Tuesday, April 08, 2008

De terre et de mer


L’insistance d’Alain de Benoist sur l’opposition géopolitique terre/mer m’étonne tant il est évident que ce n’est qu’une des lectures possibles des enjeux civilisationnels de notre temps. Cette opposition n’est pas fausse ou, plus exactement, elle reste heuristique pour certaines époques, elle apporte même un éclairage assez riche si l’on ne se contente pas de valoriser l’un des pôles au détriment de l’autre, mais elle ne saurait pas plus fournir de clef de compréhension universelle que l’opposition nature/culture chère à Lévi-Strauss n’épuise la mythologie comparée.

A partir d’un discours de monseigneur Kirill de Smolensk, l’évêque chargé des relations extérieures du patriarcat de Moscou, à la conférence sur « La religion dans le système contemporain des relations internationales » qui s’est tenue à Saint-Pétersbourg le 30 septembre 2006, j’ai pu montrer dans un article de B.I (Balkans infos) que Poutine concevait le rôle international de la Russie comme un nœud d’échanges et de diplomatie dans un réseau de nations, de cultures et d’intérêts aussi divers qu’antinomiques parfois. J’écrivais : « Une analyse classique, celle que semblent appliquer mécaniquement les USA, consiste à opposer le cœur continental à la périphérie maritime. C’est le fondement théorique de la politique de containment menée par Henry Kissinger vis à vis de l’URSS et reprise sans autre examen par l’équipe Bush. Or la Russie développe actuellement une autre manière de voir les relations cœur/périphérie. Dans cette perspective assez nouvelle en politique internationale, le rôle du cœur n’est pas de se poser comme une forteresse imprenable mais comme un centre ou un nœud relationnel, comme le lieu naturel de rencontres et d’échanges entre les points opposés de la périphérie. Le rôle géopolitique du cœur devient alors celui d’un médiateur développant de manière préférentielle non plus la domination mais la coopération. En d’autres termes, idéalement, on passe d’un système de rivalité à un système de co-évolution, à une forme d’écologie des sociétés humaines. C’est presque l’exact opposé de l’idéologie libérale fondée sur l’individualisme et la compétition où le libre échange élargit seulement l’aire de jeu des puissances économiques[1]. »

En termes géopolitiques classiques, c’est une vision plus « maritime » que terrienne et cela dans le pays qui apparaît comme l’heartland par excellence, le cœur continental de l’Eurasie. Dans mon précédent message, je faisais allusion aux steppes et aux déserts comme à des équivalents de la mer, des territoires nomades et sans plus de repères fixes que les vagues[2]. Dans son expansion séculaire vers la Sibérie, la Russie devient une puissance des steppes. Vers l’est, elle ne rencontre pas de « frontière naturelle » significative avant le rivage océanique sinon quelques fleuves difficilement traversables en période de crue mais leur caractère « frontalier » n’est que saisonnier, et peu de repères paysagers. La sécession de l’Ukraine, vieille terre agricole de longue date parsemée de villages, accentue l’assimilation de la Russie actuelle à la « grande plaine » ouverte où les villes semblent des îles et que sillonnent des marins de pleine terre. Dès lors vouloir lire à tout prix l’opposition américano-russe à travers la grille terre/mer ne peut que rendre incompréhensible la politique extérieure de Moscou. Ceux qui assimilent Poutine à un nouveau Staline témoignent de cette incompréhension. Le « petit père des peuples » était un montagnard géorgien, un homme de terroir, de vallées isolées, de villes fortes ; il a conçu l’expansion du communisme comme un glacis protecteur de la forteresse Russie, une suite de barbacanes à l’avant des murailles. La construction du mur de Berlin en fut l’expression concrète. Avec Poutine, la Russie n’a pas reconstruit de murs, pas plus dans la pensée que dans le réel. Le nouveau modèle sociétal évoque plutôt l’empire mongol de Koubilaï et cela d’autant plus que l’actuelle prospérité s’appuie sur la circulation d’hydrocarbures dans des pipelines. Symboliquement, ce sont des rivières ou des vaisseaux sanguins, une circulation de fluides nourriciers[3].

On peut se demander alors si le modèle du heartland assailli par les navires de la périphérie maritime, modèle tout droit issu de la guerre de Troie et que l’on retrouve dans la conception germano-scandinave d’Asgard ou de Mitgard en proie aux razzias des Thurses du givre, n’a pas fait l’impasse sur d’autres possibilités, d’autres grilles de lecture. Il ne s’agit pas d’une oiseuse question d’école. Dans la géopolitique, la géographie, la structure de l’espace compte et limite les potentialités mais le politique ou, mieux, la métapolitique a son importance, tout aussi cruciale. Parler alors de métapolitique signifie évoquer le sentiment d’identité collective, d’appartenance, de sourde mémoire[4] partagée, avec son poids d’amitiés et d’antagonismes et ses effets d’échelle – et l’on sait les liens de la mémoire inconsciente avec la pensée mythique[5]. Il reste que le mythe lui-même engendre parfois d’étranges résonances.

Il semblerait logique que les puissances réellement maritimes ou largement nomades s’assimilent aux Grecs vainqueurs de Troie et que les peuples bien enracinés sur leur terre développent une image asgardienne de la cité repoussant les frustres géants barbares. Or paradoxalement, les deux peuples qui se réclamèrent d’une filiation troyenne furent les Romains – Virgile n’ayant fait que reprendre avec génie des contes de coin du feu – et les Francs, soit une colonie « sauvage » de Latins bannis devenus le virus destructeur du monde étrusque[6] et un peuple de guerriers migrants assez peu sédentaires. Mais Troie n’est plus chez eux la cité rayonnante, le centre de civilisation, c’est une terre détruite, une terre quittée par des fuyards qui n’emportent dans leur errance que la mémoire, la volonté de survivre et peut-être une forme de ressentiment. Troie n’est plus qu’une Atlantide engloutie par la défaite. D’ailleurs, dans le récit platonicien, la chute d’Atlantis a lieu pendant une guerre où les Grecs seraient les assaillants. Il y a là plus qu’une parenté, ce sont les variantes d’un même mythème[7].

Le lien qui s’établit entre grille de lecture géopolitique et mythe nous ramène, une fois de plus, à l’extrême importance de la pensée mythique dans la conduite des peuples. Il reste que le modèle troyen n’a pas ressurgi par hasard. Lorsque Mahan exalte les puissances maritimes en 1890, le mouvement d’expansion coloniale des Européens bat son plein et c’est sans doute ce qui lui fait écrire, d’après Raleigh : « La puissance maritime tient en premier lieu au commerce et celui-ci suit les routes les plus avantageuses ; la puissance militaire a toujours suivi le commerce pour l’aider à progresser et pour le protéger ». Mackinder va faire basculer cette analyse vers le mythe, probablement sans le savoir et sans le vouloir. Tout d’abord le choix d’une cartographie polaire et l’abandon de la projection de Mercator fait écho aux préoccupations de Guénon et d’autres ésotéristes sur l’axe du monde. Sa vision concentrique d’une « île mondiale » ou heartland (le bloc Eurasie/Afrique) entourée des « îles périphériques » (Amérique nord et sud, Australie, Nouvelle Zélande), le tout ceint d’un « océan mondial » retrouve des conceptions de l’antiquité profonde. Mais il est intéressant que la principale qualité dont il dote son heartland, c’est d’être un espace de mobilité rapide, celui sur lequel galopent les chevaux tandis que les navires se traînent sur l’océan. C’est ensuite l’américain Nicholas Spykman qui distingue sur le continent un centre immobile qu’entoure un « anneau de terres », le Rimland ; dès lors, le modèle troyen est complet mais il ne s’élabore que grâce à la montée en puissance des USA après la double défaite allemande en 1918 et en 1944. Ce modèle, on le sait, a largement inspiré la politique d’encerclement, de containment de la Russie soviétique par les alliés des Etats-Unis.

Mais ce faisant, on oubliait le galop des chevaux sur les grandes plaines d’Eurasie. Les actuels chantres de la « relocalisation » qui lient sédentarité et identité, se méfient des échanges marchands et de ce qu’ils nomment la bougeotte, le « nomadisme » « maritime » d’Attali, se veulent à leur tour Troyens plutôt que Grecs, d’une Troie multipliée, renaissante derrière ses murailles. Cela ne prédispose pas à comprendre la Russie d’aujourd’hui, celle qui ne se définit pas comme heartland et ne se laisse plus contenir.

La question qui se pose alors, c’est d’identifier les mythèmes en jeu plutôt que de s’accrocher à un bassin sémantique qui s’estompe. Cela permettrait une ressaisie du monde tel qu’il émerge.

(à suivre)



[1] Je retrouverai la référence, promis !

[2] L’abandon de la sédentarisation par les Amérindiens des plaines, redevenus chasseurs-cueilleurs et nomades après une période agricole dont il reste des traces archéologiques serait l’expression la plus extrême de l’analogie profonde entre mer et steppes.

[3] Ceux que j’ai surnommés « prophètes de la grande muraille » y verront plutôt un système veineux chargé de toxines mais cela ne change pas la thématique.

[4] « Mémoire, sœur obscure et que je vois de face – autant que le permet une image, qui passe », écrivait Jules Supervielle. Pierre Chaunu avait repris l’image pour parler des racines protohistoriques de la France. On peut aussi l’entendre comme une rumeur sourde, inconsciente le plus souvent mais active et susceptible de jaillir comme un son de trompe quand on l’attend le moins.

[5] Surtout depuis les travaux de Jung.

[6] Même si le peuplement de la cité romulienne par les bannis de la péninsule italienne n’est qu’une légende, il n’en reste pas moins qu’elle a du sens, qu’elle pose à l’origine même de la ville une rupture volontaire avec l’ordre antérieur et communément admis. Le meurtre du frère jumeau qui précède selon la tradition l’invite aux bannis n’a qu’un seul équivalent mythique, le meurtre d’Abel par Caïn. Il faudra revenir sur cette parenté. Notons pour l’instant que c’est à la fois une transgression des liens de fidélités familiaux eux aussi communément admis, un sacrifice de fondation revendiqué à l’époque où le sacrifice humain n’a pas bonne presse, un refus de l’identité héritée. Romulus est un être de rupture active et, partant, l’acteur d’une recréation du monde selon sa propre volonté toute humaine. Il apparaît en cela étonnamment moderne et ce n’est peut-être pas un hasard si les Insurgents d’Amérique puis les révolutionnaires français se sont cherché des modèles dans l’histoire de la république romaine.

[7] Le même mythème se retrouve en Bretagne avec la légende de la ville d’Ys et l’on peut aussi le lire dans le récit biblique de la chute de Jéricho.

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