De Pascal Pastor, avec
un peu de ma collaboration.
Les Chinois ont donné
un sens très spécial à la causalité puisqu’ils s’intéressent au processus de
transformation lui-même beaucoup plus qu’à la nature propre des “entrées” et
des “sorties”. Dans la science contemporaine, on ne peut aborder cette question
sans référence à l’expérience d’Aspect, qui fait émerger au laboratoire, et non
plus par de simples expériences de pensée, une rétroaction du temps et une causalité
complexe. Cette causalité complexe prend la forme de coïncidences porteuses de
sens et mathématiquement prédictibles.
La rétroaction du temps
est sans doute ce qui choque le plus le sens commun. Depuis le XVIIe siècle,
une grande part de l’effort technique des occidentaux a été consacré à la mise
au point d’horloges régulières. Comme se développe à notre époque un véritable
“culte” des images, à partir tout d’abord de la généralisation du cinéma, puis
de la prégnance de la télévision dans tous les foyers, et maintenant des
progrès de l’informatique et de la mise au point des images de synthèse, un
phénomène du même ordre à entouré entre le XVIIe et le XIXe siècle les progrès
de l’horlogerie. Les découvertes de Galilée sur le pendule ont permis aux artisans
hollandais la mise au point d’horloges au mouvement régulier. D’abord énormes
machineries réservées aux monuments publics, aux beffrois urbains en
particulier, ces mécaniques à mesurer le temps se sont progressivement
miniaturisées. Elles ont d’abord trôné chez les puissants, rois et seigneurs,
puis gagné les foyers particuliers. L’horloge à balancier dans le salon
bourgeois ou la grande salle de ferme devint un élément du décor familier.
Enfin, au XVIIIe, la montre à gousset permettait d’emporter l’heure avec soi,
même en dehors des demeures. Cette miniaturisation et cette vulgarisation
équivalaient à un apprentissage collectif du repérage du temps par intervalles
réguliers et successifs et de son lien avec une mécanique. Le temps, de ce
fait, n’était plus lié dans la conscience collective à un rythme cosmique,
diurne ou saisonnier, mais au mouvement “sans fin” d’une série d’engrenages
dépendant d’un ressort. On remontait la montre de façon à ce que ce mouvement
ne s’arrête jamais. De ce fait, la conception d’un temps linéaire s’imposait à
tous. Elle devait amener une notion nouvelle de la causalité, dont la puissance
semblait s’exercer en raison inverse du temps écoulé. Plus une cause était
proche, temporellement parlant, et plus elle provoquait des effets mesurables.
Plus elle s’éloignait dans le passé, et plus on supposait son action insensible
ou négligeable. La pensée collective s’était rendue esclave du temps linéaire.
Toute la physique classique s’est construite à partir de là.
Nous savons désormais
que la réalité n’est pas descriptible entièrement comme linéaire, mais pas
davantage comme non linéaire. Prenons l’exemple des théories de la lumière. A
l’époque de Pascal et de Newton, et de leurs travaux sur l’optique, la
propagation de la lumière était conçue comme émission de corpuscules le long de
rayons, c’est à dire à partir de la géométrie euclidienne des droites. Cette
conception a prévalu jusqu’aux expériences de Young, mettant en évidence des
phénomènes d’interférence. On en est alors arrivé à une théorie ondulatoire où
la lumière se manifestait en halo autour d’un point. Un rayon, vu en coupe
transversale (par exemple en interposant un écran), montre une zone circulaire
intense au centre, puis des cercles alternativement sombres et clairs, de plus
en plus mal décelables, comme les rides à la surface d’une mare dans laquelle
on vient de jeter un caillou. Avec la physique quantique, il a fallu admettre
que la lumière combinait onde et corpuscule. Ces théories correspondent à une
approximation de plus en plus fine du réel. Le rayon droit décrivait
l’expérience immédiate de l’optique. Les conceptions ondulatoire pure, puis
corpusculo-ondulatoire correspondent à des phénomènes de moins en moins
perceptibles par l’expérience quotidienne.
Il en va de même du
temps et de la causalité. La perception immédiate engendrée par l’habitude de
l’horloge serait celle d’une droite, d’une dimension linéaire euclidienne. Une
approche plus subtile montrerait des récurrences, des cyclicités de nature
ondulatoire et suggérerait une “propagation” différente de la simple linéarité.
Si l’on considère ainsi l’évolution temporelle de chaque élément du réel, on
peut mettre en évidence des phénomènes d’interférence et des nœuds de
possibilités. A ces nœuds, le choix de l’orientation du comportement futur, du
destin si l’on veut, serait possible, mais pas de manière continue sur un temps
linéaire. L’image la plus parlante serait celle d’une autoroute. On peut
bifurquer aux sorties mais, si l’on rate une porte, il faut attendre la
suivante. La causalité linéaire et le déterminisme correspondraient au trajet
entre deux portes. Au moins le vivant, et donc a fortiori le psychisme, disposerait aux portes d’un certain degré
de liberté. Cette conception du temps n’en fait plus une simple dimension,
d’ailleurs, mais une réalité physique opérant par quanta et connue comme
théorie du chronon. Elle a été complétée dans les années 60-70 par une théorie
corpusculaire de l’espace-temps afin de la rendre cohérente avec la Relativité
et la mécanique quantique.
Comment concevoir le
comportement du vivant (et du psychisme) dans les états que nous avons comparés
à des portes ou des sorties d’autoroute temporelle ? Si nous envisageons alors
que se présentent des possibilités, des “lignes de temps” différentes, chacune
à son tour en engendre d’autres au “nœud” suivant. On aboutit à une notion
fractale des temps potentiels. Certains physiciens en ont conclu à la
formation, à chacun de ces nœuds, d’univers divergents bien que coexistants,
notion qui a d’ailleurs inspiré plusieurs écrivains de science-fiction.
Si, par contre, nous
restons dans une perspective linéaire et triviale du temps, alors l’avenir est
entièrement déterminé, et cela signifie que tout est écrit, mektoub, sous la
tyrannie des horloges. Ce fut d’ailleurs un des arguments de la querelle entre
les premiers physiciens des quanta et Einstein, auquel ils reprochaient une
vision hyperdéterministe de l’univers, évacuant trop aisément l’indéterminé au
niveau de la particule, l’accidentel dans le monde macroscopique et la liberté
chez l’homme. Même un physicien attaché théoriquement au déterminisme strict
doit, de fait, constater que tout n’est pas prévisible, que des événements
peuvent survenir sans se faire annoncer, en invités surprises. Mais tout ce
qu’on oppose d’ordinaire au déterminisme absolu se borne à une autre façon de
garder la linéarité du temps, penser tout en termes d’aléatoire, de hasard et
de probabilités générant parfois des structures stables. Au niveau du
psychisme, cette hypostasiation du hasard dans le temps linéaire engendrera les
philosophies existentialistes, dans lesquelles la liberté, absolue à l’origine,
se pose à elle-même des contraintes en s’exerçant, jusqu’à la définition finale
d’une “essence” totalement déterministe et figée.
Aucune de ces dernières
théories ne décrit complètement ce que l’on peut appeler le croisement de la
liberté et de la ou des destinées. Il faut prendre en compte d’une part la
fractalité du temps, que confirment les théories grand unifiées les plus
récentes, d’autre part les degrés de liberté de chaque élément du réel, qui
sont fonction de sa complexité systémique propre. Un chimpanzé dispose de plus
de choix potentiels de comportement qu’un annélide, et l’homme de bien
davantage qu’un chimpanzé, mais cette liberté n’est jamais absolue autrement
qu’en abstraction. Concrètement, même l’homme ne pourra pas devenir pilote de
ligne à trois mois, en admettant qu’il le désire !
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