Wednesday, November 09, 2016

Des jurons et des hommes



On ne jure que par un dieu. L’exemple le plus clair, pour les amateurs de B.D., serait le « By Jove ! » cher au professeur Mortimer dans les œuvres d’Edgar P. Jacob, juron so british qui n’est autre qu’une invocation de Jupiter. Mais il n’est pas toujours facile d’identifier la Puissance qui se cache derrière un autre juron devenu quasiment universel en France, toutes origines ethniques confondues : « Putain ! » Qui diable évoque-t-on par cette épithète ?
A l’évidence, une femme. Le juron n’est d’ailleurs pas nouveau, on le lance depuis longtemps dans le sud-ouest, avec un g final (putaing !) qui ne nous aide guère. A Marseille, on y ajoute une précision anatomique : « Pute borgne ! » Autre énigme. On connaît dans les panthéons indoeuropéens le dieu borgne dont Odin serait le plus évident représentant ou le dieu manchot, mais une déesse estropiée ?  Peut-être, si l’on songe à nombre de triades féminines, images maternelles du temps et du destin ordinaire, pourrait-il s’agir des Grées, ces vieilles, vieilles depuis la naissance nous assure-t-on, qui se partagent au fond de leur grotte un œil et une dent ? Elles ne possédaient pourtant pas de temple et n’interviennent que comme des personnages secondaires dans le mythe de Persée, cet œil pris en otage lui permettant d’apprendre comment se défaire de la Gorgone. 

Oublions pour l’instant l’œil unique de celle de Marseille pour nous intéresser à la prostitution affirmée. Certes, une solution de facilité serait de penser à la Grande Prostituée au chapitre 17 de l’Apocalypse :
« Puis un des sept anges qui tenaient les sept coupes vint, et il m'adressa la parole, en disant: Viens, je te montrerai le jugement de la grande prostituée qui est assise sur les grandes eaux. C'est avec elle que les rois de la terre se sont livrés à l'impudicité, et c'est du vin de son impudicité que les habitants de la terre se sont enivrés. Il me transporta en esprit dans un désert. Et je vis une femme assise sur une bête écarlate, pleine de noms de blasphème, ayant sept têtes et dix cornes. Cette femme était vêtue de pourpre et d'écarlate, et parée d'or, de pierres précieuses et de perles. Elle tenait dans sa main une coupe d'or, remplie d'abominations et des impuretés de sa prostitution. Sur son front était écrit un nom, un mystère: Babylone la grande, la mère des impudiques et des abominations de la terre. Et je vis cette femme ivre du sang des saints et du sang des témoins de Jésus. Et, en la voyant, je fus saisi d'un grand étonnement. Et l'ange me dit: Pourquoi t'étonnes-tu? Je te dirai le mystère de la femme et de la bête qui la porte, qui a les sept têtes et les dix cornes. La bête que tu as vue était, et elle n'est plus. Elle doit monter de l'abîme, et aller à la perdition. Et les habitants de la terre, ceux dont le nom n'a pas été écrit dès la fondation du monde dans le livre de vie, s'étonneront en voyant la bête, parce qu'elle était, et qu'elle n'est plus, et qu'elle reparaîtra. C'est ici l'intelligence qui a de la sagesse. Les sept têtes sont sept montagnes, sur lesquelles la femme est assise. Ce sont aussi sept rois: cinq sont tombés, un existe, l'autre n'est pas encore venu, et quand il sera venu, il doit rester peu de temps. Et la bête qui était, et qui n'est plus, est elle-même un huitième roi, et elle est du nombre des sept, et elle va à la perdition. Les dix cornes que tu as vues sont dix rois, qui n'ont pas encore reçu de royaume, mais qui reçoivent autorité comme rois pendant une heure avec la bête. Ils ont un même dessein, et ils donnent leur puissance et leur autorité à la bête. Ils combattront contre l'agneau, et l'agneau les vaincra, parce qu'il est le Seigneur des seigneurs et le Roi des rois, et les appelés, les élus et les fidèles qui sont avec lui les vaincront aussi. Et il me dit: Les eaux que tu as vues, sur lesquelles la prostituée est assise, ce sont des peuples, des foules, des nations, et des langues. Les dix cornes que tu as vues et la bête haïront la prostituée, la dépouilleront et la mettront à nu, mangeront ses chairs, et la consumeront par le feu. Car Dieu a mis dans leurs cœurs d'exécuter son dessein et d'exécuter un même dessein, et de donner leur royauté à la bête, jusqu'à ce que les paroles de Dieu soient accomplies. Et la femme que tu as vue, c'est la grande ville qui a la royauté sur les rois de la terre. »
L’assimilation de la ville et de la femme traverse toute l’antiquité profonde. En français encore nous distinguons le royaume et la cité, la ville. La Bible fait de Jérusalem la fille de Sion, ce dernier terme désignant le massif montagneux, la suite de collines sur laquelle s’étageaient ses demeures. Troie renferme Hélène enlevée par Pâris, prétexte homérique à sa conquête par les Achéens. On trouverait aisément d’autres exemples, ne serait-ce que l’assimilation d’Athènes à la déesse Pallas Athéna qui apparaît à la fois comme sa protectrice et sa figure éponyme. Les représentations romaines de Cybèle la montrent turrita, couronnée de remparts comme une ville. Cybèle pourrait-elle être la figure que nous cherchons ?
Dans l’Abrégé de la Mythologie universelle ou Dictionnaire de la Fable de François-Joseph Noël, inspecteur-général des études, paru en 1815 à Paris chez Le Normant, on trouve deux figures au nom très proche, Cybébé, « divinité ainsi appelée du pouvoir qu'on lui attribuait d'inspirer la fureur », du grec cybebein, et Cybèle, qu’il assimile à « Vesta l'ancienne, fille du Ciel et de la Terre, et femme de Saturne, qu'on appela autrement Ops ,Rhée, Vesta, Tellus, bonne déesse, mère des dieux, etc., comme mère de Jupiter, de Junon , de Neptune , et de la plupart des dieux du premier ordre. Sa mère l'exposa, aussi-tôt après sa naissance, dans une forêt où les bêtes sauvages prirent soin d'elle, et la nourrirent. Son culte devint célèbre dans la Phrygie, d'où il fut porté en Crète. Cette déité fut inconnue eu Italie jusqu'au temps d'Annibal. Les Romains, ayant consulté les livres des sibylles, reçurent pour réponse que l'ennemi ne pourrait être chassé de l'Italie, jusqu'à ce qu'on eût fait venir à Rome la mère des dieux. Ses mystères, comme ceux de Bacchus, étaient célébrés avec un bruit confus de timbales, de hautbois et de cymbales. On lui offrait en sacrifice une truie à cause de sa fertilité, un taureau ou une chèvre ; ses prêtres étaient les Cabires, les Corybantes, les Curètes, les Dactyles idéens, les Galles, les Sémivirs et les Telchines, qui, tous en général, étaient eunuques. On représentait cette déesse comme une femme robuste et puissante, couronnée de chêne, la tête ceinte de tours, une clef à la main, portée sur un char traîné par des lions, vêtue d'habillements verts et bigarrés. » Sourions de la confusion, à l’usage des enfants des écoles, entre les figures mythiques que sont les Cabires, les Corybantes, les Curètes et les Dactyles avec les prêtres eunuques, les Galles. Résumer en elle toutes les déesses romaines de la Terre peut également faire sourire mais ce syncrétisme renvoie à des cultes sans doute plus archaïques. Il reste qu’aucun mythe n’en fait une prostituée même occasionnelle et que la castration de ses prêtres forcés ainsi à la continence absolue suggère plutôt un retrait.

Revenons à son œil unique. On trouve dans le panthéon de l’Inde védique une figure considérée comme mineure dont on raconte qu’elle n’a qu’un œil, quoique elle soit représentée avec les deux bien ouverts. Fille du sage Kashyap et de Kadru, sœur du roi serpent Sesha ou, selon d’autres sources, fille de Shiva lui-même, Manasa Devi est la Dame des serpents. Elle les protège tout en protégeant les hommes de leur venin. Les contes populaires affirment qu’elle est née directement de l’esprit de Kashyap et que son nom signifie « née de l’esprit », esprit au sens de l’intellect agent de la scolastique médiévale.  On pense évidemment à Pallas Athéna sortie toute armée du crâne de Zeus. Selon les Puranas, Manasa fut mariée par son père à un autre sage, Jaratkaru, qui mit une condition à cette union : à la moindre désobéissance de sa part, il l’abandonnerait. Les interdits de cet ordre finissent toujours par être transgressés, à l’instar des geis irlandais et Manasa se retrouva seule un matin où elle avait réveillé son mari si tard qu’il fut en retard pour ses prières rituelles. Réconciliés au bout de quelque temps, les époux engendrèrent un fils, Astika. Les contes du Bengale disent que Manasa sauva le dieu Shiva d’un poison mortel – motif qui rappelle évidemment le mythe égyptien d’Isis qui guérit Râ du poison qu’elle lui a elle-même inoculé. La conception d’Astika semble d’ailleurs une édulcoration de celle d’Horus, une réinterprétation qui élimine le personnage de Seth mais garde le temps de « veuvage » symbolique de sa mère. On représente Manasa assise sur un lotus, tenant dans ses mains deux serpents, parfois couronnée de cobras, ce qui renvoie encore à l’uraeus égyptien. Une autre paire de bras brandit des objets rituels, dont une hache. D’autres images la montreraient portant son fils dans ses bras, en déesse « à l’œil unique ».  Toutefois Manasa, pas plus qu’Isis, ne paraît se livrer à des galipettes extra-conjugales.
Retenons toutefois le lien entre l’œil unique et les serpents, qui pourraient renvoyer à une figure beaucoup plus archaïque, la déesse néolithique que l’on va trouver en Crète et quasiment sur tout le pourtour méditerranéen. Le plus souvent représentée au pied d’un arbre, la Dame des animaux tient un serpent dans chaque main et se présente donc comme une maîtresse des venins. Certes, il est difficile de reconstituer les mythes des temps sans écriture, mais certaines représentations de Manasa la font accompagner d’un cygne. Sans prétendre en épuiser la signification, notons que le cygne ou hamsa rappelle l’humanité de l’âge d’or, avant la distinction des castes. On le retrouve nageant sur la fontaine d’Urd au pied d’Yggdrasil, l’arbre-monde germano-scandinave, urd signifiant origine, comme arché en grec, au double sens temporel et principiel.
Mais c’est dans le monde celtique, dans la mythologie irlandaise, que nous allons découvrir une figure féminine qui rassemble tous les caractères recherchés. Boann ou Boand – ou Bo-vinda, celle qui procure des vaches, richesse nourricière par excellence, fécondité incarnée – est l’épouse d’Elcmar, le frère du Dagda ; or elle devient la maîtresse de son beau-frère. Le Dagda avait éloigné son frère par ruse, son absence de neuf mois lui semble ne durer qu’un jour. Mais neuf mois suffisent à une grossesse et, durant l’absence de son mari va naître Mac Oc ou Oengus, héros de nombreux récits épiques. Après quoi, Boann se plonge pour se purifier dans la fontaine Segais, source originelle purificatrice et mortelle. Elle perd dans ce bain un œil, une jambe et un bras. En d’autres termes, elle est transformée à l’instar des Fomoires, les géants monstrueux auxquels les enfants de Dana doivent arracher la terre d’Irlande. La métamorphose va plus loin, puisqu’elle devient la Boyne, la rivière sacrée qui sourd d’un sidh, Brug na Boinne, la demeure même du Dagda.

Ce n’est là qu’une première piste. Il ne s’agit certes pas d’assimiler l’une à l’autre des entités liées à des contextes culturels aussi différents que l’Irlande, l’Inde védique et l’Egypte mais de cerner une constellation symbolique qui pourrait encore hanter notre inconscient collectif. Nous y reviendrons.