Sunday, February 26, 2012

De l’utilité des crises ?


Il arrive que l’on rate la sortie d’un livre essentiel et qu’on ne le découvre que des années plus tard au hasard d’une fouille chez un bouquiniste. C’est ce qui vient de se passer pour moi avec l’ouvrage de Lyall Watson rédigé en 1979, La marée de la vie[1]. Le regard qu’il porte sur l’évolution des espèces est si particulier bien qu’il admette le darwinisme sous sa forme sans doute la plus extrême, celle du gène égoïste, si intelligent que chaque page plonge le lecteur dans des abîmes de réflexion. J’ai toujours apprécié qu’un auteur me donne à penser et je crois que c’est le plus beau cadeau que l’on puisse faire à l’homo sapiens. Je l’ai déjà dit plusieurs fois en hommage à Aimé Michel mais je ne radote pas en reprenant ces mots, j’enfonce le clou. Il ne s’agit pas tant de se gaver de données que de les organiser comme on tisse des perles, en un motif à la fois cohérent et ouvert sur d’autres aspects du réel.
Dans les pages 101 à 104, Watson s’interroge sur les fondements de l’identité et sur l’apparition de ce que l’on pourrait nommer des proto-pluricellulaires, bactéries sociales Chondromyces aurantiacus et amibes Dictyostelium discoideum. Dans les deux cas, tant que la nourriture abonde, il ne se passe rien de très intéressant. Broute, broute, broute… et chez les amibes, chacune pour soi. Mais dès qu’elle vient à manquer, dès que la pénurie s’installe, alors intervient une coopération, une stratégie de groupe qui permet de passer outre. Les bactéries édifient ensemble une sorte de tour haute de plus de mille fois leur taille qui servira de propulseur pour éjecter au loin, très loin à l’échelle bactérienne, de petits spores qui libèreront des milliers d’entre-elles et reconstitueront des troupeaux. Les amibes se regroupent et se spécialisent jusqu’à former ensemble un être composite aux fonctions différenciées, plus sensible à l’environnement que l’amibe isolée, le grex, qui permettra lui aussi de se déplacer plus vite, plus loin et de libérer des spores. « Ce n’est pas la nourriture qui conduit l’amibe d’un sol visqueux à se socialiser », écrit Watson. « Les amibes peuvent se nourrir tout aussi efficacement, peut-être même plus, lorsqu’elles demeurent petites et isolées. C’est en réalité par manque de nourriture que s’établit la chaîne de relations sociales. »
Encore plus étonnant, le « cri » moléculaire qui rassemble les amibes autour des premières qui ont ressenti le manque, le monophosphate d’adénosine cyclique ou AMP cyclique, est aussi le marqueur chimique des bactéries qui leur servent de nourriture et « un messager intracellulaire dans tous les organismes, même chez l’homme. Il sert de médiateur entre les hormones qui atteignent la barrière cellulaire et les enzymes qui se trouvent à l’intérieur. » Watson dérive ensuite vers la construction du système immunitaire, la reconnaissance de l’autre et de soi. Mais je me demande si sa présence n’introduit pas chez les organismes plus évolués un modèle de comportement analogue à celui des amibes ou, si AMP cyclique n’en est plus le vecteur, si ce modèle n’est pas mystérieusement inscrit dans la vie même. Car on le retrouve dans l’humanité.
Quelles sont les sociétés les plus anomiques, les plus individualistes ? La ville, en période d’abondance. C’est vrai de la période hellénistique prolongée par et dans l’empire romain. C’est vrai des cités italiennes de la Renaissance. C’est vrai en France du second empire et de l’Europe quasiment jusqu’à nos jours si l’on excepte les temps de guerre. C’est vrai des Etats-Unis entre la guerre de sécession et la crise de 1929 puis de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à ces dernières années. On en trouverait sans doute d’autres exemples mais je connais plus mal la périodisation des vieilles civilisations asiatiques. Il n’est pas anodin, dans cette perspective, que les théories libérales soient apparues au moment où la sortie du Petit Age Glaciaire permettait de meilleures récoltes, où la révolution industrielle s’annonçait, où la classe moyenne s’étoffait au propre comme au figuré.
La crise, la vraie, la terrible, celle qui fait basculer les peuples de l’abondance à la misère comme on le vit en 1929 et jusqu’au New Deal de Roosevelt, celle que l’on impose à la Grèce aujourd’hui et dont on nous menace jour après jour, serait-elle un chemin de resocialisation ? En d’autres termes, génère-t-elle des solidarités au lieu d’une simple lutte pour la survie où les « forts » l’emporteraient sur les faibles comme dans l’illusion du darwinisme social ? C’est ce qui semble se faire jour en Grèce où les solidarités familiales se renouent, où semble apparaître de l’inventivité dans de petits groupes. Il serait intéressant de voir sur quels critères l’ont s’assemble ou l’on s’exclut. En France, les élites culturelles poussent au communautarisme ethnique tout en le repoussant avec les cris de Tartuffe : cachez ce racialisme que je ne saurais voir ! Mais je ne suis pas sûre que cela devienne la seule base de solidarités réelles, l’idéologie étant toujours plus pauvre que les stratégies de la vie.
Aujourd’hui, tout le monde le sait, tout le monde en parle, une oligarchie mondialisée tend à niveler les peuples vers le bas afin de s’assurer de plus vastes profits et à détruire par là même la diversité des cultures, à commencer par ce marqueur d’identité évident qu’est le vêtement. Derrière cette façade de lutte des classes, de marxisme inversé, se cache une autre lutte dont on ne sait si elle instrumentalise les nations au profit de grands groupes industriels ou s’il reste quelque chose du patriotisme de grand-papa, celle pour s’assurer le contrôle des énergies et des matières premières. Une stratégie de puissance dans un contexte de pénurie anticipée. La crise n’est rien d’autre que la confluence de ces deux combats titanesques[2] et, comme l’a très bien vu Alain de Benoist[3], il s’agit d’un seuil structurel plutôt que d’une flambée conjoncturelle. Or l’une des leçons de l’histoire, c’est qu’une oligarchie à elle seule ne saurait engendrer une civilisation. Les seules qui réussirent, Carthage, Gênes, Venise, régnaient sur des cités et se sont englouties dans l’impérialisme. Les empires qui tiennent la durée ont d’abord une structure militarisée et ne se déploient qu’avec l’abondance. Les effondrements ont toujours suscité des « périodes intermédiaires » avec des regroupements plus restreints, des clans, des seigneuries ou des royaumes dans lesquels le sentiment d’appartenance, la réciprocité des engagements et l’affectivité sont particulièrement puissants. Quelque chose comme des grex humains ?
Acceptons-en l’augure pour sortir de la crise actuelle.


[1] Lyall Watson, La marée de la vie, trad. Claudine Brelet, Albin Michel, Paris, 1981 (Londres 1979)
[2] On lit avec profit sur ce point les 3 ou 4 derniers numéros de la revue Eléments.
[3] Alain de Benoist, Au bord du gouffre :la faillite annoncée du système de l’argent, Krisis, Paris, 2011