d’anomie de notre temps serait l’industrialisation de la cuisine et la vente en grandes surfaces de plats prévus pour une ou rarement deux personnes et qu’il suffit de réchauffer dans leur conditionnement. Outre la perte de goût, de texture, d’esthétique, on peut le voir comme la généralisation de la « gamelle » ouvrière, y compris le soir chez soi – peut-être l’un des signes les plus frappants de la primauté de la structure de travail sur la famille. Or l’Etat-nation fut à l’origine un regroupement de familles et en garde de nombreux traits.
[5] Peut-être le fut-il jusqu’à homo erectus. Mais n’oublions pas que l’absence de preuve n’est jamais une preuve d’absence. Nous ne pouvons repérer que les échanges d’objets impérissables comme les pierres façonnées. Si des tribus voisines troquaient autre chose, artefacts végétaux, fourrures, aliments récoltés, s’il existait des liens exogamiques ou des fêtes de type potlatch, nous n’avons aucun moyen de le savoir.
[6] Il faudrait certes nuancer et je ne fais ici que baliser les grandes avenues en délaissant les sentiers de traverse.
[7] Jusqu’à l’invention du GPS, faire le point signifiait prendre ses repères sur le soleil et les étoiles en les comparant à des tables astronomiques. Mais le GPS lui-même ne fonctionne que grâce aux satellites et aux ordinateurs embarqués qui opèrent ce travail à la vitesse des transitions électroniques. Il s’agit encore d’une extériorisation de fonction mais qui ne transforme pas l’imaginaire associé : la mer est toujours en lien avec l’air, le ciel, l’espace sans limite et de structure mouvante.
[8] J’ai pu suggérer dans Liber Mirabilis que la chanson corse O Federi rappelait la disparition d’une île. De même, on a déchiffré l’Odyssée comme un chant d’instructions nautiques, qu’il s’agisse de Bérard qui la situe seulement en Méditerranée ou d’auteurs plus audacieux qui la rapportent aux routes atlantiques de l’étain.
[9] Voir dans les archives de ce blog mes Impertinentes contributions au problème de la tradition primordiale. L’opposition très à la mode entre un paganisme cyclique et un judéo-christianisme inventeur de l’histoire et du temps linéaire ne tient pas quand on l’examine plus à fond. Les deux conceptions du temps ont toujours coexisté, tout au plus furent-elles diversement valorisées.
No comments:
Post a Comment