Cela fait bien longtemps que je
m’insurge contre la fausse évidence qui oppose le libéralisme au communisme de
manière absolue, rejetant dans l’utopie toute tentative de « troisième
voie ». L’ennui pour les tenants de cette évidence, le minuscule grain de
sable qui risque d’enrayer toute la machine idéologique, c’est la jeunesse de
cette dichotomie qui ne date que des années 1920-1930 et qui, à l’origine,
représentait surtout des variantes d’une constellation mythique prométhéenne,
celle du progrès par la technologie. La guerre froide entre les USA et la
Russie s’en habilla. C’était assez pratique à tout point de vue : les USA
justifiaient ainsi leur refus de toute mesure sociale interne ; l’Europe
justifiait sa vassalité vis à vis de ces derniers ; et la Russie
justifiait un régime de type pharaonique, où tout appartenait à l’État et
relevait d’une hiérarchie de fonctionnaires. Mais si l’on creuse au delà des
discours de propagande qui durent encore, de nombreuses questions surgissent.
Tout d’abord, libéralisme et communisme sont-ils les enfants de la révolution
industrielle ? D’où vient que l’on traite l’homme comme une
marchandise ? Comment est née la guerre froide et pour quelles raisons
réelles ? Économiques ou mythiques ? Ou même, comme le suggérait un
ami l’autre soir dans une discussion de bistrot, d’une série de dérapages que
personne n’a voulus ? Au delà du choix médiatique de jouer les élections
présidentielles sur des turpitudes plutôt que sur des questions de fond, notons
que le mot même de politique n’a plus
d’autre sens que celui de la gestion économique et sociale d’une entité
géographique et que la fonction présidentielle s’apparente, dans les mentalités
forgées par presque un siècle de cette dichotomie, à celle d’un chef
d’entreprise dont le rôle serait d’abord d’augmenter le PIB et de mettre le
peuple au travail. Même les « questions sociétales » que des groupes
de pression soutiennent à grands cris pour la défense de « minorités
opprimées » qui ne l’ont été historiquement que dans les pays anglo-saxons
si l’on envisage l’ensemble culturel d’origine européenne, même ces questions
de mœurs ont un arrière-fond qui relève de l’économie : marchandisation du
corps humain par les ventes d’organes ou la GPA, circuit commercial des sex toys, individualisation de plus en
plus poussée, déconstruction des structures inhérentes à chaque culture
humaine, ce qui permet d’avoir une masse atomisée devant soi, masse dans
laquelle on pioche selon les besoins des entreprises. Dans ce contexte, que
représente le peuple pour les oligarchies au pouvoir ? Des employés
subalternes ? Des marchandises comme les autres ? « La France
d’en bas », avait dit Raffarin sans que personne ne lui demande :
« En bas de quoi ? » De quelle échelle et qu’est-ce qui la
justifie ?
Ces questions sont sans doute
trop vastes pour un billet d’un simple bloc-notes, fût-il comme le mien un lieu
de réflexions de fond, Il me semble
nécessaire pourtant de les aborder. Marx, pour une fois mieux inspiré que
d’ordinaire, parlait déjà de « fétichisme de la marchandise » ;
à son époque, le fétichisme était une notion forte qui relevait des sciences
religieuses, de la sociologie naissante et non de la psychanalyse encore à
naître, et désignait la vénération des idoles ou fétiches qui représentaient et
présentifiaient les Puissances chez les peuples de culture que nous dirions
aujourd’hui chamaniques. Ce vocabulaire fleurait tout le mépris des
« civilisés » pour les « primitifs » mais aussi le choc
culturel de la redécouverte, grâce aux expéditions maritimes du XVIIIe siècle,
de paganismes vivaces. Auguste Comte en tirait avec un optimisme naïf son
schéma d’évolution des sociétés : polythéistes – ou fétichistes – dans
leur enfance, monothéistes en grandissant, enfin positivistes lorsqu’elles
atteignaient l’âge adulte. Le fétichisme de la marchandise, c’est le nom savant
de l’adoration du veau d’or dans l’épisode biblique des Tables de la Loi, une
régression d’ordre religieux et sociétal, d’autant plus absurde que la marchandise
n’a jamais été une puissance naturelle comme l’orage, la mer, l’arbre ou le
soleil, qu’il s’agit d’une œuvre humaine échangée entre les hommes. On pense au
psaume 115 : « Leurs idoles sont de l'argent et de l'or, Elles sont
l'ouvrage de la main des hommes.
Elles ont une bouche et ne
parlent point, Elles ont des yeux et ne voient point,
Elles ont des oreilles et
n'entendent point, Elles ont un nez et ne sentent point,
Elles ont des mains et ne
touchent point, Des pieds et ne marchent point, Elles ne produisent aucun son
dans leur gosier.
Ils leur ressemblent, ceux qui
les fabriquent, Tous ceux qui se confient en elles. »
Encore s’agissait-il de statues
en semblance d’hommes. Mais la marchandise ? Les boîtes de conserve, les
chaussures, les vêtements, les meubles, les lampes… ajoutons aujourd’hui les
ordinateurs et les téléphones portables… ? Des fétiches ? Des
Puissances ?
Dans de nombreuses sociétés
issues du néolithique, des hommes pouvaient être la propriété d’autres hommes,
encore que la notion de propriété n’ait pas toujours recouvert ce qu’elle
recouvre aujourd’hui. Pour autant, s’agissait-il de marchandises ? À
l’origine, on avait affaire à des prisonniers de guerre dont les bras
remplaçaient ceux des morts. Dès l’époque d’Hammourabi, leurs droits furent
codifiés. Il faudrait, ce que ne permet pas l’espace restreint d’un bloc-notes,
en faire l’historique détaillé comme celui de la propriété ; sans doute
peut-on trouver de telles recherches dans les bibliothèques d’histoire du droit
(si par hasard Catherine Rouvier me lit, j’aimerais parler sous son
contrôle !), au moins sous forme de monographies localisées dans l’espace
et dans le temps. Il est certains que des hommes furent échangés, achetés ou
vendus, et si Hammourabi interdit de séparer les époux ou les parents et leurs
enfants, cela signifie que la tentation existait – mais aussi que le
législateur avait conscience que les esclaves ne représentaient pas un simple
cheptel à l’instar des brebis et des bœufs. À Rome, il arriva même dans les
débuts de l’empire que des esclaves possèdent eux-mêmes des esclaves. Rien de
simpliste, donc. Rien de simpliste non plus dans les plantations des Antilles
et du sud des États-Unis ; la célèbre Case
de l’oncle Tom fut, on le sait désormais, un roman de propagande contre les
Sudistes. Peut-on vraiment marchandiser l’homme ? Jusqu’à quel
point ?
Le libéralisme, en tant que
doctrine, est né au XVIIIe siècle, avec le primat revendiqué de l’économie sur
la politique. Songeons au « doux commerce » qui aurait du, selon la théorie,
remplacer les guerres, à la « main invisible » qui en assure
l’équilibre à la façon des lois naturelles. Le communisme, si l’on entend par
ce terme la mise en commun des biens et l’élargissement de la famille à une
indivision plus large, avait déjà une longue histoire que l’on pourrait faire
remonter à la révolte montaniste sous le règne de l’empereur Constantin. Notons
qu’ils forment deux des volets de l’impossible devise de la République
française : liberté et fraternité ; et que les deux revendiquent le
troisième, l’égalité, comme un complément indispensable. Mais qu’on mette les
trois ensemble et les contradictions sautent aux yeux. Pour qui pose en premier
la liberté, il ne saurait y avoir qu’une égalité des droits, une égalité devant
la loi, garante des contrats, figure pâlichonne de Mitra. Pour la fraternité
communautaire, il s’agit d’une égalité dans l’accès aux biens et la chaleur des
relations. L’égalité devant la loi reste pourtant théorique si la disparité des
richesses et des fonctions la soumet aux rapports de force concrets. La fable
du pot de fer et du pot de terre… Et l’égalité des frères dans l’accès aux
biens suppose une autorité distributrice, un paterfamilias ou l’équivalent de l’abbé d’un monastère, sinon les
conflits ne cesseraient pas. Ce qui exclut la liberté. Et si c’est un parti
d’idéologues qui l’impose, si la chaleur affective ne se révèle pas, il ne
reste qu’une prison…
Si l’on ne sort pas de cette
dichotomie, de ce conflit d’idéologies qui ne sont que les deux pôles d’un même
choix, celui de la primauté de l’économie, et l’on n’en sortira pas si l’on
privilégie un pôle aux dépens de son opposé, qu’il s’agisse du pôle
« droit » ou du pôle « gauche », on risque de perdre
d’autres valeurs, plus hautes à mes yeux : le sens de la beauté, la
profondeur spirituelle et l’ascèse, l’élan qui fit bâtir les cathédrales ou les
temples d’Angkor, la fidélité et le sens du service kénotique. Je rappelle que
la kénose, notion essentielle de la théologie orthodoxe, est le mouvement par
lequel le supérieur – à commencer par Dieu – se courbe vers l’inférieur afin de
le hausser et, si possible, au-dessus de lui-même, mouvement impossible dans
une logique purement économique, impossible aussi si l’on s’illusionne à courir
après de fausses égalités.
Jusqu’ici, chaque fois qu’un État,
empire ou royaume, s’est effondré, la vie est repartie à partir de communautés
locales qui, très vite, parce que l’homme est l’homme, se sont stabilisées en
seigneuries locales, légales ou non. Dans un village, il y a toujours eu le
sage à qui l’on demandait conseil, qui n’était pas toujours le maire élu pour
son dynamisme et sa capacité à défendre les siens ou pour ses dons
d’organisateur. Mon grand-père fut ce sage, fonction sacerdotale ou
souveraineté façon Mitra, qui arbitrait les conflits et les cas de conscience,
guérisseur des corps et des âmes. Puis, quand la crise s’atténuait, comme tout
ne peut se régler au niveau local, une hiérarchie des pouvoirs s’établit. Nous
retrouvons l’équilibre de ces hiérarchies dans l’Odyssée, dans l’Égypte des
périodes intermédiaires, les fidélités féodales, le Japon des samouraïs, les
principautés des Indes, l’Irlande d’avant la conquête anglaise… Il semble
s’agir d’un mouvement plus universel que la trifonctionnalité indoeuropéenne,
peut-être lié à la révolution néolithique. On le voit percer derrière ce qu’on
appelle les « barons » en politiques, ces hommes enracinés dans leur
ville et leur région, qui bien souvent l’aiment et ne la considèrent pas comme
un simple marchepied vers les honneurs nationaux, ceux à qui l’on veut bêtement
barrer la route par le non cumul des mandats. Serait-ce parce que l’expérience
des réalités concrètes, tracé des égouts, installation d’écoles ou de parkings,
ne prédispose pas à penser le monde dans un cadre idéologique
dichotomique ?