Sunday, March 30, 2008

Vers quel monde ? 3

Comme je ne suis pas une fanatique de Jacques Attali et que j’en évite la lecture autant que faire se peut, n’ayant pas trop de temps à offrir à l’ennui, j’avais raté un épisode, son éloge de la vie nomade. Il a fallu quelques critiques bien senties d’Alain de Benoist à son égard pour que je prenne conscience de l’importance de ce qu’il faudrait plutôt appeler éloge du déracinement. Car du paléolithique à nos jours, le nomadisme n’est pas l’errance mais une autre façon que celle du sédentaire d’habiter un territoire, une façon que l’on pourrait qualifier de cyclique et qui, à l’origine, se fonde sur la nécessité de suivre la migration des troupeaux sauvages et l’apparition en des lieux et des temps répertoriés des ressources nutritives végétales. Même dans les archipels, cette composante cyclique existe, matérialisée par les advenues saisonnières des bancs de poissons ou des oiseaux migrateurs et l’on en retrouve la ritualisation dans le circuit traditionnel d’échange des Trobriandais ou, plus près de nous, le Tro Breizh qui fait passer le pèlerin par les sanctuaires des 7 saints de Bretagne. Ce dont Attali fait l’éloge n’est pas non plus le départ à l’aveuglette vers de nouvelles terres en suivant la plume d’eider ou les indications de l’oracle, car il s’agit bien de fondations à établir en ce cas. Les cités antiques savaient par ce biais éviter la surpopulation locale mais les couples de jeunes que l’on envoyait créer une nouvelle ville restaient en lien avec leur métropole d’origine, en reproduisaient les lois, les coutumes et les rites, les adaptant parfois, ne les reniant jamais.

Il est vrai qu’un excès de sédentarité étouffe et donne la nostalgie d’autres espaces. La ville surtout est un lieu dont on part et cela depuis qu’il en existe. On part en quête d’être, ayant atteint la satiété de l’avoir : le monachisme est toujours apparu en contrepoint de fortes concentrations urbaines, quel que soit son substrat religieux. On part en quête de savoir, comme ces étudiants du moyen âge qui faisaient le tour des universités pour entendre les maîtres réputés ou comme les compagnons font leur tour de France, tour des grands chantiers et des meilleurs maîtres. On part en quête de vénération sur les routes de pèlerinage. On part en quête initiatique de soi-même comme le firent peut-être les Goliards, plus sûrement les jeunes gens cultivés du 19e siècle, plus tard les Wandervögel et, plus près de nous, les Beatniks et les Hippies. Mais même ces routards de notre temps, je l’ai moi-même constaté, ont eu tendance à se fixer des routes de nomadisation, à les ritualiser, allant de rencontres en concerts, d’étapes en étapes dont le nom faisait le tour du monde. Je pense à ces deux Américains qui arrivèrent à Lyon en 1966 ou 67 nantis de ce seul sésame, un papier sur lequel était griffonné : « Pont la Feuillée, France ».

« Sous le soleil exactement,

Pas à côté, pas n’importe où… »

Ce que prône Attali, c’est de jeter par-dessus les moulins tous les repères civilisationnels inscrits dans l’espace et le temps de la mémoire, tant collective qu’individuelle, une table rase de chaque instant où l’on ne conserverait en poche que quelques contrats et un savoir abstrait. Mais Alain de Benoist se trompe en partie lorsqu’il appelle contre le nomadisme d’Attali à une reterritorialisation[1]. Il voit bien quel virus cet effacement de toute qualification de l’espace introduit dans les cultures sédentaires. Il ne voit pas qu’il serait tout aussi destructeur pour les cultures réellement nomades ou maritimes et qu’océan, désert ou steppe sont sillonnés de routes qui, pour ne se tracer que sur la carte ou dans les étoiles, sont aussi impératives qu’une voie de chemin de fer. C’est bien lorsque le milieu n’offre pas de repères faciles qu’il faut tenir son cap avec le plus d’exigence. L’idéologie de la mondialisation n’est pas comme il le pense l’expression géopolitique des puissances maritimes et périphériques s’opposant à un cœur continental parangon de stabilité et de diversité. Tout d’abord, la continentale Eurasie abrite en son sein des steppes qui valent bien les océans. Toute son histoire est rythmée des incursions de ces nomades de l’intérieur que furent les Mongols, puis de ceux venus des déserts d’Arabie porter à la fois la conquête et l’islam. Quant à la Chine dont les jonques ont sillonné le Pacifique et sans doute atteint l’Amérique du sud, sa qualité maritime ne l’a pas empêchée de se protéger par un limes à l’instar de Rome. Et puis, descendante de marins autant que de paysans, je me méfie de la description classique des « puissances maritimes » comme empires commerciaux sans fondements ni traditions, égalitaristes et universalistes. Crète, Phénicie, Carthage, Corinthe, Gênes, Venise, Portugal, Hollande, Chine, Angleterre et les USA d’aujourd’hui ont certes en commun, mais ce n’est pas le relativisme des idées, des statuts et des lieux, c’est la rencontre d’une oligarchie éloignée du peuple et d’un désir hégémonique sans limite. Les formes républicaines n’y changent rien et celles des USA viennent d’un temps où l’expansion se faisait sur le continent même – dont les autochtones subirent le poids. L’oligarchie rassemblait tous les colons WASP. Ce temps ne pouvait et n’a pas duré.

Sur un point, la description géopolitique classique a superficiellement raison : les empires maritimes étant empires marchands, investis de la fonction d’échange, sont fatalement confrontés à la diversité des cultures. On pourrait même dire que le choc culturel est leur pain quotidien. Mais elles semblent historiquement avoir plutôt réagi dans le sens de la fermeture et du mépris de l’autre, par une réaction de défense de leur propre identité, comme si elles développaient l’équivalent culturel des anti-corps. Le cas des USA est particulier dans la mesure où, comme Rome, c’est un empire fondé par des gens qui furent colons dans leur propre pays, volontaires ou bannis, puis ouvert à d’autres immigrants jusqu’au cosmopolitisme total. L’impérialisme oligarchique maritime de Carthage greffé sur une base romaine, le mélange pourrait se révéler détonnant, d’autant que, comme Rome encore, les USA ont une identité, un ensemble juridique puissant, mais très peu de substrat culturel propre[2], contrairement par exemple à leur voisin canadien. Y aura-t-il comme certains le prophétisent une nouvelle sécession, avec ou sans guerre ?

Yves-Marie Adeline oppose, quant à lui, des sociétés patriarcales dont le modèle serait l’Eglise catholique ou le royaume capétien et des sociétés matriarcales régies par la loi, l’individualisme et le contrat libre, sociétés qu’il voit comme typiquement anglo-saxonnes[3]. Je le remercie de mettre la liberté du côté de la femme, retrouvant d’ailleurs ainsi l’intuition des peintres des trois derniers siècles, mais les archétypes qu’il décrit me laissent tout aussi perplexe quant au rôle « évident » des sexes. Je retiendrai surtout l’opposition entre une conception patrimoniale de la propriété couplée à une hiérarchie pyramidale et une conception individualiste de cette même propriété liée à une organisation en cercle ou en réseau. C’était au moyen âge la différence entre le fief et l’alleu. Il y aurait à creuser en évitant d’absolutiser ces couplages mais en remarquant que le sud, allodial, a favorisé le commerce plus qu’il ne l’a craint alors que le nord, féodal, s’en est fortement méfié.



[1] Dans une intervention sur Radio Courtoisie début mars, ainsi que dans le dernier numéro d’Eléments, n°127, consacré à l’Europe.

[2] Coca Cola et les épopées du western sont ce qu’il y a de plus autochtone. Il faudrait y ajouter une subculture née dans les quartiers pauvres des grandes villes où le frottement communautariste est constant, celle qui gagne insidieusement nos propres banlieues.

[3] Yves-Marie Adeline, Histoire des idées politiques, Ellipses, Paris, 2007, pp. 16-21.

Friday, March 07, 2008

Vers quel monde ? (2)

Les nomadisations archaïques du paléolithique furent de deux sortes : une expansion de l’homme dit moderne (par opposition au néanderthalien) depuis son site d’apparition ; un itinéraire de transhumance propre à chaque groupe, lié aux déplacements saisonniers du gibier. On peut lire ces deux modes dans la continuité de la territorialisation animale telle que la décrit l’éthologie. Même la sédentarisation qui fixe une tanière en un lieu autour duquel se déploie le territoire aurait ses correspondants, grotte d’hibernation de l’ours ou terrier du renard, des marmottes, des taupes. Que représente alors le triple mouvement de délocalisation[1] que l’on observe aujourd’hui ?

Même si sa montagne accouchait souvent d’une souris, Lévi-Strauss a touché quelque chose d’essentiel en dégageant la célèbre opposition nature/culture. Toutes les traditions, lorsqu’elles exaltent une forme d’ascèse, tendent à éloigner l’homme de son substrat animal, à soumettre à la volonté, à la contemplation noétique, à la bienveillance désintéressée les fonctions vitales les plus basiques : le souffle, le besoin de nourriture ou de sommeil, l’instinct de reproduction et le désir sexuel auxquels il faudrait ajouter le réflexe grégaire de l’animal social. Aimé Michel voyait cet éloignement jusque dans la technique la plus quotidienne, par ce qu’il appelait les « extériorisations de fonction » ; ainsi la cuisine extériorise une partie de la digestion, l’écriture se substitue à la mémoire, la meule à la dentition, les tapis roulants à la marche, jusqu’à l’ordinateur qui nous libère de l’obligation de compter et d’une partie de notre travail mental. Pour lui, les grands mystiques représentaient le futur de l’homme, son aboutissement évolutif, accessible à quelques individualités par l’effort ascétique et à l’ensemble de nos descendants après quelques milliers voire quelques millions d’années d’extériorisation de tout le substrat culturel en prise sur l’animalité. Que la prescience grandiose d’Aimé Michel soit juste ou non, ce mouvement constant vers une libération des contraintes biologiques n’est pas niable.

Le territoire fait-il partie de ces contraintes ?

Le mouvement qui nous pousse à sortir de l’animalité, à la nier, à s’en impatienter comme Platon voyant dans le corps la prison de l’âme, nous mène-t-il vers un véritable dépassement créateur ou n’est-il qu’une pathologie de l’espèce ? A moins qu’il ne s’agisse que d’une étape de croissance. Où s’inscrit-il en nous ?

De telles questions ne sont pas simplistes. Elles reposent autrement les dilemmes et les interrogations sur lesquels butent les sciences humaines depuis des années – et les philosophes depuis presque trois millénaires – le rapport entre déterminisme et liberté, l’existence ou non d’une nature humaine, d’une essence, sa structure et ses composantes, d’une téléonomie voire d’une eschatologie, l’unicité de la personne et son inscription dans un tissu social générateur de mimétismes. On en trouverait aisément d’autres.

Il y a quelques dizaines d’années, lorsque l’ufologue américain Leonard Stringfield avait relayé des témoignages et des rumeurs de récupération de cadavres d’extraterrestres par l’armée américaine, le portrait robot des ET que l’on pouvait en dégager m’amenait à conclure que, si c’était exact, nous n’aurions pratiquement aucun substrat culturel commun, aucune base de compréhension réciproque : ces êtres n’auraient eu ni système digestif, ce qui exclut la nutrition dévoratrice d’autres vivants, ni reproduction sexuée[2]. Cela m’avait amenée à lister tout ce qui, dans une culture humaine, dépend du besoin de se nourrir et se reproduire. La liste dépassait largement les usages de table et les structures de parenté. Pratiquement tous les rites, les mythes, les contenus du rêve nocturne, les œuvres d’art, la mode et même l’organisation sociale spontanée tiennent par quelque fibre à ces nécessités, y compris leur négation ascétique. Les catalogues de témoignages de Len Stringfield ne tiennent pas la route et je m’en suis vite aperçue mais cela ne change rien à mon analyse. Même notre façon de concevoir le nombre et les mathématiques est issue de la nécessité du partage de la chasse et de la cueillette, sans oublier que l’universalité du calcul en base 10 ou en base 12 vient de la structure de notre main, selon que l’on comptait sur les doigts ou sur les phalanges[3]. Entre le propulseur qui permet de lancer un épieu et le missile intercontinental, la continuité est évidente. Le propulseur s’origine dans la nécessité vitale de tirer d’un autre vivant des protéines et d’autres molécules complexes déjà élaborées.

« Tu ne tueras pas. » Le commandement biblique n’a pas de complément. Abrupt, universel. Mais dans le même livre de l’Exode, dans le même chapitre, on trouve tout le rituel du sacrifice animal et tout le code de la peine de mort, plus loin la distinction des aliments « purs » et « impurs ». Après l’absolu du commandement, on ne trouve plus que des restrictions au meurtre. Contradiction qui résume tout le tragique de la condition humaine.

Le territoire a la même origine. Nous sommes du lieu que nous mangeons et que notre corps nous permet de parcourir, d’abord itinéraire de nomadisation puis ensemble des champs et des pâtures autour du village. Mais l’ascèse et les extériorisations de fonctions ne suffisent pas à décrire les chemins par lesquels l’homme s’éloigne de l’animalité, il faudrait ajouter un processus de transfiguration à la fois esthétique et affectif. La cuisine ne sert pas qu’à prédigérer les aliments, elle en raffine les saveurs, ouvre des espaces de convivialité tant lors de la préparation que par le rite du partage, qu’il soit familial ou social[4]. Le territoire parcouru pour survivre devient paysage aimé ou détesté, transformé par le travail humain, plein des signes du lien étroit qui s’instaure entre l’homme et la nature. Sur la terre familière, on peut lire l’histoire des générations qui précèdent, pressentir le vent, le soleil ou la pluie, on se sait héritier et futur ancêtre, maillon d’une transmission qui transcende la vie éphémère de l’individu. On sait où pond la vipère, où poussent les morilles, où gîte le lièvre.

Nomade ou sédentaire, le territoire n’a jamais été totalement autarcique[5]. L’archéologie nous offre des traces d’échanges et parfois sur de longues distances dès le magdalénien, ce qui signifie que des hommes voyageaient d’un groupe à l’autre – ou des femmes car outils, armes et bijoux ont pu accompagner des échanges matrimoniaux. L’actuelle mondialisation ne représente pas de ce point de vue une rupture fondamentale. Il convient toutefois de noter que la fonction d’échange, celle des marchands, caravaniers, colporteurs ou entremetteurs, aussi nécessaire qu’elle soit apparue au moins dès l’âge du bronze, semble trouver difficilement sa place dans les sociétés sédentaires. La trifonctionnalité que Georges Dumézil dégageait des mythes des peuples indoeuropéens l’ignore. Le système indien des castes répartit les marchands dans les plus basses, après les paysans et artisans, juste au dessus des intouchables ; or il s’agit d’une hiérarchie de pureté rituelle, ce qui revient à considérer que la fonction d’échange souille peu ou prou l’être qui s’y adonne. Au moyen âge classique où l’idéologie trifonctionnelle revenait en force, les foires furent étroitement règlementées, tout comme la banque, du moins dans les régions continentales. Le commerce maritime n’a jamais souffert de l’ostracisme qui touchait les échanges par voie de terre et c’est d’ailleurs pourquoi les familles de marchands italiens, presque tous armateurs, ont pu conquérir un statut noble ou du moins de notables et participer au gouvernement des villes. Le même phénomène a prévalu sur la côte méditerranéenne entre le Rhône et l’Ebre, en mer du Nord dans les villes hanséatiques et joua sans doute un rôle dans l’élaboration anglaise de la Grande Charte[6]. Cette différence de valorisation se comprend. Le colporteur ou le caravanier, c’est l’autre – étranger aux parentèles, aux stratégies d’alliance et de méfiance, aux hiérarchies qui structurent un village, une ville, un territoire vécu et susceptible donc de jouer dans ces délicats rouages le rôle du grain de sable d’autant plus qu’il traverse de part en part l’espace du groupe. On l’intègre en le ritualisant, en lui dédiant un temps et un espace restreints mais périodiques, celui de la foire ou du marché qui souligne son altérité et la désarme en transformant l’échange en fête. Le marin, lui, reste au port. Il ne met pas le pied en dehors du quartier réservé aux comptoirs, auberges et entrepôts. On n’a pas besoin de mettre en scène son altérité, le rivage y suffit. Il peut donc aborder en tout temps, même si ses marchandises alimenteront le circuit terrestre ritualisé. Le marin et, dans une moindre mesure, le nautonnier fluvial habitent l’espace intermédiaire de l’élément liquide, celui qu’on ne cultive pas, qu’on ne bâtit pas, sur lequel on ne fixe pas les routes sinon par le repérage du ciel[7] et la transmission orale[8]. Monde d’absolue liberté où le coureur d’aventure peut suivre la plume d’eider…

A rebours, l’imaginaire du territoire, du terroir, est un monde de repères précis. On s’y déplace en se fiant à des éléments stables, rocher, arbre, bâtiment, fontaine, chacun unique dans sa forme et sa texture. Chaque changement est événement que l’on mémorise, une part de l’histoire familiale ou locale, d’où l’importance du temps à la fois linéaire et cyclique[9]. Dès le second âge du bronze, c’est un monde que l’on enclot, que l’on protège de l’assaillant extérieur par une muraille de pierre ou de bois. Nous sommes dans la dialectique du même et de l’autre, de l’identité et de l’étrangeté, de l’intérieur et de l’extérieur, de l’ici et de l’ailleurs. Les rivières et les fleuves y furent souvent frontière, dès qu’il fallait au moins un gué pour les franchir alors que les montagnes n’ont jamais représenté de barrière. C’est qu’à la rivière on changeait d’élément. On passait du fixe au mouvant, de l’espace au temps.

L’opposition géopolitique classique entre puissances continentales et puissances maritimes s’origine dans ces imaginaires archaïques.

(à suivre)



[1] J’emploie ce terme dans le sens que lui donnent les physiciens et non dans celui, limité à la sphère économique, qui consiste à installer l’usine de production dans un autre pays que le siège de la société.

[2] J’avais publié ce commentaire au début des années 80 dans la revue Lumière dans la nuit sous le pseudonyme d’Anne Vève, mais j’ai totalement oublié le titre que j’avais alors donné à cet article.

[3] Le plus énigmatique serait le passage à la semaine de 7 jours, division du mois lunaire moyen de 28 jours en 4, ce qui signifie que l’on donne aux quartiers la même importance qu’à la pleine et la nouvelle Lune alors qu’ils sont moins sensibles à notre horloge biologique.

[4] Un des symptômes d’anomie de notre temps serait l’industrialisation de la cuisine et la vente en grandes surfaces de plats prévus pour une ou rarement deux personnes et qu’il suffit de réchauffer dans leur conditionnement. Outre la perte de goût, de texture, d’esthétique, on peut le voir comme la généralisation de la « gamelle » ouvrière, y compris le soir chez soi – peut-être l’un des signes les plus frappants de la primauté de la structure de travail sur la famille. Or l’Etat-nation fut à l’origine un regroupement de familles et en garde de nombreux traits.

[5] Peut-être le fut-il jusqu’à homo erectus. Mais n’oublions pas que l’absence de preuve n’est jamais une preuve d’absence. Nous ne pouvons repérer que les échanges d’objets impérissables comme les pierres façonnées. Si des tribus voisines troquaient autre chose, artefacts végétaux, fourrures, aliments récoltés, s’il existait des liens exogamiques ou des fêtes de type potlatch, nous n’avons aucun moyen de le savoir.

[6] Il faudrait certes nuancer et je ne fais ici que baliser les grandes avenues en délaissant les sentiers de traverse.

[7] Jusqu’à l’invention du GPS, faire le point signifiait prendre ses repères sur le soleil et les étoiles en les comparant à des tables astronomiques. Mais le GPS lui-même ne fonctionne que grâce aux satellites et aux ordinateurs embarqués qui opèrent ce travail à la vitesse des transitions électroniques. Il s’agit encore d’une extériorisation de fonction mais qui ne transforme pas l’imaginaire associé : la mer est toujours en lien avec l’air, le ciel, l’espace sans limite et de structure mouvante.

[8] J’ai pu suggérer dans Liber Mirabilis que la chanson corse O Federi rappelait la disparition d’une île. De même, on a déchiffré l’Odyssée comme un chant d’instructions nautiques, qu’il s’agisse de Bérard qui la situe seulement en Méditerranée ou d’auteurs plus audacieux qui la rapportent aux routes atlantiques de l’étain.

[9] Voir dans les archives de ce blog mes Impertinentes contributions au problème de la tradition primordiale. L’opposition très à la mode entre un paganisme cyclique et un judéo-christianisme inventeur de l’histoire et du temps linéaire ne tient pas quand on l’examine plus à fond. Les deux conceptions du temps ont toujours coexisté, tout au plus furent-elles diversement valorisées.

Saturday, March 01, 2008

Vers quel monde ?

Les circonstances m’ont éloignée de ce blog : un travail qui me laisse peu de temps libre même s’il s’agit d’une sorte de fourmilière à cigales, d’autres interventions sur la Toile et surtout la difficulté de penser et de parler sereinement en période électorale. La politique partisane au jour le jour s’accommode mal des grands débats sociétaux et tout ce que l’on peut dire comme réflexion de fond est immédiatement retraduit en intentions de vote. Comme je suis de moins en moins persuadée du bien-fondé de la démocratie représentative, que je place le bipartisme à l’anglo-saxonne parmi les plaies d’Egypte et que les vrais débats de notre temps me semblent de plus en plus étrangers au soit disant clivage droite/gauche[1], on comprendra que je me taise lorsque les Bandar-log effectuent leur danse médiatique rituelle. Pour finir, la confusion entre fonction d’Etat et vedettariat personnel me donne l’urticaire. Ce n’est pas que j’aie la moindre préférence pour le style compassé, momifié qui faisait autrefois qu’on ne distinguait le président de la république de l’huissier de l’Elysée qu’à sa taille pour de Gaulle ou son chapeau pour Mitterrand. J’ai applaudi lorsque Giscard invita des éboueurs à partager son présidentiel petit déjeuner et je pense que, dans les dîners officiels, Carla Sarkozy-Bruni sera certainement plus décorative que disons Tante Yvonne pour ne pas froisser la susceptibilité des survivantes. Mais Sartre a écrit ses meilleures pages en fustigeant le garçon de café qui se prend pour un garçon de café en jetant aux orties tout son potentiel de liberté créatrice[2]. Confondre personne et fonction en réduisant, de plus, la personne à la persona pour reprendre le terme jungien fait perdre toute profondeur. Evidemment, on peut me rétorquer : est-il important qu’un chef d’Etat soit profond ?

C’est peut-être la véritable question. Ou, plus exactement, elle en appelle une autre : la structure étatique présente sous diverses formes depuis au moins l’âge du bronze, c’est-à-dire la coïncidence d’une instance de décision et de pouvoir avec un territoire aux frontières délimitées a-t-elle un avenir ? Depuis la sédentarisation entamée vers -10 000 au Zagros, en Cappadoce, au Hoggar et peut-être ailleurs encore, la spatialisation du pouvoir et de l’identité collective va de soi. Il n’y a de géopolitique possible que parce que les entités politiques, les cités, les Etats quel que soit leur régime et finalement les ensembles culturels s’inscrivent dans la géographie. Une partie du malaise et des diverses crises identitaires qui accompagnent la mondialisation vient peut-être d’une remise en question dans les faits, mais impensée, de cette spatialisation du pouvoir, de l’identité et de la culture. Trois phénomènes distincts la remettent en cause et se superposent plus ou moins harmonieusement – plutôt moins que plus – à l'ancienne structure spatialisée.

Dans la sphère économique, le regroupement des entreprises et sociétés en entités « multinationales » avec leurs propres hiérarchies, leurs propres logiques, les met de fait hors du droit lequel est toujours attaché aux structures étatiques territorialisées, donc hors de toute régulation externe autre que le marché. Un salarié se trouve donc de facto confronté à une double appartenance, une double exigence de loyauté qui peut aller jusqu’à une double identité. La presse en témoignait sans même s’en apercevoir lorsqu’elle disait « les Moulinex » au moment de la cessation d’activité de la société. Les Moulinex, comme on aurait pu écrire les Parisiens ou… les Français. Cette double allégeance ne semble être reconnue comme telle que par les Japonais. Il faut tout de même souligner le caractère éminemment schizophrénique d’une identité multiple, fût-elle collective, et se demander aussi ce qui peut se passer en cas de conflit entre les deux structures. Les gesticulations médiatiques autour de certaines fusions de sociétés ou du rachat d’une entreprise française par un consortium indien mettent en lumière les contradictions des deux modèles, le modèle spatial de l’Etat-nation et le modèle institutionnel non-local du groupe de sociétés cotées.

Par ailleurs, on observe un brassage de populations, un mouvement migratoire mondial d’une ampleur rare dans l’histoire. Aucune région du monde ne semble épargnée. Ce mouvement a dépassé le stade où l’on pouvait encore le contrôler, l’enrayer ou inverser les flux et nous sommes encore incapables de savoir s’il va aboutir à de nouvelles sédentarisations, la dernière couche de population arrivée fusionnant progressivement avec les précédentes, ou s’il s’agit d’une nouvelle forme de nomadisme qui remet en cause tout l’héritage de la sédentarité. Je me souviens d’avoir posé dans les années 70 la question de savoir si les premières filières d’immigration qui se mettaient en place, surtout de l’Afrique vers l’Europe, ne préludaient pas à une vague de migration des peuples. Mais non, que vas-tu penser là ! me répliquaient mes amis en chœur avec les « spécialistes »[3]. Aujourd’hui, alors que les faits obligent tout un chacun à ouvrir les yeux sur la réalité des mouvements migratoires, cette question ne semble dépassée. Le véritable problème, c’est de savoir si l’enracinement géographique, la sédentarisation, possède encore un sens dans l’avenir. Mais que le brassage humain auquel nous assistons soit temporaire ou débouche sur un nomadisme à long terme, cela n’ira pas sans transformer profondément les cultures – toutes les cultures, tous les peuples. Tout suggère aujourd’hui que cette transformation n’ira pas sans souffrance, sans massacres, sans pertes profondes.

Le troisième phénomène qui vient contredire la géopolitique, c’est Internet. Aux yeux d’un observateur superficiel, la Toile peut apparaître comme chaotique, cacophonique même. Le pire et le meilleur s’y entrecroisent, Esope aujourd’hui servirait des ordinateurs plutôt que des langues à son festin. Mais le chaos n’est ici qu’apparence. Fondamentalement, le Web est un univers structuré. Il l’est par la rigueur des logiciels et des protocoles d’échange entre machines sans lesquels il serait tout simplement impossible de se connecter mais il l’est aussi par les regroupements spontanés qui s’opèrent et se manifestent au travers des commentaires d’articles, de blogs, des listes de correspondances ou des fora. Il tresse intimement absolutisme (l’admin d’un forum ou d’un blog possède seul les codes, roi dans son royaume), acratisme, néo-tribalisme maffesolien – Goethe aurait parlé d’affinités électives – et pur économisme. Il résonne de toutes les voix, des propagandes et des oracles, des rumeurs et des canulars, des analyses fouillées et des vulgarisations, abrite les contestataires et les chantres de la pensée unique, le logos et le mythos. Mais tout s’y passe dans un espace de Hilbert totalement délocalisé par rapport à l’espace réel qu’il abolit. Un Coréen peut y discuter en temps réel avec un Serbe, un Africain, un Canadien, on peut même ignorer sur quel coin de la planète son correspondant a posé sa chaise et son clavier. Il pourrait se trouver en mer, la liaison satellitaire le permet, à la portée de toutes les bourses. Un des premiers internautes a déjà lancé voici une bonne dizaine d’années une Déclaration d’indépendance du Cyberspace qui souligne la contradiction entre l’Etat (ses lois, sa police et son armée) lié à un territoire précis et le Net qui échappe à toute limitation de cet ordre.

http://www.freescape.eu.org/eclat/1partie/Barlow/barlowtxt.html


Il ne s’agit pas du futur. D’ores et déjà, multinationales, poussées migratoires et réseau non-local se développent parallèlement aux Etats-nations, interagissent avec eux et entre eux sans qu’un équilibre satisfaisant s’instaure. Le pire serait sans doute de refuser d’entendre la question posée par cette évolution, car il s’agit de celle dont Julien Gracq disait que nul ne saurait la laisser sans réponse : Qui vive ?

Ce message n'est que l'état des lieux, un simple constat. Il faudra penser plus loin encore.

(à suivre)



[1] Il paraît que ce refus d’un étiquetage obsolète me désigne ipso facto comme de droite. Haussons les épaules. Au moins, cela ne me rend pas sinistre !

[2] C’est la seule chose intéressante que j’ai lue sous la plume de Sartre mais personne ne saurait être mauvais tout le temps.

[3] J’aimerais bien en revoir un ou deux pour leur demander : et alors ?