Saturday, March 01, 2008

Vers quel monde ?

Les circonstances m’ont éloignée de ce blog : un travail qui me laisse peu de temps libre même s’il s’agit d’une sorte de fourmilière à cigales, d’autres interventions sur la Toile et surtout la difficulté de penser et de parler sereinement en période électorale. La politique partisane au jour le jour s’accommode mal des grands débats sociétaux et tout ce que l’on peut dire comme réflexion de fond est immédiatement retraduit en intentions de vote. Comme je suis de moins en moins persuadée du bien-fondé de la démocratie représentative, que je place le bipartisme à l’anglo-saxonne parmi les plaies d’Egypte et que les vrais débats de notre temps me semblent de plus en plus étrangers au soit disant clivage droite/gauche[1], on comprendra que je me taise lorsque les Bandar-log effectuent leur danse médiatique rituelle. Pour finir, la confusion entre fonction d’Etat et vedettariat personnel me donne l’urticaire. Ce n’est pas que j’aie la moindre préférence pour le style compassé, momifié qui faisait autrefois qu’on ne distinguait le président de la république de l’huissier de l’Elysée qu’à sa taille pour de Gaulle ou son chapeau pour Mitterrand. J’ai applaudi lorsque Giscard invita des éboueurs à partager son présidentiel petit déjeuner et je pense que, dans les dîners officiels, Carla Sarkozy-Bruni sera certainement plus décorative que disons Tante Yvonne pour ne pas froisser la susceptibilité des survivantes. Mais Sartre a écrit ses meilleures pages en fustigeant le garçon de café qui se prend pour un garçon de café en jetant aux orties tout son potentiel de liberté créatrice[2]. Confondre personne et fonction en réduisant, de plus, la personne à la persona pour reprendre le terme jungien fait perdre toute profondeur. Evidemment, on peut me rétorquer : est-il important qu’un chef d’Etat soit profond ?

C’est peut-être la véritable question. Ou, plus exactement, elle en appelle une autre : la structure étatique présente sous diverses formes depuis au moins l’âge du bronze, c’est-à-dire la coïncidence d’une instance de décision et de pouvoir avec un territoire aux frontières délimitées a-t-elle un avenir ? Depuis la sédentarisation entamée vers -10 000 au Zagros, en Cappadoce, au Hoggar et peut-être ailleurs encore, la spatialisation du pouvoir et de l’identité collective va de soi. Il n’y a de géopolitique possible que parce que les entités politiques, les cités, les Etats quel que soit leur régime et finalement les ensembles culturels s’inscrivent dans la géographie. Une partie du malaise et des diverses crises identitaires qui accompagnent la mondialisation vient peut-être d’une remise en question dans les faits, mais impensée, de cette spatialisation du pouvoir, de l’identité et de la culture. Trois phénomènes distincts la remettent en cause et se superposent plus ou moins harmonieusement – plutôt moins que plus – à l'ancienne structure spatialisée.

Dans la sphère économique, le regroupement des entreprises et sociétés en entités « multinationales » avec leurs propres hiérarchies, leurs propres logiques, les met de fait hors du droit lequel est toujours attaché aux structures étatiques territorialisées, donc hors de toute régulation externe autre que le marché. Un salarié se trouve donc de facto confronté à une double appartenance, une double exigence de loyauté qui peut aller jusqu’à une double identité. La presse en témoignait sans même s’en apercevoir lorsqu’elle disait « les Moulinex » au moment de la cessation d’activité de la société. Les Moulinex, comme on aurait pu écrire les Parisiens ou… les Français. Cette double allégeance ne semble être reconnue comme telle que par les Japonais. Il faut tout de même souligner le caractère éminemment schizophrénique d’une identité multiple, fût-elle collective, et se demander aussi ce qui peut se passer en cas de conflit entre les deux structures. Les gesticulations médiatiques autour de certaines fusions de sociétés ou du rachat d’une entreprise française par un consortium indien mettent en lumière les contradictions des deux modèles, le modèle spatial de l’Etat-nation et le modèle institutionnel non-local du groupe de sociétés cotées.

Par ailleurs, on observe un brassage de populations, un mouvement migratoire mondial d’une ampleur rare dans l’histoire. Aucune région du monde ne semble épargnée. Ce mouvement a dépassé le stade où l’on pouvait encore le contrôler, l’enrayer ou inverser les flux et nous sommes encore incapables de savoir s’il va aboutir à de nouvelles sédentarisations, la dernière couche de population arrivée fusionnant progressivement avec les précédentes, ou s’il s’agit d’une nouvelle forme de nomadisme qui remet en cause tout l’héritage de la sédentarité. Je me souviens d’avoir posé dans les années 70 la question de savoir si les premières filières d’immigration qui se mettaient en place, surtout de l’Afrique vers l’Europe, ne préludaient pas à une vague de migration des peuples. Mais non, que vas-tu penser là ! me répliquaient mes amis en chœur avec les « spécialistes »[3]. Aujourd’hui, alors que les faits obligent tout un chacun à ouvrir les yeux sur la réalité des mouvements migratoires, cette question ne semble dépassée. Le véritable problème, c’est de savoir si l’enracinement géographique, la sédentarisation, possède encore un sens dans l’avenir. Mais que le brassage humain auquel nous assistons soit temporaire ou débouche sur un nomadisme à long terme, cela n’ira pas sans transformer profondément les cultures – toutes les cultures, tous les peuples. Tout suggère aujourd’hui que cette transformation n’ira pas sans souffrance, sans massacres, sans pertes profondes.

Le troisième phénomène qui vient contredire la géopolitique, c’est Internet. Aux yeux d’un observateur superficiel, la Toile peut apparaître comme chaotique, cacophonique même. Le pire et le meilleur s’y entrecroisent, Esope aujourd’hui servirait des ordinateurs plutôt que des langues à son festin. Mais le chaos n’est ici qu’apparence. Fondamentalement, le Web est un univers structuré. Il l’est par la rigueur des logiciels et des protocoles d’échange entre machines sans lesquels il serait tout simplement impossible de se connecter mais il l’est aussi par les regroupements spontanés qui s’opèrent et se manifestent au travers des commentaires d’articles, de blogs, des listes de correspondances ou des fora. Il tresse intimement absolutisme (l’admin d’un forum ou d’un blog possède seul les codes, roi dans son royaume), acratisme, néo-tribalisme maffesolien – Goethe aurait parlé d’affinités électives – et pur économisme. Il résonne de toutes les voix, des propagandes et des oracles, des rumeurs et des canulars, des analyses fouillées et des vulgarisations, abrite les contestataires et les chantres de la pensée unique, le logos et le mythos. Mais tout s’y passe dans un espace de Hilbert totalement délocalisé par rapport à l’espace réel qu’il abolit. Un Coréen peut y discuter en temps réel avec un Serbe, un Africain, un Canadien, on peut même ignorer sur quel coin de la planète son correspondant a posé sa chaise et son clavier. Il pourrait se trouver en mer, la liaison satellitaire le permet, à la portée de toutes les bourses. Un des premiers internautes a déjà lancé voici une bonne dizaine d’années une Déclaration d’indépendance du Cyberspace qui souligne la contradiction entre l’Etat (ses lois, sa police et son armée) lié à un territoire précis et le Net qui échappe à toute limitation de cet ordre.

http://www.freescape.eu.org/eclat/1partie/Barlow/barlowtxt.html


Il ne s’agit pas du futur. D’ores et déjà, multinationales, poussées migratoires et réseau non-local se développent parallèlement aux Etats-nations, interagissent avec eux et entre eux sans qu’un équilibre satisfaisant s’instaure. Le pire serait sans doute de refuser d’entendre la question posée par cette évolution, car il s’agit de celle dont Julien Gracq disait que nul ne saurait la laisser sans réponse : Qui vive ?

Ce message n'est que l'état des lieux, un simple constat. Il faudra penser plus loin encore.

(à suivre)



[1] Il paraît que ce refus d’un étiquetage obsolète me désigne ipso facto comme de droite. Haussons les épaules. Au moins, cela ne me rend pas sinistre !

[2] C’est la seule chose intéressante que j’ai lue sous la plume de Sartre mais personne ne saurait être mauvais tout le temps.

[3] J’aimerais bien en revoir un ou deux pour leur demander : et alors ?

1 comment:

Sacha said...

Bonjour. Puisque la seule manière de vous contacter est de poster un commentaire, voici.

Heureux d'avoir découvert vos réflexions sur Guénon et les néo-païens, qui s'ouvrent à une grande richesse de nuances. (Je lis en ce moment "Métaphysique du Sexe" de Julius Evola.)

Avez-vous écrit quelque-chose sur un support tangible ou vos lecteurs doivent-ils se contenter de glaner des pixels sur la Toile?

Sacha Horowitz
sachaweb@msn.com
(Merci de ne pas utiliser l'adresse Google mais bien MSN.)