Friday, September 29, 2006

Une saine lecture


Ne serait-ce que pour corriger l’impression de désintérêt face au sort de la planète qu’ont pu donner mes diatribes contre les écologistes politiques, ceux du moins qui cultivent la haine de l’homme, j’aimerais signaler un ouvrage déjà ancien mais bienvenu dans le débat. Il s’agit de :

Patrick Barriot, Les diables sont déchaînés, L’Age d’homme, 2000.

La technologie, depuis la révolution industrielle, ne peut plus forger indépendamment la charrue et l’épée ; cette évidence que j’ai souvent répétée ne justifie pas que l’on privilégie l’usage destructeur. Patrick Barriot dénonce les OGM, le clonage, les techniques de transgenèse qui permettent à une chèvre de fabriquer par exemple de l’insuline humaine dans son lait, la prise de brevets sur le génome humain, mais aussi la surveillance généralisée des communications téléphoniques, des courriels, des déplacements de tout un chacun, la propagande, la soumission de tout et tous aux intérêts économiques. De plus, médecin de haut niveau, il le fait de manière argumentée, cite des faits vérifiables et ne se contente ni d’émotion ni de rumeur. La différence avec ceux que j’ai fustigés comme prophètes de la grande muraille ? Il le fait au nom de l’homme, de son humanité, de sa liberté spirituelle et de sa plénitude d’être. Les faits sont sans doute les mêmes mais le regard change du tout au tout. Il faut lire ce recueil d’articles, ne serait-ce que pour ne pas tomber dans le manichéisme.

Thursday, September 28, 2006

Mémoire (6)

L’étroite parenté du mythe et de l’événement, du mythe et de la mémoire collective spontanée sert de fondement aux traficotages qui, sinon, n’auraient pas lieu d’être. Or, si l’on peut espérer des résultats à court terme d’une telle manipulation, encore qu’ils ne soient pas garantis comme l’a montré la défaite du comte de Chambord, les effets à long terme peuvent devenir dévastateurs. Le mouvement volkisch de retour aux racines païennes de l’Allemagne pour y retrouver un peu de fierté après le traité de Versailles a engendré Hitler. La mythisation de ce dernier devenu le paradigme des croquemitaines afin de diaboliser un jour Milosevic, le lendemain Saddam Hussein, aujourd’hui Mahmoud Ahmadinejad aboutit en fait à le banaliser et suscite plus de réactions négationnistes qu’elle n’assure de soutien aux interventions armées des USA. L’excès de mythisation ne peut amener que l’incroyance, y compris sur les faits du passé car, dans le processus qui transforme un acteur politique d’autrefois en personnage légendaire, rien ne permet de démêler le réel de la propagande. On se retrouve devant un effet pervers de feedback qui, en plus de détruire la science historique, grève l’utilisation future du thème par un processus déjà repéré par Claude Lévi-Strauss à la fin de Tristes Tropiques, l’inversion du mythe. La boucle ressemble à peu près à ceci :

Evénements réels à figure mythique ad hoc à épuisement de cette figure par banalisation à scepticisme sur le présent à ironie, humour, caricature à scepticisme sur le passé à si héros, déboulonnage ; si démon, réhabilitation à retour sur l’histoire scientifique pour récolter des éléments confortant la nouvelle interprétation légendaire à figure mythique inversée.

Plus on utilise une figure historique comme un personnage mythique, plus on accélère ce processus qui normalement permet de « digérer » les traumatismes collectifs le plus souvent mais aussi les périodes de grâce. S’il est probable, vu l’ampleur du choc de la seconde guerre mondiale, qu’Hitler aurait rejoint spontanément Néron, Attila ou Tamerlan dans la galerie des démons légendaires, son instrumentation par la propagande a détruit l’horreur des camps sans laisser à l’inconscient collectif le temps de la guérison. N’ayant plus de possibilité d’accomplir à son rythme ce travail dont nous sommes loin de connaître toutes les fonctions, il risque de se retourner avec violence contre les propagandistes réels ou supposés. Ou pire, de recréer un mouvement de type volkisch et d’entrer dans une boucle à répétition. Le retour des insignes oustachis lors de la déclaration d’indépendance de la Croatie ne laisse pas d’inquiéter de ce point de vue, surtout alors que l’on plaquait la moustache d’Hitler sur le visage de Milosevic. C’était introduire dans l’inconscient collectif dont la mémoire est longue une contradiction d’images, un brouillage des repères tel qu’on ne laissait pas le choix, il fallait suivre dans un élan de croyance aveugle et totalement émotionnel ou rentrer dans une forme de catatonie. Les peuples occidentaux ont fait les deux : ils ont répété le credo perverti et, encore aujourd’hui, ne peuvent en sortir[1] mais immédiatement se sont détournés de la politique, ont refusé leur vote non à un parti mais à tous, ce qui montre que, dans les profondeurs de leur inconscient, ils n’étaient pas dupes de la violence qui leur était faite, du viol systématique des consciences. Les pancartes des opposants à l’invasion américaine de l’Irak sont particulièrement révélatrices de ce point de vue : « Pas en notre nom ! » C’est un cri que d’aucuns auraient sans doute intérêt à entendre.
Aristote prétendait que la démocratie, qu’il considérait comme le plus mauvais régime politique, débouche toujours sur le chaos et la dictature. Il y avait sans doute dans ce jugement une bonne dose de flagornerie à l’égard d’Alexandre et de la monarchie macédonienne. L’utilisation de la propagande et du trafic de mythe dans un régime démocratique pourrait toutefois lui donner raison, car il ne s’agit de rien d’autre que d’un coup d’Etat caché de la part d’une caste de « décideurs », d’une oligarchie assez floue au demeurant puisqu’on y trouve aussi bien les grosses fortunes de la finance et de l’industrie, lesquelles, au-delà de leurs intérêts immédiats, n’ont pas forcément de vision politique claire, que des universitaires nettement moins payés, des politiciens et des agences de publicité chargées d’élaborer images et slogans, de vendre une décision politique comme elles vendraient des savonnettes. Ce qui m’a frappée lorsque j’ai lu les célèbres Protocoles des sages de Sion[2], c’est que, si l’on sort ce texte de son contexte, si l’on oublie qu’il s’agit d’un faux antisémite fabriqué dans les officines du tsar et que l’on élimine la référence à Sion pour la remplacer par n’importe quelle étiquette, les mangeurs de camembert trop fait, les Joyeux Turlurons de Tintin, le lobby des pommes de terre cuites, on se trouve en face du meilleur manuel de propagande jamais écrit depuis Le Prince de Machiavel. L’usage fallacieux du mot « démocratie » que nous observons aujourd’hui pour faire passer n’importe quelle idée, n’importe quelle décision, usage qui vide le terme de tout sens réel mais mobilise les émotions, est décrit point par point dans ce faux de l’Okhrana. Or je ne suis pas sûre que les publicistes américains aient lu les Protocoles et s’en soient inspiré ; c’est peut-être une simple convergence qui prouverait que les rédacteurs russes de ce pamphlet avaient du flair quant à la manière d’obtenir l’assentiment des peuples et du culot de le publier en l’attribuant à un complot inexistant. Il est vrai que cette question agitait alors les esprits.
Mais dans cette trituration, « démocratie » perd tout sens et, comme le disait avec raison Elie Wiesel, si les mots perdent leur signification, il ne restera plus rien aux victimes pour dire la violence qui leur est faite, rien que le cri et les larmes dans leur primalité. Pas même la violence qui demande plutôt de l’arrogance que de la douleur. Dans les abus perpétrés sur les personnes, les faibles, les enfants, un des instruments d’impunité des bourreaux consiste à faire douter la victime de sa mémoire, douter de la réalité des sévices endurés ; un autre, à la culpabiliser, à la persuader qu’elle mérite son sort[3]. Il me semble particulièrement inquiétant dans cette perspective qu’aujourd’hui l’on trafique la mémoire historique et qu’on la remplace soit par de pures fables comme l’Atlantide, soit par un appel martelé à la repentance.
[1] Même les journalistes s’acharnent de façon incompréhensible à maintenir les anciennes analyses.
[2] Pour lesquels je renvoie à l’étude magistrale de Pierre-André Taguieff et, en particulier, à son ouvrage La nouvelle judéophobie. Je n’ignore pas les interdictions légales qui entourent ce texte en France ; je l’ai lu dans un cadre universitaire en tant que document historique et je suivais alors les mêmes cours que Taguieff, que je salue au passage, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Et, je le répète, je ne crois ni au complot judéo-maçonnique façon RISS, ni à celui des petits gris…
[3] Je suggère à qui en douterait de lire les témoignages qui s’expriment sur le forum relation d’aide.

Monday, September 25, 2006

Mémoire (5)

Après ce long détour, nous rebouclons sur les projets d’empire, tant régional que mondial, ce projet sur l’homme censé adoucir les mœurs et faire disparaître la violence de la société humaine. Nous avons vu que, pour y parvenir, transformer le sentiment d’appartenance, effacer les anciennes identités collectives sur lesquelles s’appuie l’agressivité, les idéologues ont toujours tenté de redessiner arbitrairement la carte administrative et réorienter le besoin de rites et de foi vers des abstractions telles que le Bien, le principe d’empire (ou la fonction d’empereur[1]), l’Equité, la Piété, etc. Ou l’Etre Suprême, la Raison, la Patrie. Tant qu’il reste dans l’abstraction, ce culte impersonnel ne saurait faire vibrer quiconque et deviendrait vite machinal ; il s’agit donc de lui permettre de mobiliser la pensée mythique et les émotions qui lui sont aussi fréquemment associées qu’elles le sont au rêve afin de maintenir la ferveur tant personnelle que collective tout en la contrôlant. En d’autres termes, il s’agit d’utiliser un processus profondément enfoui dans les profondeurs de la nature humaine et dont il faut avouer que nous ne connaissons pas grand-chose, un processus que tous les spirituels, des yogis aux pères neptiques, ont stigmatisé sous le nom de passions. Tout ce que l’on peut en dire, c’est que ce processus offre au désir un objet incapable d’amener la satiété et la relaxation qu’elle entraîne, non parce qu’il serait inépuisable mais parce qu’en fait, il n’a pas de contenu. La passion du jeu l’illustre parfaitement : un flambeur est incapable de s’arrêter sans aide extérieure, c'est-à-dire sans réorientation du désir. C’est pourquoi les pères neptiques conseillent de combattre une passion par une autre : l’objet se morcelle et le cercle infernal se brise. Mais les idéologues cherchent, au contraire, à susciter une fixation passionnelle accompagnée d’un effet de foule en proposant comme objet une ou plusieurs abstractions grâce à quelques outils très simples comme le slogan. L’histoire en a connu d’assez gratinés, d’une absurdité totale mais efficaces. J’ai déjà cité le célèbre Viva la muerte ! qui remporte peut-être la palme du non sens mais il y en a d’autres et l’on pourrait donner une mention spéciale à tous ceux qui enrôlent Dieu dans un camp national ou partisan (Gott mit uns !). L’efficacité du slogan s’est affaiblie dans les dernières décennies par l’abus de son emploi dans la publicité. Détourné de la sacralité politique pour vendre des aspirateurs ou des petits pois, il suscite plutôt l’indifférence à prime abord – et ceux qui percutent sont détournés, deviennent proverbes ou, le plus souvent, caricatures.
Outre le slogan, une manière de faire passer l’abstraction qui normalement relève du logos dans le champ du mythe consiste à lui donner un visage, ce que les marxistes appelaient le culte de la personnalité ; un dictateur, de fait, tend à se faire aduler lui-même, un parti exalte son dirigeant mais l’astuce suprême consiste à prendre comme drapeau un mort qui donc ne peut plus contredire ses admirateurs intéressés. Le principe remonte encore à l’antiquité mais cette déification restait très rare avant l’empire romain, surtout avant qu’elle soit appliquée à la fonction impériale. Le personnage ainsi proposé à la vénération populaire n’a souvent plus grand-chose à voir avec ce que révèle de lui l’étude de sa biographie par les historiens ; du fait, une contre-propagande n’a plus qu’à publier avec emphase les éléments gommés. Le processus est exemplaire avec John Fitzgerald Kennedy. Les gens de ma génération se souviennent de la chanson d’Hugues Auffray, : « Quand tu l’as vu porter en terre Précédé par son cheval blanc, Tu as soudain compris, mon frère, Qu’il était plus qu’un président. T’as eu le cœur gros[2]. » La bulle mythique née de la récupération de son assassinat par le mouvement des droits civiques et la gauche américaine a fini par crever mais pour une autre forme de réappropriation légendaire. C’est l’un des dangers de la mythopoièse forcée. Si le trafic de mythes réussit, le personnage ne redevient que très difficilement banal et l’on retrouve plutôt en ce qui le concerne les lois de transformation du matériau mythique. Notons que cette fabrique idéologique de personnages exemplaires se fait à l’inverse de la canonisation chrétienne ou de la déférence à l’égard des marabouts de l’islam, lesquelles commencent toujours par une vénération populaire spontanée[3].
Reste enfin le glissement de l’événement dans le mythe. A l’inverse de l’évhémérisation qui tente d’expliquer la légende par l’histoire, ce processus assez sournois consiste à traiter un événement réel comme un mythe de fondation. Dans cette transformation, il se simplifie, parfois même jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un nom allusif dans l’emploi courant ; de manière plus grave, la version légendaire devient intouchable. L’histoire en tant que science n’est jamais figée ; si les grandes lignes factuelles du passé sont assez faciles à dégager et font l’objet d’un consensus à peu près général, il n’en va pas de même des détails et de la compréhension que peut nous donner le recul dépassionné ; le travail de l’historien consiste à revoir en permanence le tableau du passé, à changer le point de vue et l’éclairage. Mais l’histoire dénaturée par la propagande ou la mythisation devient une histoire intouchable, un fait de croyance. Si le législateur s’en mêle et l’assaisonne d’interdits[4], autant dire que l’histoire scientifique devient impossible. Or ce travail vivant de recherche sur le passé, cette relecture critique de la mémoire collective équivaut pour les sociétés au travail libérateur de la psychanalyse, elle permet d’assumer traumatismes ou défaites, d’évaluer les erreurs sans en rester prisonnier. Mais le récit de l’événement devenu mythe fondateur – il s’agit bien entendu toujours du récit et non du fait, de la carte et non du territoire – obéira aussi aux lois du matériau mythique. Il finira par foisonner, par s’inverser. Le plus grave de l’affaire, c’est que lorsque on cherche à remettre cet événement dans l’histoire, à s’opposer à son traitement sur le mode mythique, on s’entend répondre que les faits sont réels. Eh, qui le nie ? Ce ne sont pas les faits qui posent problème mais la manière de les raconter et de les sacraliser[5].
Si l’on peut traiter l’événement comme un mythe, c’est aussi que souvent, c’est ce dernier qui structure les actions humaines. Ce mode ressemble à quelque dramaturgie collective dont les protagonistes, des décideurs aux plus humbles exécutants, semblent le plus souvent inconscients de jouer un rôle pré-écrit par un mythe oublié ou apparemment affaibli mais qui retrouve une actualité au travers de la politique, de la guerre ou de l’aventure. Le mythe qui structure les situations et l’action ne se laisse pas reconnaître comme tel par ses acteurs. Peut-être même seraient-ils scandalisés si on leur faisait toucher du doigt la dimension mythique de leurs décisions ou de leur vision du monde, aussi ne prendrons-nous qu’un exemple dans un passé assez lointain pour que d’une part l’incarnation du mythe soit plus aisément patente, d’autre part les passions soient éteintes ou du moins apaisées. Car l’un des signes de la pénétration profonde et structurante du mythe dans le réel est qu’il suscite de très fortes passions, comme une lame de fond venue du grand large engendre sur le rivage des houles déferlantes.

Napoléon est-il un mythe solaire ?
On connaît le célèbre pamphlet. L’auteur, prêtre, érudit et largement humoriste, avait voulu stigmatiser ainsi les critiques agnostiques qui arguaient de la présence de douze apôtres autour du Christ des Evangiles pour soutenir que l’homme Jésus n’avait jamais existé, que tout le christianisme n’était que la réadaptation d’un mythe babylonien du Soleil parcourant les douze mois de l’année ou les douze constellations zodiacales. Et notre bon abbé de démontrer, avec le même argumentaire, que Napoléon, empereur entouré de douze maréchaux[6], vainqueur de douze victoires[7] et prenant pour emblème l’abeille éminemment solaire, n’avait lui non plus jamais existé. La Sorbonne rit un peu jaune, couleur solaire qui s’imposait, et l’on rabattit des prétentions des comparatistes, sans approfondir. Or il eût fallu approfondir.
Si l’on oublie qu’elle fut historique, l’épopée napoléonienne raconte bien un mythe solaire mais, à l’inverse du culte de Mithra, d’un soleil qui ne serait pas invaincu, qui monte, culmine et finalement s’éteint dans l’hiver éternel que ne suit aucun véritable printemps. Le caractère mythique de l’aventure fut d’ailleurs en partie conscient. Un des articles du traité de Campoformio qui scelle la défaite de l’Autriche après la campagne d’Italie dit explicitement : « La République Française est comme le soleil ; aveugle qui ne la voit pas[8]. »
Tout commence par la guerre d’Italie suivie de la campagne d’Egypte, au prix d’un paradoxe qui ouvre dans les loges maçonniques ce que Gilbert Durand nomme « la deuxième période d’égyptomanie[9] », la première datant de la renaissance italienne. C’est un lever du soleil à l’orient mais un orient paradoxal. Dans le contexte judéo-chrétien dominant alors en Europe, l’Egypte sonne comme la terre d’exil d’où Moïse devra sortir pour trouver la présence divine et la terre promise. Ainsi l’exil final s’inscrit-il symboliquement dès l’origine de l’épopée. Mieux aurait valu Jérusalem. Avec des références indo-européennes c’est-à-dire gréco-romaines au XVIIIe siècle, l’Egypte ne signifie rien ni en bien ni en mal ; si c’est une référence au début des conquêtes d’Alexandre, ce que suggère une expédition militaire accompagnée de nombreux savants, ce dernier va poursuivre vers l’est jusqu’à l’Indus, s’appropriant la Perse zoroastrienne. Il eût fallu pousser jusqu’à Persépolis. La seule référence positive à l’Egypte qui pouvait nourrir et déclencher un vécu mythique collectif se trouve dans Platon lorsque les prêtres de Saïs initient le jeune Solon à la mémoire d’un passé oublié par Athènes, mais elle ouvre le récit du destin de l’Atlantide, autre présage funeste[10] ! Enfin, n’oublions pas que cette campagne fut écourtée dans l’espace par une épidémie de peste à Jaffa et dans le temps par la désagrégation du Directoire. Dès lors, le mythe solaire napoléonien, mythe vécu et non pas déchiffré, va suivre le schème du Sphinx œdipien en trois phases, montée, culmination, déclin ; le ragnarök ou la phase eschatologique qui s’ensuit ne débouche pas sur une régénération du monde malgré la tentative des Cent jours et le soleil s’engloutit dans l’océan sans retour.
Le mythe directeur se laisse déchiffrer par de petites coïncidences significatives égrenées tout au long. Partant pour l’Egypte, Napoléon embarque sur un vaisseau nommé l’Orient ; lorsqu’il revient à Paris le 16 octobre 1799, il loge rue de la Victoire. La bataille d’Austerlitz s’engage au soleil levant. Le premier intersigne des revers lors du mariage avec Marie Louise est l’incendie de l’hôtel où le prince de Schwarzenberg donne un bal en l’honneur de la nouvelle impératrice qui ne sera sauvée que de justesse. Les contemporains voient là comme un rappel du feu d’artifice incendiaire lors du mariage de Marie-Antoinette. Son seul fils, le roi de Rome, naît par les pieds et semble mort lorsque les médecins parviennent à l’extraire ; il sera toutefois vite ranimé, ce qui apparente sa naissance à une résurrection. Le 27 juin 1812, au début de la campagne de Russie, le cheval de Napoléon s’abat sous lui au moment où il pose le pied sur la rive orientale du Niemen. Devant l’incendie de Moscou, voyant qu’il dure plus d’un jour, l’empereur lui-même reconnaît un signe et déclare : « Cela nous présage de grands malheurs. [11]» Le vaisseau qui le ramène de l’île d’Elbe se nomme l’Inconstant et devra avancer par vent contraire. Lorsque, après Waterloo et la seconde restauration, Napoléon tente d’obtenir l’hospitalité de l’Angleterre, il monte sur le Bellérophon — Sa Gracieuse Majesté décidant de le traiter en prisonnier et de le déporter à Sainte-Hélène, « quand il reçut l’avis officiel de sa destination, une pâleur mortelle couvrit tout à coup son visage[12] ». On sait que l’un des cahiers d’écoliers de Napoléon se termine par ces mots prophétiques : « Sainte-Hélène, petite île »… Et que dire des quelques lignes que l’on trouvera en classant ses papiers après sa mort : « Nouveau Prométhée, je suis cloué à un roc où un vautour me ronge. Oui, j’avais dérobé le feu du ciel pour en doter la France : le feu est remonté à sa source, et me voilà ! L’amour de la gloire ressemble à ce pont que Satan jeta sur le chaos pour passer de l’enfer au paradis : la gloire joint le passé à l’avenir, dont il est séparé par un abîme immense. »
Ce ne sont, certes, que des anecdotes de la petite histoire mais qui ont frappé les contemporains et qui ont fait sens. Or la plupart sont des symboles solaires, y compris les pieds du nouveau-né : c’est sur la plante des pieds que le Bouddha porte à la naissance la rouelle et le swastika qu’il imprimera en quelque sorte sur la terre en accomplissant les trois, sept ou neuf pas que lui prête la légende ; dans la vie de Napoléon, ces symboles jouent d’abord de manière positive, soulignant une ascension, puis curieusement après le divorce d’avec Joséphine le 15 décembre 1809, à rebours comme présages de chute. Les contemporains soulignent ce point de rupture, Canova avec une ironie mordante : « Puis-je féliciter votre Majesté d’avoir fait divorce avec la Fortune ? », les grognards de 1812 plus amers : « Il ne fallait pas qu’IL quittât sa vieille ; elle lui portait bonheur et à nous aussi[13]. »
Le Bellérophon couronne l’inversion du symbole : le fils de Poseidon chevauchant Pégase devient cheval des mers, monture de l’exil. Rappelons la légende. Bellérophon, faute de le reconnaître, tue son frère Belléros et va se réfugier à la cour du roi d’Argos, Proetos. Ce dernier, qui ne peut le tuer sans enfreindre les lois de l’hospitalité, l’envoie à son beau-frère Iobartès roi de Lycie avec une tablette portant l’ordre secret de le mettre à mort. Iobartès, lié par la même règle, lui donne mission de combattre la Chimère, monstre jusque là invincible. Mais Bellérophon déjoue le piège en tuant la Chimère et revient en vainqueur. Ces lois de l’hospitalité qui lient les rois grecs, ce sont elles que Napoléon accuse l’Angleterre de bafouer en le déportant. Mais en fait, les Anglais semblent accomplir le mythe. On peut voir en l’empereur déchu un fils de Poseidon comme Bellérophon puisque, né dans une île et souvent marin au début de son épopée, il apparaît aussi en cavalier comme l’ébranleur de l’Europe, le déclencheur de séismes métaphoriques, politiques et guerriers. Le motif du frère tué par méconnaissance de leur fraternité manque à première vue mais en s’attribuant le titre impérial, ne devient-il pas le frère symbolique des rois qu’il dépouille, fraternité qu’il ne peut reconnaître ni admettre ? Il ne sera pas traduit devant un tribunal et condamné à mort, ni même exécuté par traîtrise par les Anglais au nom de l’amitié avec Louis XVIII et de la raison d’état. Londres fait en quelque sorte le pari de Proetos et de Iobartès, la Chimère étant remplacée par le climat et l’éloignement de Sainte-Hélène. La parenté sémantique est subtile, mais réelle. Chèvre à tête de lion et à queue de serpent, à l’haleine enflammée, la Chimère couvrirait dans les étoiles pratiquement tout l’écliptique. Elle est surtout composite, faite de froid et de chaud, de lumière et d’obscurité. Le prénom Hélène renvoie à d’aussi fortes oppositions : dans l’une des versions du mythe, elle est fille de Léda et du Cygne Zeus, jumelle de Pollux et comme lui immortelle, tandis que leurs jumeaux mortels sortis du même œuf sont respectivement Castor et Clytemnestre. A une lettre près, elle est Sélèné, la Lune ; mais si l’on ne souffle pas ce sigma, si on aspire l’h, elle est de la nature d’Hélios, le Soleil. Or ou argent, tout tient au sens d’un respir. Et son rapt par le prince Pâris déclenche la guerre de Troie. Or on sait que les Francs se réclamaient d’un ancêtre éponyme Francion descendant des rois troyens comme Enée le fondateur de Rome, et que la capitale de la France se nomme Paris[14]. Enfin, Hélène la sainte fut la mère de Constantin, le premier empereur chrétien, et on lui doit l’invention de la Croix. Elle entretient un étrange rapport sémantique avec la mère de Napoléon, Laetitia, la Joie, et ce dernier apparaît comme un inverse de Constantin, comme le premier empereur déchristianisé. Tout ce jeu d’oppositions donne bien à l’île d’exil le caractère d’une Chimère. Mais l’empereur détrôné échoue à l’épreuve de Bellérophon.
Ainsi un mythe solaire sous-tend bien l’aventure napoléonienne mais, soulignons-le encore, c’est celui d’un soleil évanescent qui subit le sort des mortels. Or il n’est pas indifférent que cette épopée tragique ouvre le XIXe siècle et prélude à la révolution industrielle ; les décennies qui suivront vont voir s’installer avec le positivisme une vision du monde mêlant l’aspect faustien et prométhéen du progrès à un pessimisme fondamental sur le destin de l’univers et de l’homme. La loi de Carnot (vers 1820, donc 5 ans seulement après Waterloo) devenue le second principe de la thermodynamique (Clausius, 1850 puis 1864) et généralisée à l’univers considéré comme un système clos[15] prédit comme eschatologie non plus la consumation du monde par le feu divin, ni le « temps des loups » de la Voluspa nordique, mais l’extinction énergétique, la mort par le froid lorsque s’éteindront les soleils et que les planètes rouleront à jamais désertes et glacées au-delà de toute régénération possible. Prophétie que l’on trouve entre autres chez François Marion, chez Jules Verne, chez le grand Flammarion lui-même et chez ces trois auteurs entremêlée à des couplets lyriques sur le progrès technique libérateur de la société. L’Homme se réalise par le progrès tout en ayant la conscience lucide de l’inéluctable fin de tout qu’il convient d’affronter debout. Ce n’est pas, quoi qu’on en ait dit, quoi que j'en ai moi-même dit, la bombe d’Hiroshima qui a suggéré à l’inconscient collectif la mort potentielle de l’humanité entière, elle l'a seulement confirmé ; ce sont les chantres positivistes du Progrès. Qu’un vécu mythique collectif, qu’une trame mythique inconsciente ou semi-consciente devienne la trame même de l’histoire et, de manière prophétique, annonce les croyances à venir parmi les élites éclaire peut-être une des fonctions essentielles du mythe.

(à suivre…)

[1] Les empereurs ne se sont jamais pris personnellement pour des dieux ; c’est leur fonction, c’est « l’empereur » et non Aurélien ou Dioclétien que le culte divinisait au même titre que le culte public romain se rendait à des entités morales telles que la Justice ou la Bonté…
[2] Hugues Auffray, Le cœur gros . Et j’ai encore eu des frissons en le fredonnant intérieurement, tant cette mythisation a marqué notre adolescence.
[3] Voir dans les archives de ce blog mon article intitulé Vox populi, vox Dei.
[4] L’interdit – le tabou, diraient les Polynésiens – révèle le caractère mythique du récit. Il n’y a d’interdiction de toucher qu’aux sacralia.
[5] Malheureusement, les exemples les plus criants de ce processus tombent sous le coup de la loi française, ce qui prouve que notre pays a d’ores et déjà basculé dedans mais m’interdit l’analyse apassionnelle qui serait pourtant nécessaire. Histoire et propagande se confondent tellement dans les esprits que le législateur eut même l’idée sotte de vouloir corriger par la loi un excès né de l’idéologie la plus active dans les médias comme chez les professeurs du secondaire. Ce faisant, on restait encore sur le mode sacralisant du mythe, dans la tentative d’opposer un contre-mythe contre on allume un contre-feu ; la réaction ne s’est pas fait attendre, les tenants du premier ont hurlé au blasphème (sans toutefois prononcer le mot qui révélerait un peu trop le glissement du scientifique vers le religieux). Et c’est là que les historiens, les vrais, ont supplié les députés de les laisser travailler et de ne plus se mêler du passé. Je suis pessimiste. S’il faut une pétition pour raison garder, c’est que la science a déjà largement perdu.
[6] En fait, il y eut 18 dans le décret du 18 mars 1804 : Augereau, Bernadotte, Berthier, Bessières, Brune, Davoust, Jourdan, Kellermann, Lannes, Lefebvre, Masséna, Moncey, Mortier, Murat, Ney, Pérignon, Sérurier, Soult. Mais 18 renvoie au Saros, cycle luni-solaire permettant le calcul des éclipses…
[7] En comptant la campagne d’Italie et celle d’Egypte, et en excluant celle d’Espagne : Arcole, Lodi, Rivoli, Pyramides, Aboukir, Montebello, Marengo, Ulm, Austerlitz, Iéna, Friedland, Wagram. Ce décompte n’inclut pas les batailles remportées par les maréchaux ou généraux en son absence.
[8] Cité in La vie de Napoléon Ier racontée par un Officier de la Garde, Paris, librairie Bernardin-Bréchet, sd, p.45.
[9] Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre : de la mythocritique à la mythanalyse, Berg International, Paris, 1979, pp.206-7 et 321
[10] Platon, Timée, 21d-22d, p.405 de l’édition Garnier-Flammarion.
[11] Vie de Napoléon…, op. cit., p.132.
[12] Ibid., p. 197.
[13] Jean Massin, Almanach du Premier Empire, Club Français du livre, 1965, réed. Encyclopaedia Universalis, 1988, p.257.
[14] Etymologiquement, cela n’a rien à voir, nous sommes d’accord. Mais la logique du symbole se moque de l’étymologie scientifique et travaille par métaphores et jeux de mots, dans le mythe comme dans le rêve.
[15] C’est là où le bât blesse et ce qu’il n’est plus possible d’affirmer depuis la découverte de ce prodigieux réservoir d’énergie, peut-être infini, qu’est le vide quantique.

Thursday, September 21, 2006

Mémoire (4)

La pensée mythique offre une indéniable parenté avec le rêve nocturne. Jung l’avait pressenti en son temps et l’expérience de rêve planétaire de 1992 a permis de le mettre en évidence de manière expérimentale. Rappelons brièvement de quoi il s’agissait. Les travaux d’un certain nombre de psychologues américains membres de l’Association for Study of Dreams (ASD) suggéraient que le rêve remplit des fonctions d’intégration psychique comme le prétendaient tous les cliniciens depuis les débuts de la psychanalyse mais aussi d’aide à l’apprentissage et à la créativité, à la résolution de problèmes, à l’éveil de facultés transpersonnelles. La mariée devenait si belle et les témoignages de rêveurs répercutés par l’ASD et les diverses structures-relais s’apparentaient si évidemment à un système de croyance que l’équipe française de l’association Oniros eut envie d’en avoir le cœur net. Nous avons donc lancé l’opération Rêve planétaire pour le solstice d’hiver 1991, la nuit la plus longue de l’année. Plusieurs de nos collègues états-uniens suggéraient qu’une consigne qu’on se donne à soi-même lors de l’endormissement influe sur le contenu du rêve (première question), que cette technique permet de poser un problème dont le rêve apportera la solution (deuxième question), que le rêve pourrait dans notre civilisation jouer le même rôle d’intégrateur social que dans les sociétés traditionnelles (troisième question). Nous avions d’autres interrogations plus spécifiques à notre équipe, dont le lien entre mythe et rêve. Nous avons donc décidé de lancer, en collaboration avec l’ASD et des associations analogues dans d’autres pays une expérience transculturelle de grande ampleur. Les gens étaient invités par voie de presse à « rêver pour la Terre » dans la nuit du solstice puis à téléphoner ou écrire pour raconter leur rêve. La consigne était volontairement ambiguë : on pouvait rêver pour aider la Terre, résoudre les problèmes de la Terre, ou rêver en lieu et place de la Terre, exprimer en quelque sorte le rêve de Gaïa, ce qui plaçait d’emblée l’expérience dans l’univers mythique. Les résultats dépassèrent nos espérances. Il fallait abandonner l’aide plus ou moins magique à la résolution de problèmes. Sur ce point, nous n’avons recueilli que des banalités, de celles qui couraient déjà dans les médias. Toutefois, en reprenant aujourd’hui les données, je me demande si cette banalité n’était pas significative, si elle n’indiquait pas la réussite d’une propagande que nous n’avions pas su reconnaître[1]. Par contre, la consigne a bel et bien influé sur le contenu onirique[2] et l’expérience a mis en évidence l’existence d’un inconscient collectif et d’une parenté étroite entre rêve et pensée mythique[3].
L’intérêt majeur de cette expérience, c’est sa dimension sociologique, l’articulation qu’elle opère entre un événement intime, le rêve, plus intime même que la pensée vigile puisque le plus souvent le rêveur lui-même l’oublie au réveil, et une préoccupation collective, le devenir de la planète. Il faudrait la refaire, consolider les résultats, affiner les hypothèses. Malheureusement, mettre sur pied une affaire de cette ampleur demande des crédits ou un tel concours de bonnes volontés que je ne vois pas comment la recommencer : notre équipe s’est dispersée, nous avions bénéficié du soutien d’un garçon qui venait d’acquérir un petit château solognot et voulait y héberger des stages, de développement personnel ou d’entreprise ; il a financé l’opération pour se faire de la publicité, le rêve était un sujet porteur et les médias nous ont suivis, depuis les quotidiens de province jusqu’aux magazines féminins et même à la télévision.
Si le rêve s’apparente aussi étroitement à la pensée mythique, dans son contenu comme dans son mode de fonctionnement, cette parenté pourrait éclairer la fonction du mythe. De nombreux travaux, y compris ceux de l’équipe de Jouvet ou du Dr Laffont à la Salpêtrière, montrent que le rêve a partie liée avec la mémoire ainsi qu’avec le maintien de l’identité[4]. Or un des résultats de cette expérience fut de montrer que l’inconscient collectif n’est pas seulement un réservoir universel mais qu’il se structure selon ce qu’on pourrait appeler des identités culturelles. Les rêves nord-américains, latino-américains et français (nos trois corpus les plus nombreux) n’étaient pas interchangeables. Des études sociologiques quantitatives avaient déjà permis d’établir quelques différences statistiques entre rêveurs états-uniens et chinois[5]. Augusto Murillo, un psychologue spécialisé dans l’aide aux victimes de tortures politiques avait également noté des différences thématiques importantes entre rêveurs sud-américains et cambodgiens[6], par exemple l’importance des parfums pour ces derniers, dans leurs rêves comme dans leur culture vigile. Dans le même ordre d’idées, un ethnologue travaillant il y a quelques années sur le culte du Cargo a pu mettre en évidence que ce mythe présentait des variantes locales et même familiales étroitement liées aux droits et aux devoirs de chaque sous-groupe.
Qu’arrive-t-il lorsqu’on manipule la pensée mythique à fins de propagande ?

Les agences de publicité le savent bien : les consommateurs suivront le message des mythèmes présents dans la pub ; si l’association avec le produit est mal faite, les ventes stagneront ou même baisseront. Certains ont voulu jouer sur deux registres et tenter en même temps de vanter un produit et de transformer un comportement, d’agir sur les croyances ou de suggérer une idée politique. C’est fort risqué et ça marche très mal.
Le trafic de mythes à fins politiques a toujours un impact. Mais ce n’est pas si simple. Dans l’affaire du Grand Monarque, le scénario élaboré par les partisans du comte de Chambord à partir de textes prophétiques disparates s’est fixé en une sorte de conte-type qui ressort régulièrement et que l’on réactualise à partir des événements récents, de la géopolitique immédiate – mais Chambord n’est pas monté sur le trône de France. Reprenons tout de même cette construction exemplaire.
Derrière les textes prophétiques épars et décontextualisés utilisés pour soutenir sa cause, il existe un soubassement profond à l’origine de ce mythème du roi caché. On connaît la Sibylle Tiburtine de 380 mais j’ai trouvé une version antérieure qui date, si ma mémoire est bonne, de 252 ou 253. L’empereur Aurélien étant mort dans les conditions que l’on sait, un jeu de « après vous – je n’en ferai rien » opposa durant six mois le Sénat et les légions pour désigner son successeur. Finalement, le Sénat accepta de nommer un homme d’une neutralité confinant à la nullité, une sorte d’empereur de transition, dans la gens Florentii. Las, le bonhomme mourut quelques mois plus tard. Le jour de ses obsèques, un orage se déchaîna sur Rome et abattit, dans leur villa familiale, les statues de feu l’empereur et de son frère. Consultés en urgence, augures et haruspices remirent au Sénat un texte prophétique d’une rare flagornerie. Cette foudre, disent-ils en substance, signifie que, dans mille ans d’ici, un empereur de la gens Florentii montera sur le trône, vaincra tous les Barbares, restaurera la gloire de l’empire et, au bout d’un règne bien rempli, rétablira le Sénat dans ses antiques prérogatives. On trouve ce poulet chez cette vieille pipelette de Julius Obsequens, cité dans l’Histoire ecclésiastique de Fleury que plus personne ne lit de nos jours. Prophétie de circonstance, certes ; modèle des rumeurs eschatologiques de grands monarques ultérieurs, c’est évident ; mais les augures romains n’ont jamais fait preuve d’une grande créativité mythopoiétique, sinon cela se saurait et s’étudierait en Sorbonne. Où donc ont-ils trouvé ce thème du retour impérial ?
J’ai vainement cherché un texte antérieur. Il me semble que nous avons affaire à un syncrétisme entre deux thèmes, l’eschatologie messianique judéo-chrétienne – dont il ne faut pas oublier qu’elle avait d’ores et déjà influencé nombre de mouvements au sein de l’empire, en particulier gnostiques, au delà de la synagogue et de l’église – et la sacralité indoeuropéenne du roi. Et là nous touchons au cœur du problème. Le pharaon égyptien est sacral parce que grand-prêtre ; le lugal suméro-babylonien remplit une fonction impériale d’unité mais n’est pas particulièrement sacralisé ; alors qu’est-ce qui a bien pu donner aux Indoeuropéens d’avant l’Inde et d’avant l’Europe l’idée d’une consubstantialité mystique entre le roi et son royaume ? Alors qu’ils n’avaient encore ni cités-états, ni agriculture, ni écriture ?
Le terme indoeuropéen racine (qui doit être, je recompose de mémoire, une onomatopée imprononçable du type *regh) a donné deux mots français en bout de chaîne : roi et riche. Tout semble tourner autour de la notion d’abondance. Ceux qui sont obnubilés par la hiérarchie, la dominance, le concept de chef ont tendance à ne plus voir cette donnée essentielle : le roi est sacral parce qu’il assure la survie de son peuple, une fonction nourricière, une connivence bienheureuse avec les forces de la nature. La fonction guerrière, défensive ou conquérante, en découle logiquement. Tout cela remonte très loin, sans doute à la jointure d’une culture de chasseurs-cueilleurs et d’une culture d’éleveurs nomades quelque peu pillards (vous connaissez sans doute cet hymne védique qui fait l’éloge de la razzia). Le moyen âge qui a retrouvé et exprimé tous les concepts importants de la culture indoeuropéenne, à commencer par la trifonctionnalité, comprenait encore tout cela. Chez Chrétien de Troyes, vous avez le « riche roi pêcheur » ; riche de quoi ? du Graal, d’un vase mystérieux qui distribue à tous la nourriture belle et bonne qui comble au delà du besoin. J’ai conscience, en écrivant cela, d’aller à l’encontre de nombre d’illusions basées sur la division trifonctionnelle, comme l’idée que le « prêtre - juge » serait plus que le guerrier et ce dernier plus que le producteur, paysan ou artisan. Cette hiérarchisation semble fort tardive, comme d’ailleurs le développement de clergés en Inde (brahmanes), en Iran (réforme de Zoroastre), en Grèce (héritage crétois ? influence égyptienne ?) et à Rome (mais les Flamines sont-ils des prêtres ?), et peut-être en Gaules (druidisme) ; elle n’a rien d’universel dans le monde indoeuropéen, n’en déplaise à Guénon qui s’est bloqué sur l’Inde assez tardive du Vedanta et l’a confondue avec « la » tradition.
Le riche n’est pas l’avare ni le jouisseur prédateur – deux attitudes toujours flétries – mais celui qui suscite l’abondance et la redistribue. On voit d’emblée le lien avec la paternité dans une famille élargie et donc l’extrême antiquité de cette notion. Paradoxalement, les peuples indoeuropéens qui semblent presque les seuls (avec la branche juive des sémites, peut-être aussi avec les peuples « ligures » mais nous savons si peu de choses sur eux…) à avoir profondément sacralisé la paternité sont aussi ceux qui ont assuré à la femme un statut de quasi égalité et, en tout cas, de grande liberté. Voir les dialogues entre Ulysse et Nausicaa, entre Ulysse et sa vieille nourrice, et les relations conflictuelles des Olympiens – et comparer avec le livre biblique d’Esther. Mais je m’éloigne de notre thème de référence.
La nostalgie du « grand monarque » serait donc celle d’un père archétypal, donateur de vie et d’abondance, de paix et de fécondité, lequel en même temps achèverait l’histoire – du moins la part chaotique de l’histoire, celle qu’on a pu qualifier « pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot ». Un jour, la vie sera un long fleuve tranquille…
Aucun roi concret, aucun chef d’état ne saurait même approcher de cette image du Père idéal. Ne nous leurrons pas, tout homme est faillible. Chaque fois qu’un peuple a projeté cette nostalgie sur un souverain réel, cela s’est mal terminé et dans la déception, voir le mouvement gibelin en Italie médiévale ou, plus proche de nous, la fin politique piteuse de quelques « hommes providentiels » comme Charles de Gaulle ou Boris Eltsine. Aussi je me méfie des mouvements qui proposent dans cet esprit une restauration royale en France mais plus encore peut-être de ceux qui rêvent d’un nouvel empire carolingien où l’empereur d’Europe coifferait les rois locaux des anciens états-nations. Ce réveil gibelin, souvent inspiré à la fois de Maurras et d’Evola, a pour moi le défaut de vouloir forcer l’incarnation du mythe et tous les exemples historiques d’un tel forçage, quel que soit le mythe choisi, ont abouti au pire au désastre et au mieux au ridicule, lequel a au moins l’avantage de n’être pas sanglant. Je sais bien qu’Otto de Habsbourg aimerait recevoir la couronne d’une Europe politiquement unifiée et qu’il le laisse entendre ici et là. Peut-être, d’ailleurs, a-t-il personnellement l’envergure d’un chef d’état – j’ignore tout de son programme et ne saurais donc en juger. Mais l’Europe impériale dont il rêve a-t-elle la moindre chance de se constituer et, si elle se constituait, de durer au delà de lui ? Parmi les nombreuses ligues de cités grecques réunies autour d’Athènes, l’une d’elles ressemblait à l’Europe de Maastricht et autres traités : assemblée commune, monnaie commune, un corps de magistrats assez ressemblant à l’actuelle Commission, chaque cité gardant toutefois sa personnalité – et rien de prévu pour qui voudrait se retirer. Corinthe en eut assez un beau jour, Athènes et les autres n’acceptèrent pas son départ, cela se régla dans un bain de sang. Je ne pense pas que nous soyons plus sages que nos ancêtres grecs et le XXe siècle a prouvé que modernité et barbarie pouvaient faire assez bon ménage.

(à suivre…)

[1] Le président d’Oniros, en dehors de son intérêt scientifique pour le rêve, militait activement chez les Verts. Son engagement écologiste n’était pas totalement étranger au choix du thème d’expérience. Si le rêve planétaire avait fait surgir des idées neuves, il se serait fait un plaisir de les répercuter auprès de ses amis politiques. Mais cet engagement, même si le reste de l’équipe ne le partageait pas, nous a sans doute masqué un élément pourtant présent dans notre enquête. Il me faudra un jour reprendre ce corpus. Il pourrait nous apprendre comment le rêve retravaille les données médiatiques et transforme une propagande en évidence, comment il intervient dans la formation d’une cascade d’opinion.
[2] Seuls deux rêves sur plusieurs centaines s’écartaient clairement de la thématique.
[3] Voir Geneviève Béduneau, « L’arbre-rêve, essai de mythanalyse », Oniros, 1992 ; et « A la recherche de l’inconscient collectif », Rêver n°1, 1996.
[4] Ce ne sont pas ses seules fonctions mais on a pu mettre celles-ci en évidence avec les méthodes et les protocoles de la psychologie expérimentale. C’est donc le minimum sur lequel psychologues et neuropsychologues s’accordent.
[5] Malheureusement, l’équipe qui avait élaboré le questionnaire ne cherchait pas les mêmes choses que moi et l’on sait qu’en sciences, la réponse dépend beaucoup de la question posée. Elle s’intéressait aux relations familiales et rien d’autre n’est apparu.
[6] Communication au colloque interdisciplinaire organisé par Oniros et l’European Association for Study of Dreams (EASD) à l’université libre de Mons en 1992. Il faut noter que Murillo n’a pas que des victimes dans sa clientèle mais aussi d’anciens bourreaux et que leurs rêves sont étrangement semblables.

Sunday, September 17, 2006

Mémoire (3)

Avant de continuer à explorer les chemins d’empire, il est bon de comprendre ce qu’est la pensée mythique, sa permanence, sa fonction. Les réflexions qui vont suivre furent écrites dans un autre contexte pour une publication dans Liber Mirabilis. J’en extrais quelques passages éclairants pour notre propos.
La période hellénistique, dont la fin coïncide avec le déploiement de Rome et sa transformation en empire à l’époque d’Auguste, offre à notre temps un miroir assez fidèle, si l’on en croit du moins la description qu’en donne Maurice Croiset : attraction de la vie urbaine au détriment des campagnes, émergence d’une « aristocratie de richesse » et d’une pléthore de fonctionnaires, et, dans les mégapoles telles qu’Alexandrie ou Pergame, « une foule mal définie, masse confuse, dans laquelle se mêlent des hommes de conditions et de professions diverses, souvent même différant les uns des autres par leur religion et leur nationalité, que n’unit d’ailleurs aucun esprit civique, multitude tantôt passive tantôt turbulente, agitée parfois de mouvements brusques et violents, mais incapable d’une action concertée et continue[1] », où seule l’oligarchie maintient un niveau culturel convenable, quoique sans originalité. Le portrait s’appliquerait aisément, sans qu’on en change une virgule, à New York, Paris ou Sidney de nos jours. Et c’est aussi l’époque où fleurit un agnosticisme de bon ton, le scepticisme et le relativisme philosophiques en lesquels s’épuisent les percées rationnelles de la logique d’Aristote, tandis que les sciences mathématiques et physiques progressent à pas de géant et que se constitue l’histoire en tant que discipline propre. L’hégémonie dès –171, puis la domination politique directe de Rome à partir de –31 ne feront qu’accentuer ces tendances.
Deux siècles plus tard, au cœur de ce que Dodds nomme « un âge d’angoisse[2] », les religions de salut comme le culte d’Asklepios, celui d’Isis, celui de Mithra, le christianisme, les diverses écoles gnostiques, l’hermétisme et le judaïsme renouvelé par trois ou quatre grandes écoles théologiques déferlent et submergent en quelques décennies ce qui pouvait demeurer de ce monde élégamment agnostique. Toutes les tentatives pour juguler ou réguler ce raz-de-marée, en particulier les divers édits impériaux de persécution qui, on l’oublie souvent, n’ont pas touché que les premiers chrétiens, se sont révélées parfaitement inefficaces. Le monde redevient religieux pour environ quinze siècles et, pour le même laps de temps, la pensée mythique l’emporte largement sur la pensée rationnelle.
Que signifient ces basculements que l’on peut observer à plusieurs reprises dans l’histoire de l’humanité, celui des premiers siècles dans l’espace hellénistique n’étant que le mieux étudié mais ne représentant pas une occurrence unique ? Ne commettons pas d’erreur de perspective. Ce ne sont pas les invasions « barbares » qui, comme le croyaient les historiens du XIXe siècle, ont fait reculer la « civilisation » et détruit la science antique. C’est plutôt le retour du sacré, du religieux et de la pensée mythique qui permit plus tard à l’empire de supporter le choc des migrations germaniques et slaves et de maintenir le germe d’une civilisation nouvelle, au prix de quelques remaniements politiques. Nous savons désormais que l’Europe franque, burgonde ou gothe s’est construite en préservant bon nombre des institutions du Bas-Empire, à commencer par la langue latine, et que l’orient bulgare, serbe, puis russe s’est de même approprié rapidement la culture byzantine. Et tous ces peuples venus battre à l’intérieur du limes romain, s’ils n’étaient pas chrétiens avant même leur entrée sur le territoire de l’empire, le devinrent très vite, assimilant du même coup la culture écrite et nombre d’usages de la vie quotidienne. Le choc culturel aurait été beaucoup plus grave si les migrations s’étaient opérées dans l’univers agnostique du Haut-Empire. Notons aussi que le retour du sacré et de la ferveur après une période agnostique s’est produit à la même époque dans l’empire chinois, la première communauté bouddhiste s’installant vers 60 de notre ère et l’expansion de la nouvelle religion datant surtout du IIIe siècle. Là comme à Rome, les interdictions et persécutions successives ne purent endiguer le renouveau spirituel. Là comme à Rome, les « barbares » mongols venus ensuite se sinisèrent rapidement, adoptant le nouveau culte et non le confucianisme épuisé.
Cette alternance de courtes périodes de doute métaphysique accompagné d’une forte curiosité scientifique, trois à quatre siècles en moyenne, et de longues périodes d’au moins un millénaire où dominent la pensée mythique et l’ardeur spirituelle, la soif d’expérience du divin, s’est reproduite trop souvent dans l’histoire connue pour ne pas correspondre à une nécessité profonde en l’homme. Cet antagonisme était déjà connu des Grecs de l’antiquité classique qui distinguaient au moins deux modes de la parole et de la pensée qui la sous-tend, le muthos, discours chanté porteur de la mémoire collective et des aventures des dieux[3], et le logos, discours rationnel argumenté. Il est d’ailleurs intéressant de suivre l’évolution de ces deux termes. Chez Homère, muthos signifie simplement discours ou conversation par opposition à ergon, l’action. Comme eût dit le perroquet de Zazie, « tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire » ! Mais comme il faut parfois parler avant d’agir, le terme muthos s’emploie aussi pour les ordres que donnent les généraux de l’Iliade et pour les décisions et projets d’Ulysse, ou des dieux, dans l’Odyssée. Hérodote le prend dans le sens de récit que confirment des témoins. Chez Sophocle, ce n’est plus que la rumeur ou le message transmis, avec tout leur poids d’invérifiable. A la génération suivante, Platon l’emploie dans le seul sens de fable ou d’apologue, l’opposant à alètheia, la vérité[4], et à logos, qui désigne toujours sous sa plume la raison ou l’affirmation démontrée. Et le IVe siècle athénien est l’une des périodes de montée de l’agnosticisme. A l’époque hellénistique, Plutarque ne l’utilise plus que dans l’acception moderne pour désigner des récits fabuleux, contes, légendes, voire mensonges purs et simples.
Le terme logos n’apparaît pas dans les textes archaïques. On commence à le rencontrer chez Hérodote où il remplace muthos quand il s’agit d’opposer la parole à l’action. Il oppose aussi logos en tant que parole projetée vers l’extérieur à noô, l’esprit, l’intelligence ou la pensée, dimensions intérieures de l’homme. Mais c’est aussi, chez lui, la décision, la résolution, la mention faite et donc la renommée, le bruit qui court, les traditions historiques, l’opinion. Lycurgue l’oppose à alètheia en tant que discours à bien distinguer de la réalité : nous dirions aujourd’hui que la carte n’est pas le territoire. Tous ces emplois, notons le, reprennent les sens primitifs de muthos au moment où ce dernier terme glisse vers les notions de récit invérifiable et de conte. Ils ne font donc que combler un vide sémantique. Mais à partir de Platon, logos subit lui même un glissement de sens antagoniste à celui de muthos et va désigner la discussion philosophique, la parole fondée en raison, la relation, la proportion, l’analogie, la parole explicative, la science.
Dans les faits, ces deux modes de la pensée coexistent toujours et l’on ne rencontre aucune culture que l’on pourrait qualifier d’unijambiste de l’esprit. Ce qui évolue de manière, semble-t-il, cyclique, c’est le rapport de valeur entre les deux, l’accent mis collectivement sur l’un ou l’autre comme donateur de sens et fondement existentiel. La fonction du logos est évidente et sa fécondité indéniable lorsqu’il s’agit de comprendre comment fonctionne l’univers, la matière et, dans une large mesure, le vivant. Comme nous sommes encore largement tributaires d’une de ces périodes où l’on valorise le discours rationnel et le scepticisme philosophique, celle du muthos nous apparaît moins clairement et c’est donc ce dernier qu’il convient de scruter.

Comme lors du basculement hellénistique vers le logos, les deux derniers siècles ont connu une ample littérature de commentaires et d’exégèses des anciens mythes, d’autant plus approfondie qu’ils ne servaient plus de support à l’expérience religieuse. Mais en dehors de cette logorrhée sur les fables mortes, on a vu surgir ce que Bertrand Meheust nomme des « parenthèses sémantiques », des zones de déni du sens où certains thèmes de recherche sont d’autant plus interdits à l’université que personne ne les a rejetés consciemment du champ de la pertinence. Nous n’avons pas affaire à la condamnation de l’impossible quadrature du cercle par l’Académie des sciences mais à des points aveugles. C’est ainsi que des phénomènes de société pourtant largement couverts par les media n’ont même pas intéressé les sociologues. Tous ces points aveugles, ou presque tous, concernent soit des facultés humaines ou animales qui remettraient en cause le modèle insulaire de la conscience, soit l’émergence sauvage de quelque réenchantement du monde, de ce que l’ethnologue Michel Boccara nomme des « vécus mythiques » et définit comme la rencontre spontanée avec des entités présentes par ailleurs dans les contes de la tribu. Chose plus étrange, une bonne part des thèmes voilés par ces parenthèses sémantiques provoquent non seulement l’indifférence de toutes les Sorbonne mais aussi le mépris d’une bonne partie des théologiens des « grandes religions » et des théoriciens reconnus de l’ésotérisme occidental. Ce dernier fait montre la puissance du rejet de la fonction mythique active dans une période comme la nôtre ; et il faut admettre que les religions socialement admises ne le sont qu’au prix d’une édulcoration de leur contenu et que l’ésotérisme acceptable en bonne compagnie n’est le plus souvent qu’un conservatoire de mythologies ou d’arts sacrés refroidis.
Pourtant, si nous observons ce qui surgit, vivant et virulent, dans les zones « sémantiquement incorrectes », le paysage change du tout au tout. Des auto-stoppeurs fantômes envahissent les routes pour mettre en garde les conducteurs contre des accidents potentiels, la plupart des apparitions mariales prennent place entre 1860 et nos jours, dont plus de 80% non reconnues par l’Eglise catholique, des hommes sauvages analogues à ceux que l’on rencontre au portail des cathédrales médiévales arpentent les plus hautes montagnes ou les forêts d’Amérique du nord sous les doux noms de yéti, bigfoot ou wendigo, laissant sur le sol des empreintes dont on a pu tirer des moulages, d’étranges lumières sillonnent les cieux sans se soucier des couloirs aériens et laissent parfois une trace fugace sur les radars, une insolite géométrie fractale envahit les champs de blés comme au temps des procès de sorcellerie où on attribuait de tels crop circles aux moissons du diable. Des gens tout ce qu’il y a de plus ordinaires voient le ciel s’ouvrir aux frontières de la mort ou pratiquent la magie, inventant au besoin des rituels que n’aurait pas reniés Apollonius de Tyane, jamais tant de voyants, astrologues ou dénoueurs de sorts n’eurent pignon sur rue — sauf peut-être, si l’on en croit chroniques et archéologie, à l’époque hellénistique. Et, outre les minorités « intégristes » des religions historiques, une foule de mouvements spirituels émergent, au point que l’on songe aux arguments de saint Irénée s’excusant de ne présenter à ses lecteurs que les plus connues des écoles gnostiques : il en apparaissait une tous les quinze jours et il ne pouvait plus suivre l’actualité[5].
Toutes ces émergences ont pris place entre la fin du XIXe siècle et le début du XXIe, c’est à dire qu’elles sont contemporaines de la montée de l’agnosticisme dans la société et de sa victoire dans les universités. Elles ne touchent pas, comme l’idéologie dominante le voudrait, les couches pauvres et peu instruites mais une petite frange de chaque catégorie sociale et, selon des études pointues menées indépendamment par deux équipes de psychologues, des gens tout à fait « normaux ». Force est donc de constater que la mythopoièse n’est pas le fait du passé et ne se confine pas dans la sensibilité artistique, qu’elle demeure active jusque dans une période d’agnosticisme triomphant, mais tout se passe alors comme si, malgré son caractère souvent ostentatoire, une barrière ou une censure s’établissait, empêchant sa reconnaissance collective.
Existe-t-il une censure symétrique à l’égard du logos lorsque se produit le basculement vers une forme de civilisation irriguée par un mythe actif ? Il faut à ce stade distinguer entre idéologie, science et technique. La pensée logique appliquée à l’œuvre dans la matière ne disparaît jamais, pas même de la représentation consciente : il faut toujours des architectes pour élaborer un temple, il faut aussi des routes, des outils, des maisons, des bateaux… Mais il est vrai que dès le Haut Empire, la science pure stagne. Quant au doute philosophique, il est forcément balayé et marginalisé lors du retour en force de la pensée mythique. La réintroduction d’Aristote dans l’université médiévale a fait scandale.

(à suivre…)

[1] Maurice Croiset, La civilisation de la Grèce antique, Payot, Paris, 1969, p.247.
[2] E.R. Dodds, Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse.
[3] C’est le terme que nous avons décalqué en mythe.
[4] Littéralement l’absence d’oubli. Vérité et mémoire se confondent.
[5] Cette remarque se trouve dans le chapitre introductif du Contra Haereses.

Thursday, September 14, 2006

Mémoire (2)

Lorsque l’empereur Dioclétien voulut faire de l’empire le creuset d’une nouvelle humanité plus parfaite que celle du jour, l’une de ses premières mesures fut une réorganisation administrative complète. Il changea toutes les limites territoriales, regroupa, sépara, renomma jusqu’à obtenir une série d’entités entièrement neuves. La Constituante brisa les provinces de France en départements dont le nom même signifie séparations ; elle découpa, regroupa, renomma dans le but explicite d’effacer les anciens sentiments d’appartenance, les fidélités et les habitudes. Nous n’avons guère de témoignages sur le résultat de la réforme de Dioclétien. Elle a d’abord débouché sur une guerre civile de grande ampleur après la démission des deux premiers augustes, vingt ans de combats jusqu’à ce que Constantin se retrouve seul au sommet de l’empire ; puis avec le succès grandissant du christianisme, les nouvelles provinces se confondirent avec les structures locales de l’Eglise au point qu’on ne peut dire si les sentiments d’appartenance dont on a trace un siècle plus tard venaient du remplacement des générations, du succès de la manœuvre impériale ou de la foi. Il est évident que Constantin n’a pas abandonné le projet de renouveler en profondeur l’humanité ; il a misé sur le Christ plutôt que sur un soleil abstrait et métaphorique mais il me semble significatif que, depuis son règne, on ait appliqué au Christ dans la liturgie le qualificatif de Sol Invictus ou Sol Iusticiae, Soleil invaincu, Soleil de justice, autrefois utilisé pour le Dieu des philosophes (et de l’empire) ou pour le culte de Mithra. Nous pouvons évaluer, par contre, l’impact de la création des départements du point de vue de la psychologie sociale. En un mot : nul. Les gens ont continué de se dire d’un pays plutôt que d’un canton, d’aller au marché dans les mêmes villes, d’y envoyer leurs fils aux écoles tant que la carte scolaire n’a pas été rendue obligatoire et l’apprentissage par cœur des départements avec leurs préfectures et sous-préfectures n’a renforcé que le sentiment d’appartenance nationale, lequel existait au moins depuis la guerre de cent ans. Les amuseurs de la télévision naissante ne s’y sont pas trompés en créant Intervilles et l’on remarquera que les fédérations sportives avaient fait le même choix, mettre en compétition des équipes de villes héritières des anciens pays plutôt que des équipes départementales. Le succès des régions qui ressuscitent peu ou prou les provinces confirme que la mémoire collective vivante n’a pas intégré les limites administratives imposées par décret.
Depuis qu’existe l’utopie d’un gouvernement mondial capable d’éviter les guerres et de faire marcher le commerce, il semble évident qu’il doit regrouper des entités administratives régionales et locales. Techniquement, un tel gouvernement serait un empire, une entité supranationale mais aussi et surtout supra-linguistique et supra-culturelle. Encore une fois, ma démarche est de mettre entre parenthèses pour l’instant la question de sa possibilité et celle de son opportunité pour me concentrer sur ce qu’impliquerait sa création. Comme le simple bon sens montre que l’empereur ne va pas examiner lui-même l’installation du tout-à-l’égout à Trifouilly les Marguerites ni même le sens de circulation dans le détroit de Gibraltar, la nécessité de centres de décision plus locaux, d’une cascade de tels centres s’impose. Deux écoles rivalisent quant à la définition de ces centres secondaires. Pour la première, les frontières définies depuis la seconde guerre mondiale sont intangibles et ce sont les Etats actuels, ainsi que leurs composantes administratives qui doivent se transformer en gestionnaires de tout-à-l’égout, en d’autres termes perdre leurs capacités législatives ou régaliennes pour une simple compétence réglementaire. Pour la seconde, il s’agit de briser les vieilles nations en les remplaçant par des entités régionales plus vastes et des entités locales plus petites, de refaire en somme le travail de Dioclétien ou le coup des départements.
Lors du débat à la Constituante, quelqu’un avait proposé de découper la France en carrés égaux, certes un peu grignotés par la mer le long des côtes, mais satisfaisants pour la raison. Cette carte abstraite, superposée au territoire réel, n’a pas tenu deux heures : impossible de tracer le carroyage sans couper des villes en deux et parfois en quatre. Et puis le territoire réel, c’étaient des montagnes, des rivières, des routes sinueuses avec leurs relais de poste. Ici, un coin du carré manquait de pont pour se rendre à la préfecture ; ailleurs, il fallait tenir compte des routes pour que les paysans se rendent au marché, contourner un massif montagneux, éviter un chemin dangereux. La raison mathématique dut s’incliner devant la raison pratique et, finalement, les départements furent encore plus découpés et emboîtés comme des éléments de puzzle que les anciennes provinces et les diocèses d’antan. Même les colonisateurs de l’Afrique opérant sur la forêt vierge ou les Etats-uniens dans leur marche vers l’ouest n’ont pas réussi à découper le territoire en carrés. Méridiens et parallèles finissent toujours par se briser sur une montagne, un lac, une vieille route impossible à déplacer. Exit donc le principe géométrique pour redéfinir les territoires.
Garder intangibles les frontières actuelles offre deux désavantages. Elles peuvent renforcer le sentiment d’appartenance, le patriotisme de grand-papa, au lieu de le dissoudre dans une indifférence de bon aloi ; mais si ce sont des limites récentes et plus ou moins artificielles comme celles dont l’Afrique a hérité au moment de la décolonisation, elles peuvent être remises en cause par des identités historiquement plus anciennes. Les briser et les remplacer suppose de se demander sur quels critères et, là, une contradiction saute aux yeux. Les cartes virtuelles éditées par les think tanks d’inspiration allemande privilégient en Europe les critères linguistiques, quitte à réactiver des langues ou des dialectes en voie de disparition, quitte à les imposer où personne ne les parlait autrefois si ce n’est à inventer des différences où il n’en existait pas. Comme disait mon amie Nada, lisant que je ne sais quel intellectuel local avait traduit un roman de serbe en croate, ou en bosniaque, j’ai oublié lequel[1] : « Il n’a pas du beaucoup se fatiguer ! » Les cartes du Moyen-orient révisé que publiait en juin 2006 l’Armed Forces Journal et qui sortent des tiroirs du Pentagone opèrent un nettoyage ethnique virtuel, créant par exemple un Béloutchistan libre et un Kurdistan du même, ainsi qu’un Etat Islamique Sacré autour de La Mecque et de Médine[2]. En d’autres termes, pour détruire les Etats nations actuels, on tend à revenir à des structures archaïques, à raviver d’anciennes cultures à moins que l’on ne s’appuie sur les religions localement dominantes, revenant au principe cujus regio, hujus religio, le fin du fin de la liberté de conscience après la guerre de trente ans.
Nous verrons plus loin à quel point c’est un piège.

Si l’idée d’un gouvernement mondial excite l’imaginaire des cartographes en chambre, la tabula rasa qu’elle semble exiger pour refondre la géographie s’accompagne d’un arasement de la mémoire collective. Deux méthodes se disputent la vedette[3]. La première consiste à fournir une version officielle de l’histoire via les manuels scolaires et les émissions télévisées, quitte à la faire protéger par le législateur. Comme dans les familles, on enfouit dans les placards si ce n’est dans les célèbres poubelles les cadavres gênants et tout ce qui contredit l’idéologie à la mode. En France, de réforme en réforme, on a pratiquement détruit l’enseignement de l’histoire, gommé les repères et remplacé la chronologie par des thématiques. Le résultat n’est pas loin du premier couplet du Lycée Papillon. Les gens du métier ont fini par hurler et signer une pétition pour enjoindre aux politiques d’arrêter le massacre[4]. On en a parlé… environ trois semaines. La législation continue de plus belle, la poussière est retombée sur les signatures et maintenant les associations d’idéologues s’attaquent au dictionnaire !
La seconde méthode n’opère qu’à partir de réseaux privés. J’en avais analysé il y a quelques années un exemple déjà ancien, la construction de la prophétie dite du grand monarque au XIXe siècle pour la propagande du comte de Chambord[5]. Mais à cette époque, les royalistes se contentaient de convoquer les visionnaires pour interpréter le futur comme en Grèce on consultait l’oracle quitte à graisser la patte de ses prêtres. Aujourd’hui, tout un courant, plusieurs courants même remplacent carrément le passé par une légende fabriquée. Il y a quelques jours à peine, un correspondant canadien me parlait de l’Atlantide comme d’une réalité et d’un tournant de l’histoire humaine ; il me demandait mon avis comme il aurait pu le faire à propos de l’invention de l’horloge à la fin du moyen âge. Et ce n’est pas un imbécile, qu’on ne se méprenne pas. Le succès du da Vinci code, livre et film, montre combien il est facile de remplacer l’histoire par un trafic de mythes. Dan Brown eut d’ailleurs des prédécesseurs plus talentueux puisque Michelet est parvenu à diaboliser Philippe le Bel pour deux siècles et que la réputation de Richelieu souffre encore de son mauvais rôle dans Les trois mousquetaires.
Dans les deux cas, que la trame des événements soit gardée et réinterprétée ou qu’on la remplace par une légende ad hoc, l’histoire se transforme en mythe. Il ne s’agit plus de patiente reconstitution scientifique des traces du passé, de réflexion et d’analyse, mais d’un tout autre mode mental, apparenté au rêve et à la métaphore, un mode d’autant plus puissant qu’entre l’élaboration mythique et l’action ne s’interpose plus le recul critique.

(à suivre…)

[1] Il n’y a qu’une langue, le serbo-croate, que l’on peut écrire soit en alphabet latin (croate), soit en alphabet cyrillique (serbe). Pour transformer le « bosniaque » en langue à part entière, une commission linguistique a transformé l’orthographe et introduit des h superfétatoires. Le « traducteur » n’a effectivement pas eu beaucoup de travail.
[2] Cette carte vient d’être commentée par Pierre Hillard, « La carte du Moyen-orient redessinée par le Pentagone », B.I. (Balkans Infos) n°113, septembre 2006. Première publication de cette carte en illustration de Ralph Peters, « Blood borders : how a better Middle East would look », Armed Forces Journal, juin 2006 et sur le site www.armedforcesjournal.com/debate/2006/06/1833899
[3] Tout est binaire, décidément, dans cette histoire.
[4] Ils y ont mis le temps. En 1986, Bertrand Meheust, Pierre Lagrange (qui ne passait pas encore à la télé) et moi-même (sous le pseudonyme d’Anne-Vève) avions dénoncé au passage, en parlant d’autre chose, l’annulation d’une thèse par décret ministériel. Aucun de nous trois ne soutenait les idées révisionnistes mais l’incursion des politiques dans une affaire strictement universitaire nous paraissait de très mauvais augure. Voir Meheust, Lagrange, Vève, « Humeur autour d’une bière », OVNI Présence, 1986.
[5] Geneviève Béduneau, « Trafic de mythes », Liber Mirabilis.

Monday, September 11, 2006

Mémoire (1)

Les lumières scintillent à l’horizon comme une mer de lucioles sous le ciel nocturne et brusquement, cadeau inattendu, un feu d’artifice superbe s’élève d’un des parcs, moutonnement d’arbres sombres, assez proche pour entendre crépiter les fusées et recevoir au moins une fois l’onde de choc, assez lointain pour ne pas en respirer la poudre ; un second lui fait écho, lointain, comme une réjouissance pour lilliputiens. Boude qui voudra ce plaisir que nos rois ne jugeaient pas si vil puisqu’on en tira pour le mariage du Dauphin Louis et de Marie Antoinette. Les Chinois ont découvert avec ces ballets de lumière un usage de la poudre plus intéressant que propulser des boulets de canon. Tout de même, ces deux festivités le même soir m’étonnent et je me demande ce que l’on célèbre. Puis cela me revient, on avait annoncé ce matin sur France-infos « la première fête de la Pleine Lune », dernière trouvaille du maire de Paris. D’autres villes ont fort bien pu lui emboîter le pas. Elle est là, plein est, blanche lueur dans les nuages, tache arrondie entre des traînées d’ombre. Silence et beauté, soirée parfaite ou presque.
De retour à ma fenêtre, un troisième feu d’artifice m’accueille, lointain lui aussi. Il suffit sans doute que ce soit un samedi soir pour que la fête éclate en fleurs de lumière éphémères mais cette histoire de Pleine Lune me trotte en tête. J’en avais écouté l’annonce avec un brin d’incrédulité. J’ai complété par réflexe : Pleine Lune de Wesak, mais la fête majeure du new age, instituée par Alice Bailey à partir de je ne sais plus quelle tradition exhumée et réinterprétée, se situe au printemps puisque c’est la Pleine Lune du Taureau. J’ai oublié si la Bonne Volonté Mondiale saluait ou non toutes les lunaisons en insistant sur Wesak. L’autre écho qui me vient en mémoire, c’est un passage d’Isaïe dans lequel Dieu tonne contre les fêtes lunaires, mais vérification faite, il s’agit des Nouvelles Lunes et d’opposer la sincérité du cœur aux préceptes rituels d’Israël. Une troisième pensée me traverse. D’après tous les travaux sur les rythmes biologiques, la Pleine Lune correspond à un temps de moindre activité biochimique. En Slovaquie, une équipe médicale a découvert ce pot aux roses en s’étonnant d’avoir moins d’entrées que d’ordinaire, ces jours là, pour coma éthylique ; comme les Slovaques boivent de la bière, les médecins ont soupçonné que l’explication résidait dans la moindre activité de la levure et la surveillance au laboratoire l’a confirmé. Plus tard, d’autres chercheurs ont corroboré et généralisé cet effet qui n’a rien de mystérieux. Les champignons microscopiques qui forment la levure de bière n’ont pas vraiment d’opinion ésotérique sur le monde mais ils ressentent comme tout le vivant les effets de marée et ceux de la lumière. Instaurer une fête à la Pleine Lune n’est pas si bête si l’on tient à minimiser les ivresses. Mais pourquoi une fête de la Pleine lune ?
Si le modèle vient de l’hindouisme, on trouve effectivement une fête lunaire dans la fourchette septembre/octobre mais, si j’en crois Vladimir Grigorieff, cette fête des Lumières où l’on orne temples et demeures de guirlandes de lampes « prend aussi des allures de carnaval car elle rappelle qu’Indra, après l’avoir vaincu, autorisa le démon Bali à revenir, une fois l’an, sur terre[1] ». La PL de début septembre semble un peu tôt pour cette fête tout comme pour celle qui marque la sortie de la retraite d’été des moines bouddhistes. Quant aux célébrations de chaque PL dans le monde bouddhique, elles s’accompagnent, toujours selon Grigorieff, de confessions publiques[2]. Voilà qui pourrait devenir fort drôle dans le contexte de la mairie de Paris !
Mais s’il ne s’agit pas d’honorer une des communautés religieuses présentes dans la Ville Lumière, quel sens donner à cette initiative ? Avec la plus grande indulgence, on ne peut s’empêcher d’y voir une sorte de paganisme artificiel puisque les organisateurs ne peuvent ignorer l’importance du calendrier lunaire dans l’histoire religieuse de l’humanité ; s’ils l’oubliaient, les séries fantastiques américaines où l’on mélange allégrement tous les symboles en les détournant de leur sens initial viendraient leur rappeler le mythe du loup garou, ne serait-ce que celui là, ainsi que quelques éléments du folklore amérindien. Seulement, dans les villes, on la voit où, on la voit quand, la Lune ? Si l’on marche sur le trottoir, c’est lui qu’on regarde pour ne pas trébucher. A la rigueur, en passant, une vitrine… Au volant, on n’a pas le loisir de lever la tête et de contempler le ciel. Les squares ferment au coucher du soleil dans le meilleur des cas. Et chez soi, à part le voisin d’en face, le paysage est quelque peu restreint. Mimi Pinson peut-être depuis un vasistas sur le toit ou quelques fous poètes qui marchent sur le zinc parisien avec les chats pour compagnons… On ne la voit pas mais chacun sait que c’est un caillou mort grêlé d’impacts de météorites sur quoi l’on a marché et l’on marchera encore. Piètre perspective pour une fête !
A quoi rêve le maire de Paris ?

Cette fête lunaire dont les médias n’ont plus reparlé, étant revenus aux choses sérieuses que sont le foot et le rugby, me rappelle irrésistiblement Halloween et la transformation du Carnaval de ma ville natale en Fête de printemps. Sans parler de la transformation de Noël en Fêtes de fin d’année dans le langage politiquement correct. Paganisme artificiel, encore et toujours. Il s’agit bien entendu de remplacer les fêtes chrétiennes par des célébrations que je n’ose qualifier de laïques, tant est sensible la tentative de créer une religion supranationale, sans dogmes mais rythmée de festivités communes. Comme, en occident, la plupart des fêtes chrétiennes s’étaient substituées à leurs équivalents païens celtiques, il pourrait sembler qu’on tente de boucler le fil de la mémoire. Ce n’est pas si simple. Lorsque les évêques s’étaient finalement décidés à christianiser Samain en Toussaint suivie du jour de prière pour les défunts, à placer les Transfiguration dans les jours de Lugnasad et la Présentation du Christ au Temple (la Chandeleur populaire) à l’ancienne date d’Imbolc, les quatre fêtes celtiques[3] avaient été interdites en Gaules une première fois sous Claude, dans les années 40 du premier siècle de notre ère, avec le druidisme. Elles avaient été remises à l’honneur au IIIe siècle, lors du mouvement de retour au celtisme qui avait traversé l’occident de l’empire et débouché sur la sécession de Postumus. Deux mémoires se superposaient dans leur célébration, une mémoire paysanne très enracinée, relevant de ce que Braudel nommait le temps immobile, et une mémoire urbaine plus identitaire. Comme, dès le IVe siècle, les habitants des villes et les maîtres des grands domaines ruraux étaient chrétiens, ils avaient spontanément donné à ces célébrations une coloration chrétienne que les conciles locaux ne firent qu’entériner de guerre lasse après avoir vainement tenté de les extirper.
Aujourd’hui, même dans les pays les plus déchristianisés, il n’existe pas de mouvement spontané de retour au paganisme et les transformations « laïques » sont imposées d’en haut dans l’indifférence générale. Or toute une propagande tente de faire croire que la christianisation des fêtes et des lieux de culte avait été de même imposée par une autorité centralisée dont on chercherait vainement trace dans l’Eglise d’occident, pourtant, avant le XIe siècle. Le procédé allégué et l’indignation sous-jacente justifient par la bande les tentatives actuelles.
Il ne faut pas être grand clerc pour remarquer que ce que j’appelle un paganisme artificiel s’inscrit dans un projet plus grandiose, celui de l’unification de l’humanité : un gouvernement mondial surplombant des entités administratives régionales, une religion minimale commune et la liberté totale des échanges commerciaux. Née des horreurs de la guerre de Trente ans puis des longs conflits du XVIIIe siècle, cette utopie qui s’est assez vite imposée comme idéal explicite de la franc-maçonnerie régulière[4] n’est jamais qu’une variante de plus de la cité platonicienne. Les esprits caustiques relèveront que la franc-maçonnerie elle-même n’a pas su garder son unité, qu’elle s’est dispersée en obédiences aussi querelleuses entre elles que les Eglises et que cela augure mal de l’empire unique. Mais admettons. Admettons qu’une telle réalisation soit possible (première question non résolue) et souhaitable (deuxième question non résolue), il resterait encore la troisième question, celle des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir.

(à suivre…)

[1] Vladimir Grigorieff, Religions du monde entier, Marabout Université, Verviers, 1990, p. 267.
[2] Ibid., p.304.
[3] La quatrième est Beltaine, au 1er mai. Restée fête folklorique durant tout le moyen-âge, récupérée de manière dramatique lors des grandes grèves du mouvement ouvrier naissant, elle est devenue chez nous fête du Travail mais, étrangement, n’a jamais fait l’objet d’une christianisation. D’où le folklore de la nuit de Walpurgis en Allemagne. Cette omission corrobore mon hypothèse d’une christianisation par le peuple que les évêques ont fini par suivre.
[4] En particulier anglo-saxonne.

Friday, September 08, 2006

Troisième âge

Peu de gens ont conscience que l’expression troisième âge qui s’est imposée dans les textes officiels et les médias avant de rentrer dans le langage courant quand vieillesse est devenu politiquement incorrect renoue avec les racines indoeuropéennes de notre culture. Ce n’est pas le fait de le désigner par un nombre, jeu commun de l’Inde et du monde celtique, cette manière de nommer/compter a traversé toute l’Eurasie et c’est surtout en Chine qu’elle a fleuri. Les Grecs, les Latins, les peuples germaniques, nordiques et autres utilisaient plutôt vieillard, souvent synonyme de noblesse. Mais troisième âge possède un sens précis dans l’hindouisme et, si l’on étudie les usages traditionnels des peuples d’origine indoeuropéenne, il semble que ce sens corresponde à une conception commune de la vie sociale à l’instar de la tri-fonctionnalité dégagée par Dumézil.
Deux traditions vont nous permettre d’aborder cette question sur le plan théorique, celle de l’hindouisme védique et celle de Rome avant l’empire. Ce choix n’est pas arbitraire : ce sont les deux cultures avec écriture qui encadrent le monde indo-européen à l’est et à l’ouest. L’écriture et donc l’appui sur des textes nous apporte un peu plus de certitudes que la tradition orale. Même si nous n’avons l’écho que des représentations normatives, même si le quotidien, dans sa réalité et sa complexité, les a toujours débordées, les écrits nous donnent des points de repères quant aux mentalités. Les extrêmes géographiques sont aussi des extrêmes temporels, des bornes atteintes au terme d’un processus d’expansion culturelle ou de migration qui a pu prendre plusieurs siècles si ce n’est plusieurs millénaires ; on peut supposer qu’à ces extrémités, la déformation par rapport à la souche sera maximale ; de ce fait, les caractères communs ont de fortes chances d’appartenir à la culture racine. C’est la méthode utilisée en linguistique pour la reconstitution d’une ur-langue et Georges Dumézil l’a importée avec succès en mythologie comparée, ce qui lui a permis de dégager une représentation sociale tri-fonctionnelle commune à tous les peuples indoeuropéens. Bien évidemment, de tels résultats ne doivent pas être absolutisés. La même tri-fonctionnalité a débouché aux Indes sur un système rigide de castes, dans l’occident chrétien sur les trois ordres médiévaux, dans le monde scandinave sur une échelle de noblesse et dans le monde celtique sur un enseignement par triades. Pour ce qui concerne les âges de la vie, sans doute faudrait-il un travail aussi précis, aussi exhaustif que celui de Dumézil. Cet article n’a l’ambition que de tracer quelques pistes et de susciter une réflexion sur nos propres usages.
Pour une part importante, les âges de la vie dépendent de la vie même, de la réalité biologique. Toutefois aucune culture, et cela est essentiel, ne se contente du constat de la croissance pré-pubertaire, de la maturité en particulier sexuelle et du déclin des forces. Dans l’Inde védique où de nombreux rites accompagnent le déroulement de la vie, après l’imposition du nom qui reconnaît socialement la naissance, une initiation nommée upanayama opère le passage de la petite enfance, durant laquelle un garçon reste auprès de sa mère et plus généralement des femmes, à la société des hommes et l’enfance d’apprentissage. Elle a lieu vers 7 ou 8 ans. Nous retrouvons ce clivage de l’enfance en deux parties dans les usages romains qui distinguent l’infans laissé aux mains des femmes jusqu’à 7 ans du puer, terme qu’il faudrait traduire par mineur légal. Le fils d’un homme libre en sortira vers 14 ans ; un esclave ou même un serviteur affranchi resteront toute leur vie dans cet état de dépendance. Dans le monde celtique tel que le décrivent les légendes (bien que recueillies tardivement), c’est également vers 7 ans qu’un enfant sera mis en nourriture et passera donc du statut de bébé à celui d’apprenti.
Les textes sont moins prolixes sur le statut des filles. De mauvaises langues suggèreront que c’est parce qu’elles n’en avaient pas mais c’est plutôt parce que, durant toute la période de dépendance et d’apprentissage, elles restent dans l’univers féminin et que l’on ne peut donc pas fixer une limite précise à la fin du stade infantile. Dans le monde celtique où, la plupart du temps, elles sont mises en nourriture à l’instar des garçons, la limite se place aussi vers 7 ans. A Rome, une cérémonie d’abandon des jouets a lieu vers 12 ans, au moment de la puberté mais avant que la jeune fille ne soit légalement nubile. Elle correspond aussi à la sortie de la première enfance pour entrer dans l’apprentissage de la vie de femme.
La seconde étape essentielle, le second âge dans l’Inde védique, est celle du mariage. Au moins idéalement, l’éducation est achevée, le jeune homme possède le métier qui lui permettra de faire vivre une famille, la jeune fille sait accomplir ses propres tâches qui ne sont pas seulement ménagères et, surtout, tous deux sont aptes à célébrer seuls les rites domestiques, à commencer par l’agnihotra, la libation quotidienne de lait cuit dans le feu qui se célèbre au lever et au coucher du soleil. L’âge au mariage n’est pas facile à déterminer, d’autant que la rédaction du Véda s’échelonne sur près d’un millénaire et qu’il a pu notablement varier durant une telle période. Toutefois la complexité des rites et les trois jours de chasteté exigés des nouveaux époux suggèrent une maturité psychologique telle qu’il doit avoir lieu au plus tôt vers 18 ans, plus probablement entre 20 et 25 ans.
Dans l’univers indoeuropéen, avec l’exception notable des Francs ou du moins de leurs rois à l’époque mérovingienne, le mariage semble avoir été assez généralement monogame. Le divorce est possible mais rien ne l’encourage et l’on n’a pas dans les traductions du Véda accessibles en français de rite de répudiation. Il semble toutefois que deux cas de rupture sont prévus, la stérilité et l’adultère.
Rome représente peut-être une autre exception dans la mesure où l’âge au mariage était le plus souvent reculé jusque après 30 ans pour les garçons, entre 18 et 25 ans pour les filles[1]. Entre la sortie de l’âge puéril et l’entrée dans la virilité à partir de quoi le mariage était autorisé, les Romains comptaient deux subdivisions au moins, l’adolescence et la jeunesse.
Enfin, toujours à Rome, la virilité s’achève lorsque l’homme devient, vers 60 ans, un senex. Notre mot sénile qui en dérive a pris un sens péjoratif, celui d’une perte d’intelligence et de maîtrise corporelle mais cette vision de la vieillesse n’est pas celle de l’antiquité[2] puisque, étymologiquement, l’assemblée législative et administrative de Rome, le sénat, est un conseil des anciens, des seneces.
Bien qu’il n’y ait pas de rites pour le manifester, pas plus à Rome ou dans le monde celtique que dans le Véda, le passage à l’âge sénile (au sens romain) représente un bouleversement existentiel aussi important que l’initiation de l’enfant ou le mariage. L’homme se retire de la vie de métier totalement ou partiellement ; son rôle social sera celui d’un conseiller qui transmet l’expérience et le savoir, règle les conflits, édicte les lois. Encore aujourd’hui, l’hindouisme recommande un parcours existentiel en trois étapes : celle de l’étudiant, celle du maître de maison et celle du renonçant. Si la plupart se contentent en ce troisième âge d’abandonner les soucis du métier et de se concentrer sur l’accomplissement des rites et la méditation, il n’est pas rarissime de voir hommes et femmes rentrer dans un ashram, se faire ermites ou moines mendiants et pratiquer l’ascèse. Un enseignement assez commun précise que, lors de la jeunesse et du temps de formation, le jeune reçoit tout de la société ; à l’âge adulte, il paie sa dette en accomplissant ses devoirs de travailleur et de père ou mère de famille ; puis vient un temps où, dette sociale payée, il peut s’occuper de lui-même, c’est à dire de son âme et de sa vie spirituelle.

Le moyen-âge chrétien a retrouvé dans sa pureté la tri-fonctionnalité des origines indoeuropéennes et, du moins en occident, l’a théorisée, distinguant les oratores, ceux qui prient, les bellatores, ceux qui combattent, et les laboratores, ceux qui produisent. Ce retour explicite d’une idéologie peut-être implicite dans la culture racine néolithique ne laisse pas de surprendre dans la mesure où les institutions du regnum francorum, héritières de celles du bas empire autant que des traditions germaniques, ne prédisposaient pas à la constitution des trois ordres. Dans le monde franc, tout homme libre est à la fois un producteur et un guerrier ; si l’on trouve une stratification tripartite, il s’agit comme chez les autres peuples germano-scandinaves d’une échelle de noblesse considérée idéalement comme une échelle d’aptitudes[3]. Dans les institutions héritées de l’empire de Théodose, il existe une multiplicité de statuts semi-libres dont aucun ne correspond vraiment à la vieille tri-fonctionnalité. Par ailleurs, la structure synodale de l’Eglise ne recoupe pas les institutions juridiques malgré tous les efforts des empereurs chrétiens pour transformer les évêques en hauts fonctionnaires.
De même, la pratique tant romaine que franque ne donnait pas au senex le loisir d’une recherche spirituelle. Cela faisait longtemps que de jeunes hommes siégeaient au sénat, le titre même de sénateur était héréditaire depuis la crise du IIIe siècle et, lors de la christianisation de l’empire, on considérait plutôt que la vieillesse relevait d’une question privée, familiale. Pourtant, dès que se révèlent dans l’Eglise des saints non martyrs et que l’on écrit leur vie, une expression revient comme un leit-motiv : « Dès sa jeunesse, il semblait un vieillard par la sagesse. » Le thème du senex sage conseiller, porteur de la sagesse divine, se retrouve en permanence dans les textes hagiographiques et patristiques.
On pourrait penser qu’il s’agit d’une figure de style, un de ces balancements d’opposés chers aux orateurs, aux avocats, puis aux hymnographes. Mais avec le développement du monachisme, dès le IVe siècle et plus encore aux suivants, on voit la pratique suivre les mentalités. Les monastères, dès l’époque mérovingienne, vont assurer deux des tâches traditionnelles et recevoir, en plus des moines de première vocation, si j’ose cette expression, deux classes d’âge : pueri et seneces.
En fait, le manque de maîtres et d’écoles après la chute de l’empire d’occident se faisait fortement sentir. Si les enfants de paysans ou d’artisans pouvaient toujours recevoir un apprentissage des gestes du métier, il n’en allait plus de même de l’écriture et du calcul. Au concile de Vaison de 529, sous la présidence de Césaire d’Arles, les évêques décidèrent que les prêtres chargés des paroisses de campagne prendraient chez eux les jeunes lecteurs célibataires afin d’assurer leur formation. Le même Césaire autorisa les monastères de sa juridiction à recevoir des enfants. Il ne faisait qu’entériner une coutume de plus en plus répandue, celle de donner à Dieu dès la fin de la petite enfance les cadets en surplus[4] ; mais la qualité de l’instruction qu’ils recevaient a vite persuadé les familles héritières de responsabilités administratives de confier aux moines durant quelques années tous leurs enfants, sauf ceux dont le roi prenait en charge l’éducation à la cour. Très vite, il devint d’usage que la formation initiale d’un jeune noble, entre 7 et 15 ans environ, ait lieu dans un monastère tandis que sa formation finale se faisait à la cour ou aula, ce terme désignant alors l’administration fiscale, juridique et diplomatique du regnum. Les filles passaient également le plus souvent leurs années de formation auprès de moniales et ne revenaient dans leur famille que pour être mariées. Cette coutume mal maîtrisée, d’autant plus mal que les mariages, plus le temps passait et plus s’unifiaient les anciennes noblesses romaines et germaniques, devaient recevoir l’aval du roi qui, in fine, décidait presque seul des unions de ses leudes, entraîna un certain nombre de désordres. Des jeunes filles ayant reçu le voile furent tirées du monastère et mariées, parfois contre leur gré ; à rebours, celles que la politique abandonnait dans la clôture et qui n’avaient aucune envie d’y passer leur existence se révoltaient ou revenaient de leur propre chef dans leur famille[5].
Le rapport de la noblesse romano-franque au monachisme fut ainsi des plus ambigu tant qu’il s’agit des années de formation. Tous les historiens s’accordent à noter que la vie monastique exerçait toutefois un réel attrait sur les jeunes gens et les jeunes filles, et plus encore à partir de l’arrivée des Irlandais. En incise : la vie monastique dans les Gaules a deux racines. Celle de Provence dont Marseille et Lérins sont les phares trouve son origine dans la tradition cénobitique de Bethléem et Jérusalem et les usages grecs transmis par saint Jean Cassien ; celle de Touraine, transmise par saint Martin, vient plutôt de la Thébaïde grâce à l’exil du patriarche d’Alexandrie saint Athanase à Trèves. A l’époque mérovingienne, les deux traditions s’étaient mélangées. On distinguait encore pourtant des ambiances, des coutumes, un accent plus érémitique près de la Loire, plus communautaire au sud. Le style monastique recherché par les Francs sera surtout martinien puis irlandais donc, dans les deux cas, de tradition égyptienne. Lérins qui avait rayonné sur tout le siècle précédent entre dans un relatif déclin après l’épiscopat de Césaire. L’arrivée de saint Colomban va donner à la tradition martinienne le versant communautaire, cénobitique, qui lui manquait.
Le monastère redevient l’horizon de la noblesse franque lorsque la vieillesse s’approche, c’est-à-dire lorsque les enfants, devenus adultes à leur tour, se sont mariés ou ont embrassé la vie monastique. La vie de sainte Salaberge, au VIIe siècle, apparaît comme exemplaire. Elle fait partie de ces nombreux enfants de nobles bénis par saint Colomban de passage chez leurs parents et, comme la plupart de ceux-ci, aspire à la vie monastique. Vers 16 ans, elle s’enfuit de chez elle, se rend en pleine forêt des Vosges auprès de saint Romaric et lui demande le voile. Ce dernier accepte le principe à condition qu’elle obtienne d’abord l’accord de son père. Refus de celui-ci. Le roi a prévu un mariage et n’autorisera pas Salaberge à mener la vie monastique. La belle trépigne mais Romaric lui fait remarquer que la principale vertu du moine, c’est l’obéissance. La voici donc mariée. Veuve quelques mois plus tard, elle réitère sa demande et se heurte à un nouveau refus royal. On la marie une seconde fois au comte Blandin. Cette fois, le mariage va durer tant et si bien que Salaberge aura au moins cinq enfants qui tous entreront dans les monastères colombaniens[6]. Une fois le dernier oisillon parti du nid, les deux époux se séparent et rentrent chacun dans un monastère dont ils avaient été les bienfaiteurs laïcs.
Salaberge n’est pas une exception sinon pour sa réputation de sainteté. L’exemple de la reine Radegonde puis l’influence colombanienne vont drainer vers les monastères de nombreux leudes consacrant à la vie spirituelle la troisième part de leur existence, la plupart du temps dans un monastère qu’ils auront eux-mêmes fondés ou dont ils auront été les bienfaiteurs. Cet usage va se maintenir malgré toutes les vicissitudes de l’Eglise d’occident. C’est encore le choix du cousin germain de Charlemagne, le comte Guilhem, duc d’Aquitaine, qui termine sa vie comme ermite dans le monastère de Gellone [7] qu’il avait fondé.
La réforme clunisienne amorce une rupture. Il est frappant qu’au moyen-âge classique ce mouvement ne diminue pas mais les seneces qui rejoignent un monastère restent le plus souvent confinés dans un statut intermédiaire entre le monachisme et le monde, dans ce que l’on appelle alors la familia d’une abbaye. Cluny ne mélange pas les torchons et les serviettes, les jeunes gens que l’on forme à l’esprit de l’ordre et les anciens seigneurs moins malléables. Devant cet accueil mitigé, les sages vieillards en quête de vie spirituelle vont se tourner soit vers les monastères restés indépendants, soit vers d’autres ordres. En dehors des Antonins et de certains hospitaliers locaux du chemin de Compostelle, ils trouveront peu de réelle bienvenue. Le monachisme inspirateur de la réforme grégorienne se transforme en même temps que les structures ecclésiales et, s’il devient pour la papauté une formidable machine de pouvoir, il perd de sa sève spirituelle[8]. On verra plus aisément donner le manteau templier à tel seigneur sur son lit de mort pour en capter l’héritage que répondre à l’inquiétude spirituelle du troisième âge. Cette désaffection de l’Eglise relookée par Hildebrand pour une demande encore très vivace en particulier dans la petite noblesse et la bourgeoisie montante des villes explique en partie le succès des Cathares dans le sud, celui des Vaudois dans les Alpes et les Cévennes, mais aussi celui de Fontevrault et, vers la fin du moyen-âge, celui des béguinages. Les diverses persécutions ou, pour le moins, les tracasseries à l’égard de ceux qui ne quittent pas l’Eglise romaine mais tentent de s’y tracer un chemin vont très vite finir par avoir raison de la tradition des trois âges. Et jusqu’à nos jours les gens vieilliront comme ils pourront.
Il faut tout de même noter une anomalie. La tri-fonctionnalité réaffirmée s’impose à l’époque de la réforme grégorienne ; elle a d’ailleurs failli se cristalliser en un système de castes en occident autant qu’en Inde, surtout en France, en Angleterre et en Espagne. Au moment où resurgit dans les textes, clairement énoncé, le système idéal archaïque des peuples indo-européens, la résurgence vécue qu’était le système des trois âges de la vie sera méprisé puis combattu. Or le processus est à peu près identique aux Indes lors de l’établissement rigide des castes. Le respect des trois âges existentiels viendra de mouvements réformateurs comme celui des Pèlerins.

Au terme de ce tour d’horizon succinct, que conclure ? Le XXe siècle a retrouvé la notion des trois âges sans donner au troisième d’orientation ni de contenu autre que l’immédiateté des envies, avec pour résultat que la cessation du travail, en particulier du travail salarié, a débouché assez régulièrement sur un épisode dépressif. La question des retraites qui se pose de manière aiguë sur le plan financier ne l’a jamais été de manière satisfaisante sur le plan existentiel, d’autant moins que le réseau de relations sociales a tendance à se déliter hors du monde du travail et que la famille est éclatée dans l’espace sinon dans l’affectivité. On a proposé la culture, avec les universités dites fallacieusement inter-âges ; on a proposé le bénévolat associatif. Ce sont de fort bonnes choses qui suggèrent le retour d’un besoin de sens, du besoin d’un temps où, dégagé des obligations sociales, on s’applique à remplir sa vie de ce qui lui donne sens. Dès lors, nous ne sommes pas loin du « stade du renonçant » et de considérer la retraite comme le temps donné par Dieu pour le chercher et faire l’apprentissage de la vie spirituelle.

[1] Il nous en est resté le folklore de la coiffe de sainte Catherine dont on affublait jusque très récemment les filles célibataires de 25 ans. Il semblait entendu que, passé cet âge, une « catherinette » resterait vieille fille toute sa vie. L’usage n’est vraiment tombé que lorsque le mariage lui-même est passé de mode.
[2] On peut même se demander s’il n’y a pas eu, dans la foulée des épidémies, des famines et des guerres qui ont ensanglanté l’Europe à partir du XVIe siècle, quelque virus émergent du type maladie d’Altzheimer.
[3] C’est évident dans la Rigsthula. Le dieu Tyr visite tour à tour trois familles exemplaires et engendre des rejetons dans chacune d’elle. Il commence par les throell, terme généralement traduit par esclaves, mais la suite du poème montre qu’il ne s’agit pas d’une simple catégorie juridique ; le throell serait plutôt l’homme sans qualification, ce qui ne l’empêche pas d’honorer le voyageur divin et d’avoir du cœur. Vient ensuite le karl, le paysan artisan libre, l’homme qui connaît son métier et sait gérer son village avec ses voisins. Au sommet de l’échelle, on trouve le jarl, le noble, capable d’assurer des fonctions de commandement et d’administration. Mais il n’y a pas trace de la tri-fonctionnalité dumézilienne puisque jarl et karl assument à la fois la production de richesses et le service guerrier, et que le dieu visite et reçoit un accueil rituel des trois niveaux hiérarchiques. Le terme karl est assez honorable pour que le second personnage du royaume d’Austrasie, le maire du palais Pépin de Herstal, le donne comme prénom à son fils – lequel deviendra roi grâce à ses conquêtes.
[4] On ne sait pas très bien comment est venue cette coutume. Elle s’appuie sur l’exemple biblique de l’enfance du prophète Samuel, décalquée dans la littérature apocryphe chrétienne par l’enfance de Marie dans le proto-évangile de Jacques. En ce sens le monastère prend la suite du Temple. Mais il n’est pas neutre que ce soit Césaire d’Arles dont on connaît l’augustinisme strict qui ait le premier autorisé cet usage en Gaules car, en effet, la progression de l’augustinisme s’est toujours accompagnée d’une insistance sur l’A.T. et d’un retour à des usages judaïsants, sans qu’on puisse expliquer pourquoi sinon, peut-être, mais ce n’est qu’une hypothèse de ma part, qu’Augustin minimise la lecture symbolique de l’Ecriture Sainte au bénéfice d’une lecture plus littérale. Il semble plus un héritier de l’école d’Antioche que de celle d’Alexandrie.
[5] L’histoire a gardé trace de deux de ces désordres, la révolte d’une partie des moniales de Sainte-Croix à Poitiers après la mort de sainte Radegonde et l’escapade ratée de quelques jeunes filles d’Eboriac (Faremoutiers).
[6] Les cinq moines et moniales sont devenus tous des saints ; nous connaissons leur filiation grâce à leurs biographes. Il n’est pas impossible qu’en plus de ces derniers, il y ait eu des enfants morts en bas âge et d’autres qui aient choisi de rester dans le monde. En dehors des Vies de saints, les sources d’époque sont très lacunaires et l’établissement de généalogies toujours hypothétique.
[7] Actuellement Saint-Guilhem le Désert.
[8] Ce pourquoi les réformes ne cesseront de succéder aux réformes.