Comme je ne suis pas une fanatique de Jacques Attali et que j’en évite la lecture autant que faire se peut, n’ayant pas trop de temps à offrir à l’ennui, j’avais raté un épisode, son éloge de la vie nomade. Il a fallu quelques critiques bien senties d’Alain de Benoist à son égard pour que je prenne conscience de l’importance de ce qu’il faudrait plutôt appeler éloge du déracinement. Car du paléolithique à nos jours, le nomadisme n’est pas l’errance mais une autre façon que celle du sédentaire d’habiter un territoire, une façon que l’on pourrait qualifier de cyclique et qui, à l’origine, se fonde sur la nécessité de suivre la migration des troupeaux sauvages et l’apparition en des lieux et des temps répertoriés des ressources nutritives végétales. Même dans les archipels, cette composante cyclique existe, matérialisée par les advenues saisonnières des bancs de poissons ou des oiseaux migrateurs et l’on en retrouve la ritualisation dans le circuit traditionnel d’échange des Trobriandais ou, plus près de nous, le Tro Breizh qui fait passer le pèlerin par les sanctuaires des 7 saints de Bretagne. Ce dont Attali fait l’éloge n’est pas non plus le départ à l’aveuglette vers de nouvelles terres en suivant la plume d’eider ou les indications de l’oracle, car il s’agit bien de fondations à établir en ce cas. Les cités antiques savaient par ce biais éviter la surpopulation locale mais les couples de jeunes que l’on envoyait créer une nouvelle ville restaient en lien avec leur métropole d’origine, en reproduisaient les lois, les coutumes et les rites, les adaptant parfois, ne les reniant jamais.
Il est vrai qu’un excès de sédentarité étouffe et donne la nostalgie d’autres espaces. La ville surtout est un lieu dont on part et cela depuis qu’il en existe. On part en quête d’être, ayant atteint la satiété de l’avoir : le monachisme est toujours apparu en contrepoint de fortes concentrations urbaines, quel que soit son substrat religieux. On part en quête de savoir, comme ces étudiants du moyen âge qui faisaient le tour des universités pour entendre les maîtres réputés ou comme les compagnons font leur tour de France, tour des grands chantiers et des meilleurs maîtres. On part en quête de vénération sur les routes de pèlerinage. On part en quête initiatique de soi-même comme le firent peut-être les Goliards, plus sûrement les jeunes gens cultivés du 19e siècle, plus tard les Wandervögel et, plus près de nous, les Beatniks et les Hippies. Mais même ces routards de notre temps, je l’ai moi-même constaté, ont eu tendance à se fixer des routes de nomadisation, à les ritualiser, allant de rencontres en concerts, d’étapes en étapes dont le nom faisait le tour du monde. Je pense à ces deux Américains qui arrivèrent à Lyon en 1966 ou 67 nantis de ce seul sésame, un papier sur lequel était griffonné : « Pont la Feuillée, France ».
« Sous le soleil exactement,
Pas à côté, pas n’importe où… »
Ce que prône Attali, c’est de jeter par-dessus les moulins tous les repères civilisationnels inscrits dans l’espace et le temps de la mémoire, tant collective qu’individuelle, une table rase de chaque instant où l’on ne conserverait en poche que quelques contrats et un savoir abstrait. Mais Alain de Benoist se trompe en partie lorsqu’il appelle contre le nomadisme d’Attali à une reterritorialisation[1]. Il voit bien quel virus cet effacement de toute qualification de l’espace introduit dans les cultures sédentaires. Il ne voit pas qu’il serait tout aussi destructeur pour les cultures réellement nomades ou maritimes et qu’océan, désert ou steppe sont sillonnés de routes qui, pour ne se tracer que sur la carte ou dans les étoiles, sont aussi impératives qu’une voie de chemin de fer. C’est bien lorsque le milieu n’offre pas de repères faciles qu’il faut tenir son cap avec le plus d’exigence. L’idéologie de la mondialisation n’est pas comme il le pense l’expression géopolitique des puissances maritimes et périphériques s’opposant à un cœur continental parangon de stabilité et de diversité. Tout d’abord, la continentale Eurasie abrite en son sein des steppes qui valent bien les océans. Toute son histoire est rythmée des incursions de ces nomades de l’intérieur que furent les Mongols, puis de ceux venus des déserts d’Arabie porter à la fois la conquête et l’islam. Quant à la Chine dont les jonques ont sillonné le Pacifique et sans doute atteint l’Amérique du sud, sa qualité maritime ne l’a pas empêchée de se protéger par un limes à l’instar de Rome. Et puis, descendante de marins autant que de paysans, je me méfie de la description classique des « puissances maritimes » comme empires commerciaux sans fondements ni traditions, égalitaristes et universalistes. Crète, Phénicie, Carthage, Corinthe, Gênes, Venise, Portugal, Hollande, Chine, Angleterre et les USA d’aujourd’hui ont certes en commun, mais ce n’est pas le relativisme des idées, des statuts et des lieux, c’est la rencontre d’une oligarchie éloignée du peuple et d’un désir hégémonique sans limite. Les formes républicaines n’y changent rien et celles des USA viennent d’un temps où l’expansion se faisait sur le continent même – dont les autochtones subirent le poids. L’oligarchie rassemblait tous les colons WASP. Ce temps ne pouvait et n’a pas duré.
Sur un point, la description géopolitique classique a superficiellement raison : les empires maritimes étant empires marchands, investis de la fonction d’échange, sont fatalement confrontés à la diversité des cultures. On pourrait même dire que le choc culturel est leur pain quotidien. Mais elles semblent historiquement avoir plutôt réagi dans le sens de la fermeture et du mépris de l’autre, par une réaction de défense de leur propre identité, comme si elles développaient l’équivalent culturel des anti-corps. Le cas des USA est particulier dans la mesure où, comme Rome, c’est un empire fondé par des gens qui furent colons dans leur propre pays, volontaires ou bannis, puis ouvert à d’autres immigrants jusqu’au cosmopolitisme total. L’impérialisme oligarchique maritime de Carthage greffé sur une base romaine, le mélange pourrait se révéler détonnant, d’autant que, comme Rome encore, les USA ont une identité, un ensemble juridique puissant, mais très peu de substrat culturel propre[2], contrairement par exemple à leur voisin canadien. Y aura-t-il comme certains le prophétisent une nouvelle sécession, avec ou sans guerre ?
Yves-Marie Adeline oppose, quant à lui, des sociétés patriarcales dont le modèle serait l’Eglise catholique ou le royaume capétien et des sociétés matriarcales régies par la loi, l’individualisme et le contrat libre, sociétés qu’il voit comme typiquement anglo-saxonnes[3]. Je le remercie de mettre la liberté du côté de la femme, retrouvant d’ailleurs ainsi l’intuition des peintres des trois derniers siècles, mais les archétypes qu’il décrit me laissent tout aussi perplexe quant au rôle « évident » des sexes. Je retiendrai surtout l’opposition entre une conception patrimoniale de la propriété couplée à une hiérarchie pyramidale et une conception individualiste de cette même propriété liée à une organisation en cercle ou en réseau. C’était au moyen âge la différence entre le fief et l’alleu. Il y aurait à creuser en évitant d’absolutiser ces couplages mais en remarquant que le sud, allodial, a favorisé le commerce plus qu’il ne l’a craint alors que le nord, féodal, s’en est fortement méfié.
[1] Dans une intervention sur Radio Courtoisie début mars, ainsi que dans le dernier numéro d’Eléments, n°127, consacré à l’Europe.
[2] Coca Cola et les épopées du western sont ce qu’il y a de plus autochtone. Il faudrait y ajouter une subculture née dans les quartiers pauvres des grandes villes où le frottement communautariste est constant, celle qui gagne insidieusement nos propres banlieues.
[3] Yves-Marie Adeline, Histoire des idées politiques, Ellipses, Paris, 2007, pp. 16-21.
No comments:
Post a Comment