Wednesday, August 13, 2014

Une approximation de la question des cycles à partir du I Jing





De Pascal Pastor, avec un peu de ma collaboration. 

Les Chinois ont donné un sens très spécial à la causalité puisqu’ils s’intéressent au processus de transformation lui-même beaucoup plus qu’à la nature propre des “entrées” et des “sorties”. Dans la science contemporaine, on ne peut aborder cette question sans référence à l’expérience d’Aspect, qui fait émerger au laboratoire, et non plus par de simples expériences de pensée, une rétroaction du temps et une causalité complexe. Cette causalité complexe prend la forme de coïncidences porteuses de sens et mathématiquement prédictibles.
La rétroaction du temps est sans doute ce qui choque le plus le sens commun. Depuis le XVIIe siècle, une grande part de l’effort technique des occidentaux a été consacré à la mise au point d’horloges régulières. Comme se développe à notre époque un véritable “culte” des images, à partir tout d’abord de la généralisation du cinéma, puis de la prégnance de la télévision dans tous les foyers, et maintenant des progrès de l’informatique et de la mise au point des images de synthèse, un phénomène du même ordre à entouré entre le XVIIe et le XIXe siècle les progrès de l’horlogerie. Les découvertes de Galilée sur le pendule ont permis aux artisans hollandais la mise au point d’horloges au mouvement régulier. D’abord énormes machineries réservées aux monuments publics, aux beffrois urbains en particulier, ces mécaniques à mesurer le temps se sont progressivement miniaturisées. Elles ont d’abord trôné chez les puissants, rois et seigneurs, puis gagné les foyers particuliers. L’horloge à balancier dans le salon bourgeois ou la grande salle de ferme devint un élément du décor familier. Enfin, au XVIIIe, la montre à gousset permettait d’emporter l’heure avec soi, même en dehors des demeures. Cette miniaturisation et cette vulgarisation équivalaient à un apprentissage collectif du repérage du temps par intervalles réguliers et successifs et de son lien avec une mécanique. Le temps, de ce fait, n’était plus lié dans la conscience collective à un rythme cosmique, diurne ou saisonnier, mais au mouvement “sans fin” d’une série d’engrenages dépendant d’un ressort. On remontait la montre de façon à ce que ce mouvement ne s’arrête jamais. De ce fait, la conception d’un temps linéaire s’imposait à tous. Elle devait amener une notion nouvelle de la causalité, dont la puissance semblait s’exercer en raison inverse du temps écoulé. Plus une cause était proche, temporellement parlant, et plus elle provoquait des effets mesurables. Plus elle s’éloignait dans le passé, et plus on supposait son action insensible ou négligeable. La pensée collective s’était rendue esclave du temps linéaire. Toute la physique classique s’est construite à partir de là.
Nous savons désormais que la réalité n’est pas descriptible entièrement comme linéaire, mais pas davantage comme non linéaire. Prenons l’exemple des théories de la lumière. A l’époque de Pascal et de Newton, et de leurs travaux sur l’optique, la propagation de la lumière était conçue comme émission de corpuscules le long de rayons, c’est à dire à partir de la géométrie euclidienne des droites. Cette conception a prévalu jusqu’aux expériences de Young, mettant en évidence des phénomènes d’interférence. On en est alors arrivé à une théorie ondulatoire où la lumière se manifestait en halo autour d’un point. Un rayon, vu en coupe transversale (par exemple en interposant un écran), montre une zone circulaire intense au centre, puis des cercles alternativement sombres et clairs, de plus en plus mal décelables, comme les rides à la surface d’une mare dans laquelle on vient de jeter un caillou. Avec la physique quantique, il a fallu admettre que la lumière combinait onde et corpuscule. Ces théories correspondent à une approximation de plus en plus fine du réel. Le rayon droit décrivait l’expérience immédiate de l’optique. Les conceptions ondulatoire pure, puis corpusculo-ondulatoire correspondent à des phénomènes de moins en moins perceptibles par l’expérience quotidienne.
Il en va de même du temps et de la causalité. La perception immédiate engendrée par l’habitude de l’horloge serait celle d’une droite, d’une dimension linéaire euclidienne. Une approche plus subtile montrerait des récurrences, des cyclicités de nature ondulatoire et suggérerait une “propagation” différente de la simple linéarité. Si l’on considère ainsi l’évolution temporelle de chaque élément du réel, on peut mettre en évidence des phénomènes d’interférence et des nœuds de possibilités. A ces nœuds, le choix de l’orientation du comportement futur, du destin si l’on veut, serait possible, mais pas de manière continue sur un temps linéaire. L’image la plus parlante serait celle d’une autoroute. On peut bifurquer aux sorties mais, si l’on rate une porte, il faut attendre la suivante. La causalité linéaire et le déterminisme correspondraient au trajet entre deux portes. Au moins le vivant, et donc a fortiori le psychisme, disposerait aux portes d’un certain degré de liberté. Cette conception du temps n’en fait plus une simple dimension, d’ailleurs, mais une réalité physique opérant par quanta et connue comme théorie du chronon. Elle a été complétée dans les années 60-70 par une théorie corpusculaire de l’espace-temps afin de la rendre cohérente avec la Relativité et la mécanique quantique.
Comment concevoir le comportement du vivant (et du psychisme) dans les états que nous avons comparés à des portes ou des sorties d’autoroute temporelle ? Si nous envisageons alors que se présentent des possibilités, des “lignes de temps” différentes, chacune à son tour en engendre d’autres au “nœud” suivant. On aboutit à une notion fractale des temps potentiels. Certains physiciens en ont conclu à la formation, à chacun de ces nœuds, d’univers divergents bien que coexistants, notion qui a d’ailleurs inspiré plusieurs écrivains de science-fiction.
Si, par contre, nous restons dans une perspective linéaire et triviale du temps, alors l’avenir est entièrement déterminé, et cela signifie que tout est écrit, mektoub, sous la tyrannie des horloges. Ce fut d’ailleurs un des arguments de la querelle entre les premiers physiciens des quanta et Einstein, auquel ils reprochaient une vision hyperdéterministe de l’univers, évacuant trop aisément l’indéterminé au niveau de la particule, l’accidentel dans le monde macroscopique et la liberté chez l’homme. Même un physicien attaché théoriquement au déterminisme strict doit, de fait, constater que tout n’est pas prévisible, que des événements peuvent survenir sans se faire annoncer, en invités surprises. Mais tout ce qu’on oppose d’ordinaire au déterminisme absolu se borne à une autre façon de garder la linéarité du temps, penser tout en termes d’aléatoire, de hasard et de probabilités générant parfois des structures stables. Au niveau du psychisme, cette hypostasiation du hasard dans le temps linéaire engendrera les philosophies existentialistes, dans lesquelles la liberté, absolue à l’origine, se pose à elle-même des contraintes en s’exerçant, jusqu’à la définition finale d’une “essence” totalement déterministe et figée.
Aucune de ces dernières théories ne décrit complètement ce que l’on peut appeler le croisement de la liberté et de la ou des destinées. Il faut prendre en compte d’une part la fractalité du temps, que confirment les théories grand unifiées les plus récentes, d’autre part les degrés de liberté de chaque élément du réel, qui sont fonction de sa complexité systémique propre. Un chimpanzé dispose de plus de choix potentiels de comportement qu’un annélide, et l’homme de bien davantage qu’un chimpanzé, mais cette liberté n’est jamais absolue autrement qu’en abstraction. Concrètement, même l’homme ne pourra pas devenir pilote de ligne à trois mois, en admettant qu’il le désire !

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