Thursday, March 17, 2011

Un nouveau livre essentiel

Bertrand Méheust, Les miracles de l’esprit : Qu’est-ce que les voyants peuvent nous apprendre ?, Les empêcheurs de penser en rond, La Découverte, Paris, 2011.

Un nouveau livre de Bertrand Méheust est toujours un événement et celui-ci ne manque pas à la règle. En dépassant le problème de la preuve pour interroger les modes opératoires de la métagnomie, il nous offre une enquête passionnante, philosophique et psychologique, sur les plus grands voyants étudiés scientifiquement depuis deux siècles. Au fond, qu’est-ce que la voyance, quand on ne se crispe pas à justifier son existence face aux zététiciens de tout poil et quand admirer l’artiste ne suffit plus ? Bertrand Méheust répond : « un état limite de la mémoire ». Pour parvenir à cette formule qui a l’immense mérite de nous faire sortir de l’opposition entre normal et anormal[1] où l’on ne sait jamais si le premier terme désigne une médiété mathématique ou une règle sociale tacite, il lui fallait explorer non seulement les archives de la recherche métapsychique mais aussi les travaux des philosophes sur la mémoire la plus banale. Il revisite Proust au delà du littéraire, convoque Bergson et Gabriel Marcel et le lecteur découvrira sans doute comme moi les aventures de ce champion de l’introspection qu’est François Ellenberger dont, je l’avoue, j’ignorais jusqu’à l’existence. En remontant plus loin dans l’histoire, il interroge l’oracle grec et le mythe de Mnémosyne avant de revenir au laboratoire le plus moderne, celui des chercheurs américains financés dans leurs meilleures années par la CIA[2].

Mémoire, sœur obscure et que je vois de face – Autant que le permet une image qui passe, écrivait Supervielle. Au fil de l’ouvrage de Méheust, cette face se dégage de son obscurité constitutive et les ténèbres en lesquelles elle se drape s’illuminent. On chemine ainsi jusqu’au moment où surgit l’insidieuse question : si la voyance est un état limite de la mémoire, à quoi sert de les distinguer ? Toute mémoire ne serait-elle pas également voyance ? Il n’élude pas cette possibilité, tout en gardant une grande prudence méthodologique. Mnémosyne, dans le panthéon grec et particulièrement chez Homère connaît tout ce qui est, qui fut et qui sera, dépassant largement le simple (?) enregistrement de souvenirs individuels. Notons au passage, car la lecture suppose aussi les résonances que le texte induit chez le lecteur, que cette formule homérique qui unit passé, présent et futur en une seule conscience surplombante sera exactement reprise comme attribut divin dans la liturgie chrétienne. En d’autres termes, pour un Grec de l’empire, nourri de culture hellénistique, ayant forcément lu Homère et les grands tragiques, l’omniscience de Dieu est mémoire[3]. L’occident latin perdra hélas cette référence. Dans la liturgie grecque, reprise telle quelle par les Slaves, la glorification de la Trinité s’achève par maintenant et toujours et aux siècles des siècles. On part du présent et l’onde se répand sur le temps entier, toujours englobant à la fois le passé et le futur. Les clercs carolingiens rendirent la formule linéaire en explicitant le passé : comme il était au commencement, maintenant et toujours et aux siècles des siècles (sicut erat in principio et nunc et semper et in saecula saeculorum). Cela enfermera notre représentation du monde dans l’étroitesse du temps linéaire dont les chercheurs en sciences humaines ont du mal à se déprendre – et dont les physiciens ne se déprennent qu’à reculons. Mais le temps de Mnémosyne ne serait pas davantage cyclique et s’apparenterait plutôt à un éternel présent dans lequel s’inscrivent tous les événements de l’univers passant ainsi du fugace à l’éternel.

Y puiser est un autre problème. Méheust décrit très précisément la façon dont y parviennent les grands voyants – mais aussi le moindre cruciverbiste qui a un mot sur le bout de la langue sans parvenir à le trouver. Sœur obscure, Mnémosyne se dérobe et ne se livre qu’au bout d’un long et difficile voyage ponctué de carrefours où l’explorateur (le mnémonaute ?) a mille occasions de se perdre, de glisser soit vers l’imaginaire pur, soit vers des à-côté, des dérives vraies mais hors sujet.

Dans son recours aux Grecs, Méheust ne pouvait oblitérer Platon et sa théorie de la réminiscence. C’est la partie du livre où il s’adresse le plus directement aux tenants des sciences humaines, où il ferraille frontalement avec les préjugés philosophiques de notre temps. Il faudrait applaudir mais cela fait si longtemps que je reproche aux mêmes de s’accrocher avec l’énergie du désespoir à une vision du monde périmée depuis au moins 1904 si ce n’est depuis Maxwell que retrouver encore ces discussions d’arrière-garde me laisse le même sentiment d’inutilité que chercher sempiternellement à prouver l’existence du psi à des rationalistes qui la refusent de toute la force de leur croyance au dieu Hasard. Cela dit, c’est lui qui a raison. Si l’on veut montrer aux universitaires des sciences humaines toute la richesse drainée par la métagnomie, il faut bien partir de leurs préjugés pour les entraîner à faire un pas de plus. Heureusement, hors de France, cet enfermement dans la vision du monde de Laplace, Arago ou Berthelot commence à céder et d’aucuns à admettre que Planck, Louis de Broglie ou Feynman avaient aussi quelque chose à dire qui concerne l’homme[4]. Méheust cite un ouvrage collectif américain récent (2007) issu de l’Institut d’Esalen, qui bat en brèche « la conception matérialiste, causaliste, déterministe et localiste de la conscience qui domine la pensée actuelle ». Les auteurs reprennent la théorie de William James selon laquelle le cerveau ne représente pas un générateur de pensée mais un filtre et se collètent frontalement avec les neurosciences et l’hypothèse qui voit dans les souvenirs des traces atténuées de perceptions antérieures et se refusent à envisager une mémoire sans support matériel. De nombreux faits permettent de rejeter cette théorie des traces, des faits incontournables et concrets comme la régénération des fonctions cognitives après une lésion cérébrale. A ceux-ci, j’ajouterai que l’hypothèse du filtre fut reprise dans les années 80-90 par un physicien qui n’avait aucun rapport ni de près ni de loin avec les métapsychistes et qui la basait uniquement sur les équations relativistes, je veux parler de Régis Dutheil.

A partir de l’appui que lui fournissent les travaux de l’équipe d’Esalen, Méheust récuse la théorie physicaliste, cette vieille idée que le cerveau sécréterait la pensée comme la vésicule la bile, que tout prendrait naissance dans la matière au sens le plus compact et chimique de ce terme. Et il est vrai que, tributaires encore pour une large part de la mode du tout moléculaire que critiquait déjà Michel Jouvet, pourtant champion de l’expérimentation animale sur le sommeil et le rêve, nombre de chercheurs des neurosciences, tout en reconnaissant que le « parallélisme corps/esprit » (cache-pot du causalisme corps vers esprit) est un postulat improuvable s’accrochent à cet unique niveau, celui des échanges de neurotransmetteurs. Méheust reprend l’historique de la théorie du filtre et note l’apport des théoriciens des sciences psychiques comme Myers ou William James. Quant à l’équipe d’Esalen qui la revisite, c’est à la lumière de la physique la plus contemporaine et en admettant établie la réalité de la métagnomie. Sans rentrer dans le débat technique, Méheust note que ce filtre cérébral, cette membrane qui s’interpose entre le réel en soi et notre conscience locale n’est pas étanche et que ses frontières semblent mouvantes, fluides. Il ajoute qu’elle est, comme tout en nous, un produit de l’évolution mais peut-être aussi la condition de la montée vers la pensée. A cette théorie du filtre, Bertrand Méheust apporte une complexification. Le niveau physico-physiologique n’en forme pour lui qu’un niveau ; l’environnement culturel, historique voir psychologique démultiplierait les membranes, permettrait, interdirait ou régulerait l’émergence du psi.

Les enjeux sont immenses, rien de moins que notre nature et notre rapport au monde. Juste encore une remarque en passant, remarque de lectrice intéressée de longue date à la question des limites : accepter la métagnomie et ses conséquences donne une base solide à la psychogénéalogie aujourd’hui irréfutable quant aux faits mais impossible à comprendre dans les modèles anthropologiques hérités des Lumières.

Et surtout, surtout, cet ouvrage repose implicitement la question que même la physique, en le spatialisant, n’a fait que contourner : qu’est-ce que le temps ?



[1] Oublions le terme paranormal. Avec le mauvais esprit qui me caractérise, je soutiens que le para normal est celui qui se produit en chute libre sur le terrain de Saint-Yan lors du meeting annuel, sans oublier que, si le parapluie protège de la pluie, le paravent protège idéalement du vent, le paratonnerre de la foudre, on pourrait insinuer que le mérite du paranormal serait de nous protéger de la normalité normative !

[2] A ce propos, le programme Stargate a peut-être été abandonné mais au profit d’un autre qui le continue. En cherchant sur Internet, on s’aperçoit que la CIA recrute toujours des volontaires pour des expériences de voyance amusante, avec une annonce fort alléchante pour de jeunes gens. De quoi se rêver quelques heures en disciple du professeur Xavier… On ne voit pas à quoi leur servirait de financer un tel vivier si ce n’était pour y pêcher quelques gros poissons.

[3] Merci, Bertrand, de m’en avoir fait prendre conscience. Par ce rappel d’Homère, tu m’ouvres des horizons assez vertigineux et qui renvoient définitivement au dépotoir des idées fausses celle qui veut que le judéo-christianisme aurait substitué le temps linéaire au temps cyclique. Cela fait des années que je ferraille contre cette vision superficielle et finalement fausse, là tu me forges une épée de choix pour porter l’estocade.

[4] Volontairement, je ne cite pas Einstein, trop médiatisé et trop investi par les rationalistes là où sa théorie sert leur fermeture du monde.