Monday, October 09, 2017

Un scandale de censure feutrée... enfin, pas si feutrée que ça !

Il se trouve que je suis ou plutôt que j'étais une lectrice assidue du blog Russeurope de Jacques Sapir, dont les vues lucides et pertinentes ont toujours nourri ma propre pensée. Les impératifs d'autres activités m'ont empêchée de m'apercevoir de suite que ce "carnet de recherche" n'existait plus, fermé par une décision administrative universitaire, si j'ai bien compris. Dès que je l'ai su, j'ai cherché la pétition... Jacques Sapir avait trouvé un autre mode pour obtenir des soutiens. Je me permets de répercuter ici le point qu'il vient de faire sur le blog Les Crises qui l'héberge temporairement.

"Le carnet de recherches Russeurope a été suspendu depuis plus de 10 jours. La mobilisation pour demander sa réouverture ne cesse depuis de s’amplifier. Un premier bilan de cette mobilisation s’impose. Au-delà, il faut considérer les conséquences de cette suspension, et elles pourraient être très déplaisantes pour la recherche française.
Une impressionnante mobilisation
Cette mobilisation a été très large, et elle a touchée des universitaires comme des simples particuliers, ce que M. Emmanuel Macron, dans son inimitable langage, appellerait « des gens qui ne sont rien », et qui sont, pour moi, le sel de la terre.
De très nombreux sites ou blog (plus de 30 en France, et plus de 20 à l’étranger tel que j’ai pu les comptabiliser) ont repris les annonces que j’avais faites, ou ont publié leur propres textes de soutien. Je les en remercie vivement. J’ai reçu le soutien de plusieurs institutions universitaires et en particulier l’Institut de Prévision de l’Economie (Moscou).
De très nombreux courriers (plus de 600 en 3 jours) ont été envoyés à M. Dacos et M. Beretz, au point que le premier s’en est plaint publiquement sur Twitter et a visiblement, à plusieurs reprises, fermé momentanément sa messagerie.
Ceci est la preuve d’une mobilisation qui a porté des coups non négligeables contre les forces de la censure. Mais, pour l’instant, cela n’a pas suffi. Il faut donc redoubler d’efforts, continuer d’écrire sans relâche à MM. Dacos et Beretz, tout en gardant dans ces écrits la correction et le respect qu’il convient d’avoir dans un monde civilisé. Ce n’est pas parce que j’ai été la victime de comportements que l’on a bien du mal à qualifier de civilisé qu’il faut abandonner les pratiques de décence et de correction. Il faut donc continuer à écrire à M. Dacos (marin.dacos@openedition.fr), pour demander que l’usage du carnet Russeurope me soit rétabli, et à faire remonter vos commentaires à M. Alain Beretz (alain.beretz@recherche.gouv.fr),
Ce que nous dit le droit (et les juristes)
Si M. Dacos se mure dans le silence, estimant avoir tout dit, certains de ses amis n’hésitent pas à faire courir sur mon compte des bruits déplaisants et calomniateurs. Ainsi, M. Sylvain Piron affirme, sans la moindre preuve, que mon carnet contiendrait des « appels aux meurtres ». Si cela était vrai, cela constituerait un délit. On peut s’étonner, alors, que nulle plainte n’ait été déposée contre moi. En vérité, cela fait ressortir encore plus la faiblesse de l’argumentaire qui m’est opposé.
De nombreux juristes se sont exprimés sur ce sujet. M. Stéphane Rials (professeur de relations internationales et de philosophie politique à Panthéon-Assas) a ainsi écrit que « la légalité d’une mesure aussi générale, assez mal motivée semble-t-il, manquant du moins de base légale, pourrait être contestée »[1].
Mme Letteron (Professeur des Universités, professeur de Droit à Paris-Sorbonne et qui tient le blog Liberté, Libertés Publiques[2]), de son côté, écrit : « Aux termes de l’article L 952-2 du code de l’éducation, issu de l’article 57 de la loi Savary du 26 janvier 1984,les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité“. (…) La liberté est donc entière, non seulement dans l’enseignement mais aussi dans l’activité de recherche et dans les médias qui permettent de la faire connaître. (…) Un service chargé de gérer une plateforme de blogs, au nom des Universités membres, a le même devoir. »
La question de la liberté d’expression
Ces deux citations, extraites entre bien d’autres, indiquent bien de quoi il est question. Derrière l’argutie d’une séparation entre textes « académiques » et textes « politiques », c’est bien de la liberté d’expression de tous dont cette triste affaire est l’enjeu.
Il me faut, ici, citer à nouveau Roseline Letteron : « (…) la liberté d’expression, et pas seulement celle des universitaires et chercheurs, s’analyse comme un régime répressif. Autrement dit, chacun peut s’exprimer librement, sauf à rendre compte d’éventuelles infractions devant le juge pénal, a posteriori. C’est exactement la formule employée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui énonce que “la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi”. Tout citoyen, sauf Jacques Sapir. On ne lui reproche en effet aucune infraction. On lui interdit simplement de publier par une mesure a priori. Au régime répressif se substitue celui de la censure »[3]. J’ajoute ici que de nombreux autres carnets de Hypotheses.org publient des textes de même nature à ceux que je publiais sur Russeurope. Je ne demande nullement leur suspension. Je demande que ce qui vaut pour Pierre valle également pour Paul, ou pour Jacques…
Par ailleurs, l’idée que l’on puisse établir une séparation claire entre écrits de nature académique et écrits de nature politique est pour le moins douteuse en Sciences Humaines et Sociales. C’est ce que remarquait un auteur d’un carnet de recherches sur Hypotheses.org, qui écrivait à propos de la suspension de mon propre carnet : « il est vraiment difficile de tracer une limite nette entre la recherche en SHS, l’expertise sur le monde social et l’engagement personnel (cf. tweet de Dominique Lecourt). Chaque chercheur a son style, sa posture, qui peuvent varier dans le temps. En fait on pourrait même arguer que si l’un des intérêts du carnet de recherche consiste précisément à donner à voir l’effort de formalisation scientifique en train de se faire, cela implique justement que certains des affects et des engagements, qui animent l’effort de recherche, y soient visibles… »[4].
Le risque de discrédit qui pèse sur les institutions de la recherche française
On peut alors constater que M. Dacos, qui a pourtant été nommé Conseiller scientifique pour la science ouverte auprès du Directeur général de la recherche et de l’innovation au ministère de l’enseignement supérieur, a bien une conception très fermée de la science et de l’expression des scientifiques.
Les collègues de l’Institut de Prévision Economique écrivent ainsi : « Nous, chercheurs russes étions dans l’illusion que la liberté des discussions scientifiques était en France strictement inviolable. Il se fait que c’était une erreur. Il y a des gens en France qui considèrent une forme douce de censure dans les discussions scientifique comme acceptable ».
We, Russian researchers were under the illusion that freedom of academic discussions in France is strictly inviolable. But it turned out that it was a mistake. There are people in France that consider soft censorship in academic discussions to be acceptable[5].
Des termes peu différents peuvent être trouvés sur le blog Goofynomics, qui – il faut le rappeler – est le blog aujourd’hui le plus influent en économie en Italie[6].
On imagine alors l’effet désastreux que la suspension de mon carnet de recherches peut avoir sur la réputation des institutions de recherche françaises à l’étranger. Cette mesure de suspension a suscité légitimement, que ce soit dans le milieux académique ou non-académique, que ce soit en France ou à l’étranger, une profonde émotion. Cette émotion est de nature à porter préjudice à hypotheses.org, ce qu’il convient de constater, de déplorer (car ce portail fait œuvre utile), mais aussi de considérer comme inévitable si cette mesure n’était point rapportée.
Il faut avoir conscience du discrédit que la prolongation d’une telle mesure pourrait faire porter sur les institutions de la recherche française à l’étranger. C’est aussi pourquoi, au-delà de l’injustice et du préjudice que je subis, qu’il faut demander aux organes dirigeants d’hypotheses.org et d’Open Edition de rapporter cette mesure de suspension et de ré-ouvrir dans les plus brefs délais le carnet Russeurope.
Jacques Sapir
[1] https://assasri.wordpress.com/2017/09/29/resistance-soutien-total-a-m-jacques-sapir-directeur-detudes-a-lecole-des-hautes-etudes-en-sciences-sociales-victime-dune-atteinte-insupportable-a-la-liberte-de-lesprit-a-la-libre-recher/
[2] http://libertescheries.blogspot.fr
[3] http://libertescheries.blogspot.fr
[4] http://rumor.hypotheses.org/4121
[5] https://ecfor.ru/en/jacques-sapir-s-blog-is-blocked/
[6] http://goofynomics.blogspot.fr/2017/09/solidarieta-jacques-sapir.html

Tuesday, September 19, 2017

Vous avez dit étrange ?



Il s'agit du texte de mon intervention au colloque d'OVNI-Languedoc le 17 septembre 2017. On me pardonnera les facéties du logiciel qui surlignent sans que je l'ai demandé !

De quoi parle-t-on lorsque l’on évoque l’étrangeté d’une observation d’OVNI ? Tout le monde emploie ce terme, certains affirment même pouvoir la mesurer, ou du moins l’estimer comme on repère une température. Soit. Un vieux réflexe me revient : toujours définir les termes avant de discuter d’un problème. Définir, c’est en français consulter d’abord le Littré, la Rolls Royce des dictionnaires. « Étrangeté : Caractère de ce qui est étrange. » Il faut donc se reporter vers étrange, pour apprendre que le mot a d’abord signifié étranger, on le trouve dès le XIe siècle dans la Chanson de Roland, du latin extraneus, de extra, hors, dehors. L’étrangeté serait la qualité de ce qui vient du dehors, qui n’est donc pas de chez nous. Le terme a évolué au cours des siècles. Est étrange ce « qui est hors des conditions, des apparences communes » ; Littré donne plusieurs exemples, ajoute quelques sens dérivés comme « Trouver fort étrange, trouver surprenant et blâmable. Il trouva fort étrange qu'on ne l'eût pas invité » et précise que l’adjectif peut s’appliquer aussi aux personnes. C’est au cours des XVIe et XVIIe siècles que l’on arrive au sens affaibli ou généralisé de « hors des conditions, des apparences communes ». Pour le Larousse, étrange signifie « qui frappe par son caractère singulier, insolite, surprenant, bizarre ». Et Wikipédia donne deux définitions : « 1. Inhabituel, bizarre, étonnant, anormal ; 2. inconnu, étranger ».
Donc l’étrangeté, en matière d’OVNI, peut signifier au minimum ce qui empêche de reconnaître comme tel un phénomène qui devrait être banal mais se présente sous un angle insolite. C’est la définition préférée des sceptiques et autres zététiciens. Mais cette acception est fort récente. Lorsque les premiers ufologues parlaient d’étrangeté, ils résumaient d’un mot les comportements, les caractéristiques qui pouvaient être des indices d’une origine non américaine puis non humaine des phénomènes observés. Or ces indices ont évolué au cours du temps.

Le « non identifié », notion militaire

Le 5 septembre 1947, donc après la vague de « fusées fantômes » de 1946 en Scandinavie, les premières observations « classiques » aux États-Unis et le couac de Roswell, le général Schulgen, assistant remplaçant du chef d'État-major des forces aériennes, répond au directeur du FBI : « En réponse à la requête verbale de votre M. Reynolds, un tour d'horizon complet des activités de recherches nous informe que l'Armée de l'Air n'a aucun projet ayant des caractéristiques semblables à celles qui sont attribuées aux disques volants. » Feuilletons les documents déclassifiés de la période 1946-1952. Un mémo daté du 22 août 1946 mais qui se réfère à un document du 1er août 1948 – une des deux dates est forcément une erreur de frappe – suggère que la vague scandinave vient d’essais par les Russes des prototypes restés à Peenemünde. L’étrangeté renvoie à l’adversaire potentiel des débuts de la guerre froide.  En 1949 encore, le rapport du Renseignement Aérien 100-203-79 fait état de 210 observations de témoins qualifiés, officiers de l’Air Force, personnel de la météo, pilotes civils expérimentés, techniciens de l’aéronautique et propose deux explications : 1. « Les objets sont des appareils domestiques, et si oui, leur identification ou origine peut être établie par un suivi de tous les décollages d'objets aéroportés. Les avions domestiques de type aile volante observés dans leurs comportements de vol pourraient être responsable d'une partie des objets volants rapportés, en particulier de ceux décrits comme disques et en forme approximative de cigare. » 2. « Les objets sont étrangers, et si oui, il semblerait logique de considérer qu'ils sont d'origine Soviétique. Les Soviétiques possèdent des informations sur un certain nombre d'avions Allemands de type aile volante tels que le Gotha P60A, le Junkers EF 130, un bombardier à longue portée et à grande vitesse à réaction, et le chasseur biréacteur Horten 229, qui ressemble particulièrement à certaines descriptions d'objets volants non identifiés. » Les enquêtes demandées dans le cadre des projets SIGN, GRUDGE puis BLUE BOOK vont dans ce sens.
Très vite pourtant, après quelques années d’observations ainsi que d’espionnage efficace, va se poser l’angoissante question : si ce n’est pas nous, si ce n’est pas l’URSS, alors qui ? Ou quoi ? L’enquête échappe partiellement à l’armée, avec les premiers ouvrages de journalistes comme Donald Keyhoe qui publie en 1950 The flying saucers are reals (Les soucoupes volantes existent). À l’époque, l’armée américaine oscille entre déclarations systématiquement rassurantes vis-à-vis du public, « circulez, y a rien à voir » et communiqués de presse tel que celui du 30 décembre 1949 : « Il n’est pas possible d’affirmer avec certitude que certaines personnes n’ont pas vu un vaisseau spatial, un missile ennemi ou quelque autre objet. » Donc deux ans à peine après l’observation d’Arnold, l’hypothèse extraterrestre est officiellement évoquée. Dès lors, l’étrangeté signifie performances impossibles avec la technologie de pointe en aéronautique, qu’elle soit russe ou américaine, c’est-à-dire, dans les deux cas, un prolongement des recherches allemandes de Peenemünde. Une fois éliminées les méprises dues à l’ignorance du témoin comme à des conditions météo inhabituelles, les cas irréductibles seront analysés au travers de cette grille. Virage à angle droit ? Vol stationnaire ? Accélérations qui tueraient un pilote humain ? En janvier 1950, Keyhoe conclut dans un article pour True Magazine : « La Terre a été périodiquement observée par des visiteurs d’une autre planète. Cette surveillance s’est accrue de façon notable ces deux dernières années », thèse qu’il développera tout au long de son livre. En cette première phase, l’évaluation de l’étrangeté d’une observation relève de connaissances en ingénierie, au point que seront repoussés systématiquement comme délires ou canulars les témoignages qui ne peuvent être soumis à cette grille.
À partir de 1954 et de la vague franco-italienne, on ne peut plus éluder les observations d’humanoïdes, mais elles ne font que renforcer l’hypothèse extraterrestre. Simplement, le registre de l’étrangeté s’élargit. Outre les performances technologiques, on va prendre en compte les anomalies biologiques, taille des créatures, chevelure ou son absence, nombre de doigts, etc. Tout continue cahin-caha, les commissions d’enquête privées s’organisent, les services de renseignement ouvrent des dossiers dont ils se gardent bien de publier le contenu, les témoignages s’accumulent. Le basculement aura lieu à la fin des années 60, quand on prendra conscience d’une évidence peu rassurante : cela fait 20 ans que l’on recueille des histoires d’OVNI et l’on ne sait toujours quasiment rien. S’il s’agissait de prototypes militaires, les agences de renseignement l’auraient su depuis belle lurette. Exit donc l’étrangeté domestique, purement terrestre. À partir de là, les hypothèses vont se multiplier et le concept d’étrangeté ufologique se préciser.

Plus étrange encore ?

Pour reprendre la classification qu’élabore alors Hynek, les Lumières nocturnes et les Disques diurnes, sans parler des Radar-visuels qui avaient retenu l’attention des militaires dans les années 46-52 à cause de leurs performances de vitesse et de maniabilité supérieures au meilleur de leur propre avionique et des premiers missiles glissent du côté du banal au profit des rencontres rapprochées avec ou sans humanoïdes, que les militaires rejetaient autrefois comme pure dinguerie, imagination, canulars dans le meilleur des cas. Avec la révélation de l’enlèvement de Betty et Barney Hill puis l’entrée en jeu des mutilations animales, avec la relecture de certains épisodes bibliques et de vieilles chroniques ou de la littérature de colportage et la thématique des anciens astronautes censés avoir visité la Terre à l’aube de l’histoire humaine, la problématique de l’étrangeté devient de plus en plus complexe. L’analyse des témoignages échappe aux ingénieurs de l’aéronautique militaire pour intéresser les physiciens, les psychologues, les historiens des religions, les spécialistes du folklore et, finalement, exiger un ensemble transdisciplinaire. On peut même se demander, dès lors, si le sigle OVNI, Objet Volant Non Identifié, qui correspond à une préoccupation militaire d’identification des aéronefs et des missiles, de distinction de l’ami et de l’ennemi, possède encore un sens. Il devient de plus en plus soit un synonyme de « vaisseau extraterrestre », soit un mot valise pour désigner tout phénomène inconnu, voire l’étrangeté en soi.
On trouve désormais des catalogues de « types d’OVNI » qui rappellent le vieux Catalogue des Armes et Cycles de Saint-Étienne ! Sans oublier celui des « races d’extraterrestres ». Bertrand Méheust le comparait à la gigantomachie de la mythologie grecque, je lui ai répliqué qu’il s’agit alors d’une gigantomachie du pauvre, d’un imaginaire au rabais qui tente d’apprivoiser l’inconnu. Mais dans le même temps où s’élabore sur Internet ce Disneyland de la soucoupe, se multiplient aussi les approches théoriques qui doivent prendre en compte tous les aspects du phénomène tel que le décrivent les témoins, une fois éliminées les méprises – donc les fausses étrangetés, les étrangetés purement subjectives, qui peuvent provenir de l’ignorance de phénomènes naturels rares, de conditions particulières du terrain ou de la météo, etc. – et les descriptions trop vagues. Le résidu utile a longtemps tourné autour de 20% des témoignages. Il serait aujourd’hui à 10%, si l’on en croit le GEIPAN. Outre qu’on puisse soupçonner des consignes de debunking, cette baisse de pourcentage pourrait s’expliquer par le rétrécissement de l’univers du banal chez nos contemporains qui vivent en général en ville, voient rarement le ciel et encore moins la nature sauvage. L’étrangeté subjective commence plus vite qu’au siècle dernier. Mais seul, bien sûr, le résidu irréductible au connu nous intéresse.
Irréductible au connu signifie forcément étrangeté. Mais de quel ordre ? Dans la lettre du 29 avril 1952 de l’USAF, on lit cette définition : « Objets Volants Non Identifiés, tel que défini dans cette lettre, concerne tout quel objet aéroporté qui par son comportement, ses caractéristiques aérodynamiques, ou des caractéristiques inhabituelles, ne se conforme à aucun type actuellement connu d'avion ou de missile. » Cela peut s’appliquer aussi bien à des prototypes russes qu’à des vaisseaux spatiaux venus du fond du cosmos, mais en tout état de cause, cela exclut tout ce qui ne serait pas un « objet aéroporté ». Le guide des pompiers, ouvrage officiel présent dans toutes les casernes des États-Unis, parle en 1993 de pannes de courant à l’échelle d’une ville, d’un État ou de plusieurs, provoquées par des OVNI, avec comme exemple la grande panne du 9 novembre 1965 qui débute en Pennsylvanie, lors de laquelle plusieurs témoins ont vu une « boule rouge » au-dessus des lignes à haute tension de Syracuse. Cela signifie que l’essentiel de ce que l’on associe aux OVNI serait désormais d’ordre énergétique. Pour le dire très vite, des plasmas et l’anomalie vient alors de leur stabilité dans notre atmosphère. Ce constat va générer plusieurs hypothèses, depuis les lumières sismiques et la foudre en boule, phénomène naturel longtemps nié par les rationalistes au nom d’on ne sait quelle image de la raison, jusqu’à la MHD défendue par Jean Pierre Petit.
Dans la classification de Jacques Vallée, chaque catégorie se présente selon 5 degrés que l’on peut lire comme une montée vers l’étrangeté, au moins subjective pour les deux premiers mais aussi une montée vers la dramatisation de la rencontre. Dans sa première version, le type 1, que le blog résume par « anomalie » serait : « Observation d’un objet inhabituel, de forme sphérique, en disque, ou d’une autre géométrie, situé près du sol (à la hauteur des arbres ou plus bas), auquel on peut associer des traces, ou des effets thermiques, lumineux ou mécaniques. » Je souligne « ou d’une autre géométrie », qui ouvre à toute forme possible. Le type 5 ne manque pas non plus d’intérêt : « Observation d’un objet inhabituel d’apparence indistincte, apparaissant comme un objet qui n’est pas entièrement solide ou matériel. » Vallée va transformer sa classification, destinée à faciliter l’étude statistique par ordinateur. En 1990, il la résume ainsi :
Anomalie (AN)
Type I:  Observation: Lumière ou explosion mystérieuses.
Type II:  Effets physiques: Poltergeists, agroglyphes...
Type III:  Entités: fantôme, extra-terrestre, animal cryptozoologiques (Yéti, Loch Ness, etc).
Type IV:  Transformation de la réalité: NDE, vision ou hallucination à caractère religieuse.
Type V:  Blessure ou mort: combustion humaine spontanée, stigmates, etc.
Vol rapproché (FB)
Type I:  Observation: Trajectoire continue de l’OVNI.
Type II:  Effets physiques: OVNI laissant une trace physique.
Type III:  Entités:  observation d’êtres (RR3).
Type IV:  Transformation de la réalité:  le témoin a une impression de déformation de la réalité.
Type V:  Blessure ou mort:  blessure ou décès causés par un OVNI (RR6).
Manœuvres (MA)
Type I:  Observation:  trajectoire discontinue de l’OVNI.
Type II:  Effets physiques:  OVNI laissant une trace physique.
Type III:  Entités:  observation d’êtres (RR3).
Type IV: Transformation de la réalité: le témoin a une impression de déformation de la réalité.
Type V : Blessure ou mort:  blessure ou décès causés par un OVNI (RR6).
Rencontre Rapprochée (CE)
Type I:  l’OVNI est proche (RR1).
Type II:  Effets physiques:  OVNI laissant une trace physique (équivalent à une RR2).
Type III:  Entités:  observation d’êtres (RR3).
Type IV:  Transformation de la réalité:  Enlèvements (RR4).
Type V:  Blessure ou mort:  blessure ou décès causés par un OVNI (RR6).
 On peut discuter à l’infini pour savoir si telle ou telle catégorie, en particulier les Anomalies, relève ou non de ce que l’on tend de plus en plus à désigner par un oxymore : phénomène OVNI.
Pour le fun : la classification du GEIPAN reprend les 5 degrés de dramatisation de Vallée, sans se préoccuper de typologie des objets ou situations observés, et les rebaptise « degrés d’étrangeté » sans définir davantage ce qu’ils entendent par là.

Phénoménologie de l’étrangeté

Dès que l’on sort de la définition militaire de l’OVNI, qui ne peut recouvrir l’ensemble des témoignages et se révèle particulièrement inadaptée dans les cas avec entités, donc dès la vague de 1954, ou dans les cas d’enlèvements, on se trouve confronté au problème des limites. Des descriptions présentes dans d’anciennes chroniques évoquent à nos yeux les observations de nos contemporains : on va parler d’OVNI du passé. On va relire de la même manière les apparitions religieuses, en les détachant totalement de leur contexte. On interprétera des tableaux de maître ou des gravures de colportage. La multiplication des mutilations animales sera reliée aux OVNI, ainsi que les agroglyphes qui apparaissent dans les années 1980. On va multiplier les hypothèses sur l’origine du « phénomène OVNI » – sans voir que l’on a peut-être regroupé des phénomènes différents sous une même étiquette. Phénomène : c’est, en grec, ce qui se donne à voir. Mais est-ce la même chose qui se donne à voir sous les traits de la Vierge Marie, de fées, d’humanoïdes, de chupacabra ou d’objet plus ou moins lumineux dans le ciel ? Faut-il se baser sur la phénoménologie des apparitions en respectant leur diversité ou dépasser les apparences pour saisir leur source unique ?
Et quelle serait cette source ? Nous-mêmes, notre imaginaire actif ? La Terre elle-même, redevenue la déesse Gaïa ? Une intelligence extérieure ? Venue d’un univers parallèle, dont la physique commence d’admettre l’existence ? D’un autre système solaire ? De notre futur ? D’entités spirituelles ? De toutes ces théories qui s’entrecroisent, laquelle est la bonne et y en a-t-il même une seule de juste ? Ou faut-il admettre que l’on a regroupé toutes les étrangetés et que chacune de ces hypothèses serait vraie – mais ne concernerait qu’une partie de l’ensemble disparate coiffé par le sigle OVNI ?
Comment trancher ?
Il ne suffit pas de mesurer le degré d’étrangeté, l’éloignement plus ou moins grand à la banalité quotidienne, si tant est que cet écart soit mesurable de façon objective. Comme le montre la classification de Vallée, ce degré d’étrangeté doit être relié à une typologie, à des catégories d’objets ou de comportements. Si nous prenons les agroglyphes, qui ont sur l’OVNI « classique » l’avantage de se maintenir dans l’environnement sur un temps assez long pour qu’on puisse photographier, prélever des échantillons de plantes, etc., les premiers apparus, les nids de soucoupe australiens, avaient une forme des plus simples. Juste un rond de roseaux couchés. Au fil des années, les formes se sont compliquées, avec une préférence pour des jeux de fractales qui demandent un calcul par ordinateur. Mais complexité signifie-t-il étrangeté ? Les fractales nous sont totalement compréhensibles, c’est une branche de nos mathématiques. Il suffit d’une formation adéquate, en université, pour les maîtriser. De même, si nous nous en tenons aux objets volants, la forme des intrus a largement évolué depuis le couple soucoupe-cigare des années 1950 jusqu’au triangle de la vague belge, au chevron géant de Phoenix, en passant par quelques rectangles. À part la taille et les performances, les triangles qui évoquent nos avions de combat n’ont rien de particulièrement étrange, moins que les soucoupes de grand-papa. Il est vrai qu’il y eut en 2003 un objet « polymorphe » qui se déploya comme « une toile d’araignée » devant une caméra de surveillance pour pomper l’eau d’une piscine napolitaine… quoi que soit un tel polymorphe ! Mais est-ce réellement hors de notre portée ? En 1949, si ma mémoire est bonne, un des porte-paroles de l’USAF ou de la CIA déclarait déjà que « rien, dans ces affaires, ne dépasse notre capacité de compréhension ». Pardonnez-moi de citer de mémoire, mais j’ai trop de documentation et, du coup, je ne suis pas arrivée à retrouver cette « petite phrase » qui m’avait frappée. Elle ne signifiait pas, comme le croient généralement les sceptiques, que les cas non-identifiés devraient se résorber dans l’ensemble majoritaire des identifiés mais que nous avons les outils intellectuels et scientifiques pour les étudier, que rien ne suggérait une remise en cause des paradigmes de la physique fondamentale et des autres sciences. C’est encore plus vrai en 2017 qu’en 1950 ! Nous avons la capacité d’étudier, probablement celle de comprendre les éléments scientifiques en jeu, et cela même si nous n’avons pas les moyens d’une exploitation technologique.
Le meilleur exemple en serait les trous de ver théorisés par John Archibald Wheeler, qui permettent théoriquement de traverser l’univers en un temps minimal, mais au prix d’une dépense énergétique que nous sommes incapables de mettre en œuvre. Pour l’instant. L’intrication quantique offre même des possibilités théoriques encore plus prometteuses, à ceci près que personne ne sait comment intriquer un système à particules multiples comme un être vivant ou un véhicule. On ne sait faire qu’avec des électrons ou des photons jumeaux, pris paire par paire. Pour l’instant. Mais si quelqu’un quelque part sait faire, nous pouvons comprendre ce qu’il fait. Parler d’étrangeté revient alors encore à une question de performances technologiques et suppose un autre, un étranger qui les maîtrise – ou un phénomène naturel inconnu. Mais l’apparence, la phénoménologie d’une telle technologie, ou même celle d’un événement naturel rare, même compréhensible par la fine pointe de notre science, peut se revêtir pour le témoin d’une puissante étrangeté subjective, c’est-à-dire échapper à son univers mental, ses habitudes, sa manière de percevoir ce qui l’entoure. Et c’est en ce sens-là qu’il existe une ressemblance OVI/OVNI et qu’un lâcher de lanternes thaïlandaises ou un lever de Lune entre les nuages peut paraître plus étrange aux yeux d’un jeune homme de la ville qui n’a jamais l’occasion de voir le ciel sans pollution lumineuse qu’un triangle de la vague belge.

La raison et le mythe

Quand quelque chose heurte notre routine de perception et de pensée, nous n’avons pas spontanément le langage pour le décrire ; or le langage conditionne aussi très fortement notre perception. Il existe de nombreuses études ethnologiques qui le démontrent et même un film génial que j’espère tout le monde a vu, Premier contact, qui suggère que même notre appréhension du temps dépend du langage. Or quand le langage rationnel et quotidien ne suffit plus, nous basculons vers notre autre mode de description du monde, le mode onirique ou mythique.
J’ai été frappée, dernièrement, et ça amusera ceux qui me connaissent bien, par un article très connu de Pierre Lagrange mais que je n’avais pas encore lu, Pierre ne faisant plus partie depuis longtemps de mes auteurs de chevet. Il s’agit de « Reprendre à zéro : pour une approche irréductionniste des OVNI » (Inforespace n°100, 2000). Il y dit une chose très juste : « La sociologie des ovnis peut très bien se faire sans réduire l'ovni à un pur phénomène sociopsychologique. » On peut de fait étudier avec tous les outils de la sociologie comment les informations sur l’OVNI, les hypothèses, les réticences sont reçues dans nos sociétés, et le travail sera le même quelle que soit l’explication ultime des cas. En le paraphrasant, j’ajouterai qu’on peut étudier la mythopoièse qui s’est développée autour de l’hypothèse extraterrestre, en particulier sur internet, sans rejeter pour autant cette hypothèse. Mais si je retrouve des archétypes et des mythèmes connus par ailleurs dans les élaborations sur les Petits Gris et les Grands Blonds, sans parler des formes intermédiaires, la zone 51, les enlèvements avec grossesses interrompues, les hybrides, les chupacabras, etc., j’aurai tendance à penser que nos sociétés apprivoisent l’inconnu au travers de cette faculté de se raconter ce qui n’aurait pas de nom avec la seule raison. D’autres, comme Jacques Vallée, pensent que les êtres de nos folklores, fées, lutins et autres, relèvent du même vécu que notre expérience actuelle de l’OVNI. Certains, comme Jean-Bruno Renard, voient aussi dans cette ressemblance une raison de douter qu’il y ait là autre chose que ce que Michel Boccara appelle des « vécus mythiques », qu’il définit comme une puissante expérience subjective de rencontre avec les entités présentes dans les mythes de la tribu. Pour ma part, je n’aime pas fermer les portes, surtout pas celles de l’intelligence. Mais cette capacité très énigmatique qui permet aux mythes de s’incarner aussi dans des vécus visionnaires qu’il faut différencier des hallucinations dues à une maladie mentale, ne serait-ce que parce que ce sont des expériences temporaires, vient encore complexifier la question.
OVNI est devenu un mot valise, à partir d’observations réellement insolites mais à plusieurs niveaux, et qui désormais, en plus de telles observations qui continuent et prennent même une tournure parfois assez dramatique, comme si nous avions affaire à une intervention extérieure hostile, génère des œuvres d’art comme les films de Spielberg ou les toiles de notre ami Gildas Bourdais, des récits mythiques sous forme de blogs ou de sites internet, une fraction des romans de SF, et même comme par ricochet des expériences mystiques ou visionnaires qui n’ont rien à envier  aux vies de saints du haut moyen âge ou à leurs homologues du bouddhisme tibétain. 
Où sont alors les limites ? 
Et que signifie encore le terme étrangeté ?



Friday, September 15, 2017

À propos du Système, cette hydre aux têtes innombrables…





Toute société fait système. Mieux, toute société est système, sinon l’on n’aurait affaire qu’à une juxtaposition d’individus sans lien entre eux et l’espèce humaine n’eût jamais créé de civilisations. Rappelons la définition scientifique de ce terme : un ensemble d'éléments interagissant entre eux selon certains principes ou règles. Le terme clé, c’est interaction. Il n’y a système que si les éléments qui le composent interagissent entre eux. Définition très large au demeurant, qui s’applique à de nombreux domaines. Le terme vient du grec, où susthma (sustêma) signifie « organisation, ensemble », terme dérivé du verbe συνίστημι (sunistêmi) contraction de σύν ἵστημι (sun histêmi) : « établir avec », qui veut dire « mettre en rapport, instituer ». La personnalité d’un système dépendra donc de la nature de ses éléments constitutifs ; des interactions qui s’établissent entre eux ; mais aussi de sa frontière, c'est-à-dire du critère qui détermine si une entité lui appartient ou fait au contraire partie de son environnement ; enfin de ses interactions avec son environnement. Ajoutons, comme le dégustait Edgar Morin, qu’il existe des systèmes de systèmes et qu’un sous-système ou module est un système participant à un système de rang supérieur, mathématiquement s’entend. Enfin, un système peut être ouvert, fermé, ou isolé selon son degré d’interaction avec son environnement. L’homme est biologiquement un système ouvert, puisque la respiration, le besoin d’alimentation et d’élimination des déchets nous met en perpétuel circuit avec notre environnement mais sa frontière semble particulièrement puissante, faite à la fois d’une membrane solide, la peau, et d’une défense interne, dynamique, le système immunitaire (sous-système de l’homme, donc). Reste à savoir comment se structure et se maintient une société humaine.

Tout d’abord, notons que le caractère social n’est pas propre à l’homme. Comme nous l’avions vu avec Lyall Watson et ses Marées de la vie, cela commence chez des bactéries et des amibes. Les espèces solitaires, comme les grands félins ou certains insectes, existent mais il en est sans doute davantage qui vivent en meutes, en hardes, en bancs ou simplement en bandes grégaires comme les oiseaux de mer. Toutefois, même si l’instinct y tient une place moindre que ce qu’on croyait il y a encore un siècle, si l’intelligence et l’apprentissage y ont leur part, les structures des sociétés animales restent assez simples et n’évoluent quasiment pas. On peut les décrire à partir de quelques constantes comme l’attachement à un territoire, une hiérarchie très affirmée basée sur une compétition des mâles en périodes de rut, des rituels d’apaisement des conflits en dehors de ces périodes, des rituels de reconnaissance, en particulier par l’odorat, la recherche en groupe de la nourriture et le partage selon la hiérarchie établie s’il s’agit de chasse. On découvre aussi, de plus en plus, des comportements de solidarité envers les blessés, les vieux, les femelles gravides. La coexistence, dans les mêmes groupes, de ces bienveillances avec des crises d’élimination de certains faibles, n’est d’ailleurs pas encore vraiment comprise par les éthologues, d’autant moins comprise que le darwinisme devenu idéologie insistait sur la compétition.

L’homme, et cela dès l’origine puisque l’on en trouve trace au travers des peintures rupestres du magdalénien, donc dès que l’archéologie nous offre plus que des cailloux cassés pour fabriquer des outils, semble tendu entre deux mondes. Chaînon tragique, disait Aimé Michel. Animal social, il est l’héritier des systèmes de socialisation animale : lien y compris affectif avec le territoire, nourrissage des jeunes qui entraîne le besoin d’une structure familiale plus ou moins élargie, hiérarchies qui permettent la coopération, l’organisation et la répartition des tâches (dans les sociétés animales, il ne s’agit pas seulement de répartir ou d’interdire l’accès aux femelles mais de véritables travaux d’intérêt général comme le guet, la protection face aux prédateurs, etc.) ; animal politique depuis les grands singes[1], libéré des freins qui rendent impossible à la plupart des espèces le meurtre intra-spécifique, il est capable de faire évoluer ses sociétés, d’en transformer peu ou prou les structures et les règles de fonctionnement interne. Peu ou prou. Si l’on tente une analyse systémique des diverses sociétés humaines, on s’aperçoit que quatre ou cinq grandes structures, pas plus, se retrouvent toujours derrière les variantes culturelles. Cette liberté ou plutôt ces degrés de liberté que ne possèdent pas les animaux, pas même les grands singes, s’accompagnent de quelques inconvénients, dont la possibilité de l’anomie, la déstructuration sociale qui ne laisse plus que des individus juxtaposés, si ce n’est la guerre de tous contre tous que redoutaient les législateurs grecs. Cela ne dure jamais très longtemps au regard de la durée de l’espèce, mais un siècle ou deux laissent tout de même des traces. On peut décrire ces structures de base par la circulation de l’information qu’elles permettent.

La pyramide pharaonique

L’Égypte de la haute antiquité s’est construite à l’image de ses pyramides funéraires, selon un mode qui serait aussi le paradis des fonctionnaires : tout appartient à l’État qui distribue les tâches et les outils pour les accomplir, selon une hiérarchie couronnée par le seul homme véritable, Pharaon, qui récapitule le pays en sa personne. En termes d’information, elle circule fort bien du haut vers le bas, mais la faire remonter pose très vite problème dès lors que l’on rencontre un obstacle ou un imprévu. Le « système parapluie » bien connu des administrations joue à plein. On se protège en minimisant les retards ou les problèmes rencontrés, quitte à hurler un peu plus fort sur les subordonnés. Ainsi, Pharaon ne saura jamais ce qui cloche et ne punira pas son entourage. Au bout de quelque temps, parfois moins d’un siècle, tout se délite et l’on entre dans le désordre des « périodes intermédiaires » durant lesquelles l’empire lui-même ne peut se maintenir. Puis l’empire renaît avec une nouvelle dynastie, une hiérarchie plus étoffée, un peu plus de souplesse au départ. On en a vu une illustration très récente avec la constitution de l’URSS, son éclatement à la fois géographique et structurel et la reconstitution d’une forme d’empire sous Vladimir Poutine. Mais cette forme communautaire/pyramidale pourrait bien sous-tendre toute l’histoire russe comme elle a sous-tendu toute l’aventure égyptienne.

La division fonctionnelle

On pense à la trifonctionnalité dégagée par Dumézil pour le monde indoeuropéen, mais on en trouverait d’autres exemples, jusqu’aux systèmes de castes plus ou moins rigides. Il s’agit d’un système qui structure la société en un certain nombre, variable, de fonctions à remplir. La famille est subordonnée à la fonction et les hiérarchies se créent à l’intérieur de chaque branche fonctionnelle. Plus souple que la simple pyramide, ce système permet une assez bonne circulation de l’information à l’intérieur de chaque groupe, mais plusieurs écueils demeurent. Tout d’abord, si le fait de s’atteler à une même tâche oblige à faire remonter l’information autant qu’à donner des consignes, la circulation transversale, entre les groupes fonctionnels, se fait très mal. Ce système favorise l’entre-soi, d’où la tentation de spécialiser à outrance, de multiplier les métiers en décourageant l’établissement de passerelles entre eux. C’est sur cette pierre qu’achoppa au XVIIIe siècle le cadre des corporations. L’autre tentation, tout aussi catastrophique, consiste à hiérarchiser les fonctions elles-mêmes, à les transformer en une échelle de castes rigides qui reforme une pyramide unique. Lorsque les deux jouent en même temps, on aboutit à un système clos, donc entropique. La créativité ne peut plus s’exercer et les dysfonctionnements s’accumulent. Les révoltes aussi.
Notons que dans un tel système, la fonction d’échange (marchands) qui relie entre eux les territoires, cités, royaumes, etc., a toujours un pied dehors, un pied dedans et, de ce fait, trouve difficilement sa place et suscite la méfiance.

Le régime d’assemblée

Il s’agit sans doute d’un des plus anciens modes d’organisation, si l’on prend en compte qu’à l’origine, dans des groupes de petite taille et très localisés, les questions intéressant la vie commune pouvaient être discutés par l’ensemble des adultes. Il s’agit alors d’une structure en réseau, la plus solide d’un point de vue mathématique où l’information circule librement dans tous les sens. Le risque est évident : que la palabre l’emporte sur l’action. Quand le groupe croît en taille et en territoire, il devient nécessaire de définir plus strictement les limites et conditions d’appartenance, sinon l’anomie s’installe très vite et tout s’enraye.

Le monde féodal

Cette structure apparaît spontanément lorsque les autres s’effondrent. Il s’agit d’un resserrement sur les héritages animaux, le territoire, la famille et la hiérarchie, mais ce ressourcement systémique joue sur plusieurs niveaux, du village à l’empire, souvent accompagné d’une conscience fonctionnelle. Sa simplicité apparente et la complexité qui en résulte mérite une étude plus approfondie.

Notre monde actuel est un mixte de structure fonctionnelle et de régime d’assemblée, dans lequel la fonction marchande d’échanges l’emporte sur toutes les autres. Il commence à se stratifier en castes tout en cultivant consciemment l’anomie, considérée comme plus propice à la marchandisation de tout. Mais ce primat de l’échange en fait un non-système, un destructeur des systèmes, une force d’entropie et c’est ce caractère protéiforme et sans limite qui lui permet de « digérer » tout ce qu’on lui oppose. Mais cette digestion même suppose que se reforment dans les marges de vrais systèmes sociaux, incomplets, en perpétuelle gésine.

(à suivre…)


[1] Voir les travaux de Franz de Vaals sur les stratégies internes aux tribus de chimpanzés, bonobos ou gorilles, ceux de Jane Goodhall à propos des « ethnocides » perpétrés par des chimpanzés sur le groupe voisin, etc.