Saturday, April 11, 2015

Une conférence intéressante

Je viens de recevoir cet avis :

Pour son deuxième évènement de l'année concernant l'écologie, Cogito Brunch recevra l'essayiste et historien des idées Alain de Benoist. L'évènement aura le format habituel, c'est-à-dire une conférence suivie d'un brunch, gratuit, en présence de l'intervenant.
Ce sera le mardi 14 avril à l'École des Mines à 12h30 en amphi L109.
L'intervention de notre invité portera sur l'idée de valeur intrinsèque de la Nature. Le concept peut sembler immédiat, on comprend néanmoins face à un théorème affirmant au shintoïste que s'il tient tant à son chêne, il n'a qu'à le privatiser, qu'il divise également.
Se posent effectivement quelques problèmes de taille. La formule est une opposition dans les termes: « valeur » réfère à une appréciation préalable, « intrinsèque » à la non-relativité au contexte, aux appréciations en particulier. Cette pseudo-évidence, structurante pour un vaste pan de la pensée écologiste, a-t-elle dès lors un sens? Lequel alors? Enfin à quoi peut ressembler l'écologie en émergeant?

 
 

Thursday, April 02, 2015

J'ai reçu de Jean Hautepierre, un poète dont j'admire le courage et l'exigence intérieure :
Évidemment, c'est surtout une annonce pour mes lecteurs parisiens.


En introduction au FESTIVAL de Théâtre en Vers Contemporain

 

Jean HAUTEPIERRE   et  Marie Véronique RABAN

vous proposent
Les lectures/rencontres
des mercredis 8 et 15 Avril 2015

à 19 h - Salle Laborey
POUR UN THÉÂTRE
EN VERS CONTEMPORAIN

THEÂTRE du NORD-OUEST  13, rue du Faubourg Montmartre 75009 – Paris
Métro : Grands Boulevards     01 47 70 32 75      Tarif : 6 €



Wednesday, April 01, 2015

Soleils de givre

Certains jours, il faut vider ses tiroirs... Ce texte se voulait prologue d'un roman qui n'a jamais vu le jour, mais peut se lire comme une nouvelle.
Les médiévistes reconnaîtront une variation sur un passage des Prophécies de Merlin de Maître Richart d'Irlande.



Geneviève Béduneau


Soleils de givre

Prologue

      Gris, vert et mauve… Une tour dans la montagne. Grises et vertes, les pierres auxquelles s’accroche un lierre sombre. Grises et vertes, les roches ourlées de broussailles qui surgissent entre landes et forêts. Le mauve, ce sont de larges plaques de bruyère rehaussées parfois de la flamme d’or des ajoncs. Et gris roulent les nuages chargés de pluie qui s’argentent de flaques de lumière ou s’étirent en de longs filets à pêcher les cimes.
      La voyageuse chevauche sur les mauvais sentiers de pierraille et de boue ; la tour, insolite en ces solitudes, l’attire comme un défi. C’est une étape de sa quête, mais elle l’ignore. Pour l’heure, le froid humide, le crachin qui se mue lentement en averse, la terre glissante sous les sabots de son cheval — un poney des montagnes pourtant, au pied sûr, habitué à trouver sa route où les humains hésiteraient — emplissent seuls sa conscience, avec les courbatures d’un trop long voyage depuis les plaines. L’épée lui bat le dos, le baudrier lui scie la poitrine, ses pieds enflent dans les bottes. La vie aventureuse d’une guerrière…, comme disait en roulant des yeux effarés la petite chose toute en soies et en dentelles qui prétendait l’admirer et l’envier. A ce souvenir, Astrid hoquette d’un rire inextinguible. Elle avait servi de garde du corps une semaine à cette enfant gâtée, fille d’un riche marchand qui l’envoyait parfaire son éducation chez une vague tante aux allures de marieuse rémunérée. Cette aventure là, une promenade par bonheur bien payée, avait achevé de la dégoûter d’une vie de mercenaire au service des muguets anoblis ou des marchands d’épices ; la donzelle dûment réceptionnée par sa « parente », elle avait fui droit vers les montagnes. Vers la pluie, le froid, l’inconfort, mais une certaine propreté d’âme.
      La tour, au fil des heures, s’est rapprochée. Elle domine le chemin comme une sentinelle — une vieille sentinelle, remarque Astrid, ridée et lézardée, de guingois comme si nul ne l’avait jamais relevée de sa garde. A sa base se mussent quelques cabanes de pierre couvertes de chaume et des chèvres aux longs poils broutent alentour sous la surveillance toute relative d’un gamin dépenaillé. Du sommet de la montagne, des pierres ont dégringolé sur l’herbe et gisent là, couronnées d’orties et de menthes. Un arbuste envahit une ancienne meurtrière. Tant d’abandon évoque des siècles plutôt que des années. Brusquement, Astrid cesse d’errer sans repères. Un corbeau s’envole en grommelant, suivi bientôt de toute sa horde croassante, spirale sombre sur un ciel que, par contraste, elle éclaircit. La tour de Kaer Gwen… Son histoire remonte à de très anciennes guerres, lorsqu’il avait fallu fortifier les montagnes contre un envahisseur plus riche et plus avide. Il avait fini par gagner puis, comme tous les autres, avait abandonné ces terres ingrates trop dures à ravitailler, puis avait négligé de réclamer un tribut que les bergers et les chasseurs ne payaient qu’en nature. L’arrivée d’un troupeau bêlant et sonnaillant suivi de loups et de sangliers en cage avait esbaudi la cour quelques années, jusqu’à ce qu’une duchesse se plaigne de la touffeur des bêtes ou que le maître jardinier ne tremble pour ses allées bien sablées et ratissées livrées à la fiente rustique. Kaer Gwen, la Pierre Blanche, témoin d’un effort éphémère des clans, n’abrite plus depuis lors, sans doute, que des garnisons de souris, d’araignées ou d’oiseaux. Astrid soupire. Il lui faudra se contenter, ce soir encore, de l’hospitalité d’un fenil et d’une soupe de choux au lard ou d’une bouillie d’orge.
      Le gamin préposé à la garde des chèvres lève sur elle une frimousse espiègle constellée d’éphélides, des boucles rousses en broussaille et un regard bleu-vert d’une redoutable franchise.
— Tu t’es égarée ?
— Non, réplique Astrid. C’est mon chemin.
— Alors tu vas au lac, mais tu ne l’atteindras pas ce soir, ta monture est fourbue. Je vais prévenir ma mère d’allonger la marmite. Je suis Sean du Genêt.
— Je me nomme Astrid de Noir-Argent et je suis dame d’épée.
— Ce n’est pas un nom de clan, proteste l’enfant.
Elle sourit.
— Astrid de l’Etoile te conviendrait mieux ?
— Le clan de l’Etoile a disparu… Oh, tu es cette Astrid là ? Pardonne, je n’aurais pas du… Je veux dire, j’aurais du te reconnaître…
— Il n’y a pas de mal, Sean. Tu n’étais pas né.
— Mais toi, tu es une légende. Tu nous honores, dame d’épée.
      Astrid éclate de rire et met pied à terre, tendant les rênes à l’enfant. Une légende, vraiment ! Le clan de l’Etoile était tombé dans une embuscade de trolls et de banshees, il y avait bientôt quinze hivers ; rien de moins glorieux que ce combat désespéré entre rocs et broussailles, un petit matin gris dans les vagues clartés qui précèdent l’aube. Les rares survivants s’étaient dispersés dans des familles amies. Sauf Astrid. Elle avait treize ans, la rage au ventre, et décidé de devenir guerrière. Ne plus jamais se trouver désarmée, impuissante, tandis que des bêtes d’enfer massacraient les siens. Depuis, la dame d’épée de Noir-Argent avait connu des hauts et des bas, plus de bas que de hauts au fil des jours, mais assez de hauts pour que sa réputation la préserve des engagements sans honneur. Elle ébouriffe au passage les boucles de Sean.
— Je suis une légende sale, fatiguée et affamée. Tu ne savais pas ? Nous autres légendes, la pluie nous mouille autant que les simples mortels !

      La chaumière est propre, dallée de schiste, meublée de pin à peine écorcé. Sean a détaillé table, bancs et bahuts avec la fierté d’un roi : « J’ai aidé mon père à les fabriquer. » La mère, longue, blonde et lasse, se fait assister, quant à elle, par deux adolescentes aussi longilignes et pâles qu’elle-même. La vaisselle est en bois, mais joliment sculptée. Astrid s’est baignée dans un cuveau que les filles ont empli d’eau chaude, a troqué ses vêtements de voyage pour une robe de laine, dévoré une pleine jatte de ragoût. Elle goûte de tout son être la trêve inattendue sans toutefois se départir de sa vigilance. Tout est ici trop beau, trop net pour de simples bergers, les mains des femmes ne portent pas les stigmates d’autres travaux que ceux du ménage ; elles doivent tisser, coudre, broder peut-être, mais sûrement pas traire les chèvres que gardait Sean, remuer le fumier ou piocher la terre. Fiona et Solenne, les deux jeunettes, qui sont-elles ? Les filles aînées, des parentes mises en nourriture pour leur éducation, des servantes ramenées du pays de Macha ? Cette dernière, en tout cas, n’a pas vu le jour dans les montagnes. Les gens des clans sont plus présents, plus charnels, rarement aussi pâles de visage et de cheveux ; elle ressemble plutôt aux nomades des steppes du Nord.
      L’arrivée du père de Sean dissipe en partie le mystère. Les femmes se sont portées à sa rencontre pour un bref conciliabule. Astrid le voit soudain devant elle, un homme dans la force de l’âge, aussi roux que son fils, vêtu de cuir vert, une claymore maintenue sur son dos par un baudrier usagé. Il s’incline avec respect.
— Louées soient les puissances ! Vous voici arrivée, Dame d’épée.
— Vous m’attendiez ?
— Depuis trois siècles au moins, sourit-il, amusé de l’effarement qu’il lit dans ses yeux.
Puis il raconte.
      Quatre tours gardent le lac de Corenfeu : Kaer Gwen, Kaer Du, Kaer Red et Kaer Viridis, quatre tours vides mais jamais abandonnées et chacune a sa fonction propre. Des familles d’intendants choisies par l’assemblée des clans en assurent la maintenance. Aux heures décisives, au besoin du monde, quatre Dames se présentent, chacune à la tour qui convient. Alors peut revenir la grâce du lac. Déjà, une Dame des arbres a rejoint Kaer Viridis…
— Elvaine ! s’écrie Astrid. Elle était l’intendante des forêts royales de la plaine et depuis plus d’un an nul ne sait ce qu’elle est devenue. Je crois qu’elle a fui d’écœurement, comme moi, devant la futilité des gens d’en bas.
Owein acquiesce et continue :
— Et voici qu’une Dame d’épée se présente à la tour de l’épée.
— Moi ? Mais…
— Venez, Astrid de Noir Argent. Il est temps pour vous d’entrer dans votre héritage.

      L’intérieur de la tour surprend agréablement Astrid. Sur les murs de la salle basse, des tapisseries à peine passées racontent l’histoire des lieux ; il y a quelques meubles sculptés, une vaste cheminée, une jonchée fraîche sur le carrelage de pierre. L’étage suivant comporte la salle d’armes, une chambre où brûle déjà un feu de tourbe, et toutes les commodités d’une vie civilisée. Au dessus encore, une bibliothèque croulant sous les ouvrages anciens jouxte la salle haute, réplique plus intime de la première. Enfin, la terrasse offre, par delà les créneaux, toute la beauté des montagnes. Astrid repère une eau smaragdine, miroitante, au sud-est et, par delà, une autre tour à peine visible entre les chênes.
— Kaer Viridis, confirme Owein. Kaer Du se trouve au nord, à votre gauche, sur le plateau, et Kaer Red à l’opposé par rapport au lac.
— Corenfeu… C’est un nom étrange.
— Certains bardes disent qu’une étoile est tombée dans ses eaux et d’autres parlent d’un cœur de dragon, un triple cœur de pierre brûlante. Cela s’est passé aux origines du monde, quand les clans n’habitaient pas encore nos montagnes. Bien malin qui s’en souvient. Mais le lac est… Vous le verrez de vos yeux, ma Dame, quand les temps seront accomplis.
Et sur ces mots énigmatiques, Owein laisse Astrid se familiariser avec sa demeure inattendue.

      Le soleil inonde de lumière les roses trémières près du vieux mur dont une armée de lézards sillonne les pierres. Debout près de la table de rondins, la jeune femme pile des herbes dans un mortier de pierre veinée ; une mèche folle s’échappe de son chignon, les pommettes ont rosi sous l’effort, la pointe de la langue repose sur sa lèvre. Enfin, elle relève la tête et soupire. Il ne reste plus qu’à verser les sèves mêlées dans une jarre de vin doux. Un philtre de plus, que la vieille Margrin pourra vendre ou donner, selon son humeur, aux pucelles en mal d’amant. La maison obscure embaume de tous les sucs, de toutes les plantes séchées, des huiles, des baumes et des vinages conservés sur des étagères de bois brut.
— Brangien ? Laisse ton ouvrage, ma fille, nous avons à parler.
La jeune femme, inquiète, ôte le sarrau qui protège ses vêtements des éclaboussures et vient s’asseoir près de la cheminée, aux pieds de la vieille guérisseuse dans son fauteuil.
— Depuis combien d’années es-tu mon apprentie, Brangien, le sais-tu ? Quand tu m’es arrivée, tu ressemblais à une sauterelle, toute en bras et en jambes et très peu de cervelle. Maintenant, tu es une femme et je n’ai plus rien à t’apprendre. Tu as le don, mon enfant. Il serait dommage de le gâcher pour les rustauds du village. Je t’aurais bien envoyée vers les médecins de la ville mais ils n’enseignent pas aux femmes et tu n’aurais que des prostituées comme clientes.
— Je me plais ici, riposte Brangien. Je pourrais rester comme compagnonne.
— Ha ! fait Margrin avec un reniflement de mépris. Compagnonne, vraiment ? Tu es déjà potentiellement maître. Va prendre le pot de grès bleu, ouvre le et dis moi ce que tu vois.
— Il est rempli de pièces d’argent.
— Ton salaire depuis dix ans, que j’économise pour ton départ. Cinq ans d’apprentissage et cinq de compagnonne. Maintenant écoute moi. J’ai eu un songe d’avertissement cette nuit. Connais tu le lac de Corenfeu et ses tours ?
— Mais c’est une légende, une histoire que racontent les bardes aux veillées !
— Ouais, une légende, si tu le dis… En tout cas, le lac existe et je t’ai vue t’établir à Kaer Du. Si je me trompe, le lieu en vaut un autre ; tu auras la clientèle des clans, toujours préférable aux bordels à soldats. J’ai tout préparé, les provisions de baumes et de vins herbés attendent dans la carriole et demain, le rétameur te conduira. Va boucler tes bagages et n’oublie pas ton pécule.

      Arièle se détourne pour essuyer ses mains et son front moites de sueur. Le tablier de cuir qui l’enveloppe entièrement est constellé de brûlures regrattées au canif, car rien ne se perd dans une échoppe d’orfèvre. Côté rue, Gerald se pavane devant les dames, celles du moins qui arborent bourse pleine ; côté cour, ils sont cinq ou six à se démener devant les creusets, les enclumes et les polissoirs pour créer les bagues et les colliers que vendra le maître artisan ; un maître qui serait fort marri, d’ailleurs, s’il devait œuvrer lui-même et confondrait sans honte lime et pointe ! mais qui n’a pas son pareil pour crier « allons, pressons, la dame de Vérène attend sa parure ! » et ordonner que l’on fouette les apprentis trop jeunes pour ne pas grappiller une pause. Et justement…
— Karel, nigaud maladroit ! Je ne te paie pas pour bailler aux corneilles ! Ta coulée sort du moule !
Le gamin sursaute, lâchant de surprise le versoir, et la flaque d’or s’étale sur le sol, inutile et souillée. Une gifle retentissante l’envoie valdinguer contre le mur ; le pied lui glisse, il lance de grands moulinets des bras pour tenter de se retenir, mais en vain. La glissade s’achève par une chute, droit sur le creuset qui bouillonne au dessus des braises. Un des compagnons a bondi et le retire, vêtements enflammés, tandis qu’un autre verse sur lui le tonnelet d’eau.
— Il est sauf, mais bien brûlé. Il faut le conduire chez la guérisseuse…
Gérald, maître Gérald coupe net le discours.
— Il ira bien tout seul. Vous autres, réparez moi ces dégâts et toi, Karel, fiche le camp d’ici et ne reviens pas. Estime toi heureux que je ne demande pas à ta mère de me rembourser… Arièle, je ne t’ai pas… Que fais-tu ?
Elle dénoue posément les cordons du tablier.
— Cet enfant est brûlé parce que vous ne savez pas contrôler votre colère. Si vous le renvoyez, je pars aussi. Pour l’instant, je l’emmène chez la sorcière. Et moi, je connais mes droits de compagnonne.
      La guérisseuse habite une ruelle débordante de fleurs jusque par dessus les murs des jardins, presque un sentier tortueux et odorant. Karel lourdement appuyé sur son épaule, Arièle marche à petits pas et sa colère se dilue dans le calme du faubourg ; sa colère, non sa détermination qui prend forme au fil des pas. Lorsque elle pousse le portillon du cottage de Brigid, elle sait au fond de son cœur qu’elle ne reviendra pas dans la rue des orfèvres, ni chez Gérald ni chez un autre maître. Et tandis que la sorcière prépare les baumes et les sirops calmants pour le jeune apprenti, elle ose, comme en confidence, lui faire part de sa résolution. Comme elle l’attendait, Brigid commence par la raisonner : tu as un métier, tu l’aimes, tes dons sont d’une artiste véritable, il est trop tard pour un autre apprentissage et tu n’as pas le tempérament d’une servante… Puis, brusquement, elle stoppe son discours de circonstance et, d’une voix changée :
— Tu as toujours vécu dans les plaines, toi ?
— Toujours, répond Arièle, intriguée de ce revirement. Et même toujours en notre bonne ville de Crameloup. Je suis la fille du maréchal-ferrant, si tu veux tout savoir.
— Oui, une fille de feu dès la naissance, comme le veut la prophétie. Oserais-tu monter dans les Hautes Terres, au milieu des clans ?
— Ils ont besoin d’orfèvres pour parer leurs moutons ? ironise Arièle.
— Raille, raille toujours, ma belle ! Il faut encore que la tour t’accepte mais, si tu n’as plus rien à perdre, tu pourrais tenter cette quête. Est-ce que le nom de Corenfeu te dit quelque chose ?
— Rien du tout, à vrai dire…
      Karel est resté à l’infirmerie du cottage. Arièle revient sur ses pas, songeuse. Il lui faut repasser par l’atelier prendre ses hardes et ses outils, sermonner maître Gérald et toucher son salaire. Ce soir, elle dormira à l’auberge ou même, s’il ne fait pas trop frisquet, elle pourrait se mettre en route pour les dernières heures de jour. Corenfeu, la tour rouge, devenir la dame des anneaux, quoi que veuille dire ce nom… Bah, qui peut le plus peut le moins, et tant pis s’il lui faut raccommoder les chaudrons ou les socs de charrue plus souvent que ciseler des colliers d’or… L’aventure l’émoustille. Quant aux gens des clans, il ne lui reste qu’à espérer qu’ils ne rejettent pas trop les étrangers. « Je suis Arièle de rien du tout, en fait, fille de Toran Gagnegraine, née et grandie à Crameloup sur Vilence, et partie sur un coup de tête chercher une tour chez vous, braves gens, parce que j’en avais assez de la bêtise et de la lâcheté. » Ici, les bourgeois riraient au nez d’une donzelle qui tiendrait un tel discours ; mais si la moitié de ce que lui a raconté Brigid est vrai…

      Ainsi vinrent quatre Dames à Corenfeu, comme le veut la prophétie, le conte ou la coutume, ou quelque raison plus mystérieuse inscrite dans la trame de l’univers. Astrid, pour ne pas perdre son art, ouvrit une école de combat ; et les autres l’imitèrent dès qu’il fut établi que les clans ne s’y opposeraient pas. En fait, tout leur était permis — sauf d’abandonner leur tour. Et les jours passèrent, et les semaines…

      C’est une nuit d’hiver, la plus longue, la plus profonde, piquetée d’étoiles, crissante de gel sur les montagnes, une nuit qui retient son souffle. Aux alentours de Corenfeu, nul ne dort ; mais nul ne saurait dire quelle attente maintient les esprits vifs et les paupières ouvertes. On entend parfois craquer une pierre que la gelée fissure, une poutre effleurée d’un courant d’air, ou les bûches dans la cheminée. A Kaer Du, Brangien emmitouflée dans une cape de fourrure observe les astres et tente de déchiffrer leurs présages ; aussi verra-t-elle la première…
      Une luminosité germe au cœur du lac, dans les profondeurs ; lentement elle se répand jusqu’à ce que toute l’eau semble de nacre. Les sommets ne se reflètent pas dans cette insolite clarté. Alors monte des abysses une roue de feu et d’or qui jaillit vers le zénith, et tout le lac entre en tempête sans perdre de sa lumière, un vent se lève et tourbillonne, une trombe d’émeraude tente de joindre l’eau et le ciel. Cette étrange danse des éléments dure jusqu’à l’aube et s’éteint d’un coup au premier signe du jour.
      Aux Dames qui interrogent, les gardiens des tours ne peuvent donner de réponse autre que « c’est le signe attendu, les temps s’approchent ». Le signe, ils le tirent de manuscrits à l’encre pâlie, grignotés par les souris sur les bords ; Arièle, que tant de vétusté met en rogne, ordonne derechef que l’on en fasse de nouvelles copies, et qu’on enferme ensuite les originaux dans des coffres étanches si l’on tient à l’ancienneté des témoins.