Au
solstice d’été, quelqu’un a peint sur la route qui mène chez
moi un soleil blanc accompagné du mot LIFE, vie. Depuis l’équinoxe,
l’inscription s’efface peu à peu, chaque jour un peu moins
apparente. La coïncidence avec la course du soleil réel me ravit.
En
triant les dossiers réunis pour préparer mes anciens articles, je
suis tombée sur les miettes de forums aujourd’hui fermés (après
trois tentatives) malgré leur haute tenue intellectuelle. Le premier
était l’Agora du GRECE, puis Nouvelles Cultures.
J’ai oublié de nom de la troisième tentative, qui s’est brisée
comme les autres sur disons l’incompatibilité de certains
intervenants. Mais je reprendrais volontiers ici certaines de mes
contributions, comme l’analyse des trois singes traditionnels.
Sur
les trois singes, j'aimerais proposer une autre exégèse qui m'a
frappée en voyant cet avatar :
Le
premier se bouche les yeux mais, s'il refuse de voir, il entend et il
parle. Son univers est donc celui du discours, de la parole échangée,
du pur relationnel, au risque de perdre le rapport immédiat au réel
que propose la vision.
Le
second se bouche les oreilles, mais il voit et il parle : au
contraire du premier, il se refuse à la relation, à la pensée
d'autrui. Il construit sa vision du monde et l'enseigne ou la décrit.
Il voit certes clair mais dans une forme d'autisme puisque la
communication ne passe qu'à sens unique, de lui vers l'autre.
Le
troisième se rend muet, mais garde les yeux et les oreilles ouverts.
C'est l'observateur par excellence. Il ne prend pas part au jeu.
Trois
attitudes entre lesquelles se répartissent souvent les chercheurs de
vérité, trois pôles plutôt que trois étapes. Le premier couvre
un champ où je placerais volontiers les sciences humaines mais aussi
le chant et le poème ; le second a quelque affinité avec la
recherche scientifique comme avec l'attitude du prophète ou du grand
réformateur religieux ; le troisième... ah, que le troisième peut
devenir redoutable ! Devant son silence, l'autre est mis à nu.
Terrible jugement, s'il ne se tempère pas d'un amour inconditionnel
-- et qui peut se vanter d'aimer sans condition tout être et toute
chose ?
Quelques
réflexions sur la décroissance, du 16 février 2008 :
Retour
au sérieux. J’ai dit plusieurs fois que je me refusais à poser
les questions en termes de croissance/décroissance, ce dont certains
ont conclu que j’étais forcément pour le libéralisme et le
consumérisme. En d’autres termes, si vous refusez un dilemme dont
l’interlocuteur représente un des pôles, c’est donc que vous
représentez le pôle opposé – raisonnement dont la logique
m’échappe un peu, pour tout dire.
Prendre
au niveau local des décisions telles que station d’épuration
biologique, recyclage des déchets, aménagement des zones de
circulation selon le véhicule, j’appelle cela de la gestion
intelligente et je ne peux qu’applaudir. Et je suis bien d’accord
que ce type de décision n’a pas besoin d’être soumis au tampon
de quelque autorité centralisée. Mais en quoi serait-ce de la
décroissance, si l’on s’en tient à la définition économique
de la croissance, définition fondée sur le PIB ?
Il n’y
a que sur la limitation de la circulation automobile que je mettrais
un bémol pour avoir vu dans des villes que je connais bien, à
commencer par Paris et à continuer par certains coins de province,
les bonnes intentions paver l’enfer sans faire baisser d’un poil
le taux de CO2 ou d’autres polluants. Le contre exemple type, c’est
Paris, les boulevards des maréchaux au sud où la construction du
tramway (mille bravos) s’est accompagnée d’un rétrécissement
des voies laissées aux automobilistes tandis qu’étaient aménagés
de larges et magnifiques trottoirs de promenade. Résultat concret :
c’est toujours l’embouteillage, le périph’ s’engorge un peu
plus, et les piétons ne viennent pas plus qu’avant flâner sous
les arbres parce qu’ils n’ont rien à faire là, ni leurs
courses, ni leur travail s’ils sont parisiens, et que c’est trop
loin des monuments s’ils sont touristes. Bilan : autant de CO2 que
d’habitude, sinon plus et un surcroît d’énervement, sans
oublier que ces gigantesques trottoirs, c’est glacial en hiver,
brûlant en été, venté à décorner les bœufs. Bref, l’idéologie
« écologiste » n’a pas fait avancer d’un poil la convivialité
ni régresser les gaz à effet de serre mais a coûté cher pour
compliquer la vie d’une partie des usagers. Par contre, tout cela
fait monter le taux de croissance de la ville, comme n’importe
quelle réalisation.
Il ne
suffit pas que la décision soit prise au niveau local, il faut
encore que les décideurs aient trois sous de bon sens et c’est
peut-être ce qui manque le plus à notre époque d’idéologies
entrecroisées et de responsabilité diluée.
J’ajoutais
un commentaire de l’Abécédaire du développement
qui venait de paraître, tiers-mondiste en diable et bourré de bons
sentiments écologistes jusqu’à l’écœurement :
«Vous, les Développés, portez des masques avec des oreilles
inexistantes et une large bouche, tandis que nous, Africains,
développons d'immenses oreilles et laissons notre bouche
s'atrophier.»
????
L’art de la palabre – et de la dispute au besoin – me semble
pourtant très africain, si j’en juge par ce que j’entends dans
le RER ! Et les « ailleurs du développement », qu’es aco ?
Est-ce que ça les ennuierait de parler en français plutôt qu’en
langue de bois ? Rien que pour ce paragraphe, cet abécédaire
commence à m’agacer. Dès la lettre A… ça augure mal de la
suite.
L’article
« besoins » s’attache à une critique de la théorie de la
rareté. Fort bien. Cette théorie est d’ailleurs controversée
parmi les économistes, pour ce que j’en sais. Mais on attend
encore une analyse réelle de la notion de besoin.
Au
bout de cinq articles, j’arrête. Une critique n’aurait aucun
sens, car un tel ouvrage n’est pas discutable. On nous balance des
affirmations comme s’il s’agissait d’évidences et surtout du
rejet des autres visions du monde sur le mode ironique plutôt
qu’argumenté. Il n’y a pas de discussion possible si
l’interlocuteur a tort par principe. C’est un ouvrage écrit pour
que les militants se fassent plaisir entre eux. Exactement le type de
littérature dont j’ai horreur, quelle que soit l’idéologie
sous-jacente.
Je
n’achèterai pas ce livre.
A vrai
dire, de tout ce que je viens de lire, un seul article me parait
frappé au coin du bon sens : « Ontologie (sorte d') : Ensemble
de valeurs-clé qui nous viennent des Lumières. Notamment, cette
prise de distance relevée par Kant, reprise par Foucault, ce recul
par rapport à soi comme société, comme époque qui est au
fondement des sciences modernes. Pourquoi donc un passé, celui des
Lumières, ou un autre, antérieur, n'aurait-il plus rien à dire aux
hommes du XXIe siècle ? Quel rôle pour les passeurs d'époque, pour
ceux qui cherchent à transmettre et non pas seulement à informer ?
Ne faut-il pas s'interroger sur ce que l'on veut conserver, sur ce
que l'on ne veut pas perdre, sans se laisser intimider par les
illuminés de l'innovation qui perpétuellement poussent par derrière
comme s'ils possédaient la clé de l'énigme du futur ? Donc,
qu'est-ce qu'on garde du XVIIIe siècle, quelle partie de l'héritage
assumer, revisiter, se réapproprier, liquider, adapter ? Au moins se
poser la question. »
Je
poserai seulement une question annexe : qui est « on » ? Qui va
décider du tri de l’héritage ? C’est le point aveugle d’un
paragraphe qui par ailleurs ne manque pas d’intérêt. Autre
question annexe : pourquoi l’héritage ne remonterait-il pas au
delà des Lumières et du 18e siècle ? La renaissance n’a-t-elle
plus rien à dire ? Ou le moyen âge ? Ou la mémoire paysanne qui
remonte parfois au néolithique ?
Ce qui
m’ennuie dans ce livre, c’est le parti pris sous-jacent,
inexprimé, selon lequel les autres visions du monde occidentales
seraient à combattre tandis que les visions du monde des autres
cultures seraient forcément enrichissantes, voire salvatrices. Mais
comme c’est du filigrane, on ne peut guère en discuter
sereinement. J’en garde le sentiment de la réduction d’un
héritage complexe, celui des cultures européennes et
nord-américaines, à quelques traits caricaturaux où l’on ne met
en lumière que l’haïssable en oubliant le reste, et de
l’idéalisation de cultures tout aussi complexes dans l’héritage
desquelles les héritiers auraient aussi à trier. L’oligarchie du
G8 est sans doute haïssable, mais la tradition de l’excision en
Afrique me fait frémir. Or si l’Afrique ne se résume pas à
l’excision, l’Europe en tant qu’ensemble de cultures n’est
pas superposable au G8.
Une
discussion, début juin 2007 ou 2008, portait sur les mythologies
indoeuropéenne et juive, en particulier sur la vision d’Ezéchiel,
mais aussi sur le traitement de l’ours et du loup dans l’une et
l’autre tradition. J’avais évidemment mis mon grain de sel :
Les 4
Vivants d'Ezéchiel : le nom aurait du vous alerter car c'est
celui que les Grecs ont traduit par Zodiakos kuklos quand ils
ont repris l'astrologie chaldéenne. Taureau, Lion, Aigle (c'est à
dire la constellation "positive", lumineuse, dont le
Scorpion représente la face d'ombre, voir toute la mythologie
suméro-babylonienne des hommes scorpions) et Homme (que nous
appelons Verseau), ce sont les 4 fixes du ciel, les constellations
associées au roi.
N'oublions
pas qu'Ezéchiel vit à Babylone et que, n'en déplaise à Levinas,
Paul du Breuil a montré l'influence des conceptions iraniennes sur
le judaïsme de l'exil. Il faudrait compléter avec la cosmologie
babylonienne. C'est ainsi qu'on va retrouver le mythe des 4 âges au
livre de Daniel.
Ces
Vivants existent dans la sculpture de l'empire de Cyrus : ce sont les
Kherubim, composites de ces quatre figures animales
constellaires. Vous pouvez les admirer au Louvre.
Attention
à ne pas trop considérer les cultures de l'antiquité comme des
univers étanches. Les mythes, les contes, de nombreuses conceptions
philosophiques ou cosmologiques ont circulé de l'une à l'autre.
Le
judaïsme de Babylone n'est pas celui qui s'oppose, plus tard, aux
rois hellénistiques. Il est beaucoup plus ouvert et intégré à
l'empire perse étendu à la Mésopotamie. Sous les rois
hellénistiques, l'opposition va générer un resserrement
identitaire, plus légaliste et plus officiellement monothéiste.
Et en
novembre 2007, à propos d’antiracisme et différentialisme, je
faisais en historienne ce rappel :
Il
faudrait essayer de voir la question migratoire de manière plus
vaste que ce qui se passe en France où le scandale, c'est surtout la
constitution des "zones de non droit", soit de territoires
gérés par des mafias ou des militants salafistes durs, beaucoup
plus que la couleur de peau des habitants. Pour respecter la
différence, on la respecte jusqu'à l'absurde !
Aujourd'hui,
on voit partout des migrants et des remplacements de populations, y
compris en Afrique noire. Le terme colonies, si on le prend dans son
sens antique, ne me gêne pas. Ce qui me gêne, c'est qu'un phénomène
global, mondial, n'est pensé qu'au travers du petit bout local de la
lorgnette. On n'avait pas connu de mouvement de cette ampleur depuis
le haut moyen âge, disons depuis les 5e-9e siècles. Plus
étroitement les 5e-6e siècles. Dans un tel contexte de migration
des peuples, on ne connaît pas d'exemple d'inversion des flux.
Les
discours actuels, entre ceux qui voient chez les Barbares les
fossoyeurs de la civilisation et ceux qui en espèrent la
régénération des mœurs, ressemblent comme des frères à ceux de
la fin de l'empire romain. Pour ma part, je me demande depuis près
de 30 ans quel est le déclencheur profond de ces amples mouvements
de population qui sporadiquement redistribuent les cartes
géopolitiques pour quelques millénaires. En d'autres termes, je me
demande pourquoi, à certains moments de l'histoire ni plus ni moins
perturbés que d'ordinaire, les peuples se mettent en mouvement un
peu partout en même temps, ce qui entraîne des renouvellements
costauds de civilisation. Ce qui se passe aujourd'hui n'est pas un
phénomène nouveau, même s'il prend une ampleur nouvelle du fait de
l'augmentation de la population terrestre. Ce n'est pas un phénomène
nouveau, plutôt cyclique mais de cyclicité très longue. Des
extra-européens en Europe ? C'est le principe même des grandes
migrations. On a aussi aujourd'hui des extra-africains en Afrique,
des extra-asiatiques en Asie, des extra-américains aux Amériques et
des extra-arabes en Arabie, sans compter tous les autres extra dans
tous les autres coins que je n'ai pas envie d'énumérer en détail.
Ce
qu’il y a de terrible, avec la mort de tels forums, c’est qu’on
perd le lien, purement virtuel, avec ceux dont la pensée nourrissait
la nôtre, y compris en forçant à argumenter les désaccords, et
qui à terme auraient pu devenir des amis dans le monde réel. Où
êtes vous, Alex, Kleio, Athaulf, Andreas,
Biturix, Ortolan, Beowulf, Ivan Bourkevitz, Hérode, Fenrir, Thomas
(Demada) Tribout, Heimdal, Molodoi ? Et pardon à ceux que
j’oublie. Si certains se reconnaissent, je serais ravie de
reprendre le dialogue.