Monday, October 24, 2005

Rumeurs sur la Toile : le Bohemian Club sur la sellette

Article non publié dans B.I. faute de place (ah, l'actualité !), toujours sous le coude, mais en attendant, mieux vaut blog que tiroir...

Dans l’article que j’avais consacré au groupe de Bilderberg dans le n°89 de BI, j’avais cité en passant d’autres structures de connivence, dont le Bohemian Club, strictement réservé aux milliardaires mâles (après en moyenne 18 ans d’attente une fois la candidature posée), connu surtout pour son luxueux camp d’été au Bohemian Grove, un domaine boisé dans le comté de Sonoma où l’on « communie avec la nature » en pique-niquant au caviar et où, accessoirement, l’on discute des questions politiques du moment. Fondé en 1872 par un groupe d’artistes et de journalistes de San Francisco sur le modèle des clubs anglais, il passa très vite, dès 1880, entre les mains des hommes d’affaires et des politiciens ; depuis quoi les journalistes en furent progressivement bannis, discrétion oblige, et les artistes accueillis au compte-goutte.
Comme dans tout camp de vacances qui se respecte et comme ces messieurs ont en général tâté du scoutisme dans leur adolescence, on se réunit le premier soir autour d’un feu de camp. On trouve dans The Wasp du 22 août 1885 la description du premier rituel mis en scène par un comédien et un compositeur de San Francisco, inspirés manifestement par les carnavals du vieux continent puisque la cérémonie se terminait par la crémation du malheur de l’année passée sous la forme d’un mannequin squelettique surnommé Dull Care, enfermé dans un gigantesque couffin imbibé d’essence. La chaleur du brasier libéra une montgolfière elle-même embrasée qui s’éleva lentement dans le ciel nocturne. Et The Wasp de conclure que le spectacle avait enchanté la population. Depuis lors, ce rituel est repris à l’ouverture de chacun des camps d’été qui ont lieu traditionnellement la seconde quinzaine de juillet – mais si les officiants au pied d’une gigantesque chouette de béton portent toujours de longues tuniques rouges, blanches ou noires, si Dull Care est conduit au supplice sur la barque de Charon dont le nautonier dissimule ses traits sous une tête de mort (un souvenir des « pirates » du Skull and Bones de Yale ?), si le grand prêtre invoque l’oiseau nocturne en des termes que n’auraient pas rejetés les fidèles d’Athéna, « O Toi, grand symbole de la sagesse mortelle, Chouette de Bohême, nous T’en supplions, accorde-nous Ton conseil », la musique est désormais reprise du Fantasia de Walt Disney. Autre temps, autres mœurs… Il est vrai que Dull Care représente, selon The Progressive de janvier 1981, « les fardeaux et les responsabilités » qui pèsent sur les épaules des oligarques des affaires et de la politique. Ainsi les milliardaires s’amusent et la rumeur veut même que l’on ait vu danser ensemble, sous la pleine lune de juillet 2000, Dick Cheney et Colin Powell, ce qui choqua profondément la puritaine Amérique[1]. On ne précise pas s’ils avaient gardé leurs robes rituelles.
Passée cette ouverture en fanfare, les choses deviennent plus sérieuses. C’est au Bohemian Grove que fut prise en 1942 la décision de lancer le Manhattan Project qui devait aboutir à la bombe d’Hiroshima. Aujourd’hui encore, on ne réunit pas impunément des gens comme Henry Kissinger, les Bush père et fils, tous les anciens présidents des Etats Unis et nombre des Ex de par le monde si ce n’est des futurs comme le prince Charles d’Angleterre, la plupart des idéologues du parti républicain et l’aile droite du parti démocrate, Casper Weinberger, Frank Borman, David Rockefeller et autres banquiers, financiers, pétroliers, gros actionnaires de multinationales… Un programme de conférences bien choisies vient leur rappeler qu’ils sont censés diriger le monde. En 1991, Helmut Schmidt est venu évoquer « les énormes problèmes du vingt-et-unième siècle », tandis que Dick Cheney, pour ce même siècle, décrivait les « problèmes majeurs de défense ». Dommage de n’avoir que les titres de ces interventions, il serait piquant de comparer treize ans plus tard leur contenu avec la réalité. La même année, John Lehman envisageait les « armes intelligentes » (déjà !) et estimait à 200 000 les morts irakiens de la guerre du Golfe, tandis qu’Elliot Richardson plaidait pour « définir un Nouvel Ordre Mondial » – n’oubliez pas les majuscules, s’il vous plaît. Le plus inquiétant était peut-être l’intervention de Joseph Califano : « Révolution des soins de santé en Amérique. Qui vit, qui meurt, qui paie. » Ou la conférence donnée en 1994 par un éminent professeur de sciences politiques de l’Université de Californie sur « les dangers du multiculturalisme, de l’afro-centrisme et de la perte des limites de la famille », dans laquelle il faisait l’éloge des élites basées sur le mérite et le comportement[2] en précisant que l’on « ne peut permettre à des masses non qualifiées de décider de la politique ». Ah, qu’en termes galants ces choses là sont dites ! Mais nous voilà prévenus. Cela fait au moins dix ans que l’oligarchie américaine rejette consciemment la constitution démocratique des Etats Unis. Au fait, ce sont bien les mérites du multiculturalisme que l’on vantait à la même époque et un peu plus tard pour la Bosnie et le Kosovo ?
Le Bohemian Club ne serait qu’une structure de connivence parmi d’autres bien qu’un peu plus folklorique si, depuis 1980 et de manière de plus en plus insistante, il n’était l’objet d’une rumeur sinistre abondamment relayée par Internet. Cathy O’Brien et Mark Phillips décrivent le rituel devant la Chouette comme un culte démoniaque, retour à la fois au druidisme et à l’adoration de Moloch, accompagné de flots d’alcool, de drogue, d’homosexualité, de sodomie, de kidnapping, de viols et de pédophilie s’achevant par des meurtres rituels. Un article sur ce thème serait même paru en juillet 1993 dans le Santa Rosa Sun, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne figure pas dans la liste des grands journaux internationaux. Cathy O’Brien, qui se présente comme une victime du programme MK ULTRA[3], ce qui est fort possible, en garde une sensibilité à fleur de peau pour tout ce qui touche à la manipulation mentale. Mark Phillips est le thérapeute qui lui a permis de se reconstruire. Ils citent un survivant (anonyme) échappé du Bohemian Club : « Des esclaves d’âge avancé ou à la programmation défaillante sont tués sacrificiellement au hasard dans les bosquets de Bohemian Grove et j’ai senti que ce n’était qu’une question de temps avant que ne vienne mon tour… » Cette citation se retrouve sur une quinzaine de sites Internet en langue anglaise.
John DeCamp, dans son livre intitulé The Franklin Cover-Up, cite le témoignage de Paul Bonacci. Ce dernier aurait vu un snuff film, expression intraduisible désignant un film pornographique avec meurtre non simulé, où s’exhibait l’assassinat rituel d’un enfant le 26 juillet 1984 en Californie, dans « un endroit où il y a de grands arbres ». Lorsqu’on lui montre une photo en noir et blanc de la chouette géante du Bohemian Club, il identifie aussitôt le site comme étant celui du meurtre. Il y aurait eu une enquête de police stoppée au nom du National Security Act.
Au moins un et peut-être deux paparazzi d’un genre nouveau auraient réussi à se glisser dans le domaine malgré les gardes et les alarmes et à filmer la cérémonie de la Crémation de Dull Care. Le premier, en 1980, se nomme Rick Clogher ; le second, le plus virulent aujourd’hui, Alex Jones. C’est lui surtout qui interprète le rituel en terme de culte de Moloch et parle de sacrifices humains réels, en particulier d’enfants en bas âge.
Cette rumeur n’est pas neuve. Les historiens des mentalités la connaissent bien car elle revient de siècle en siècle flétrir la réputation des groupes marginalisés. On la trouve chez les Romains à l’encontre des premiers chrétiens, lorsque le culte n’ayant pas droit de cité se célèbre dans les catacombes ; elle ressort au moyen âge à propos de tous les groupes considérés comme déviants, depuis les disciples d’Eon de l’Etoile jusqu’aux Vaudois ; on la retrouve en Espagne lors de la reconquista, puis en Allemagne lors de la Grande Peste de 1348, lancée contre les Juifs ; durant les guerres de religion, chaque faction en fait grief à l’adversaire ; puis à partir de 1560, c’est l’une des accusations le plus souvent portées dans les traités contre la fantasmatique « synagogue des sorciers ». Et, last but not least, elle revient au début du XXe siècle dans les milieux de « catholiques intégraux » à l’encontre de la Franc-Maçonnerie.
Que signifie qu’elle resurgisse aujourd’hui contre le Bohemian Club auquel, nous fait-on remarquer avec insistance, George W. Bush est affilié ? Il pourrait certes s’agir d’un argument de campagne électorale trop au dessous de la ceinture pour être ouvertement lancé par le parti démocrate. Mais le fait même que l’on choisisse ce mythème du sacrifice rituel d’enfants et que l’impact soit patent puisque de nombreux sites rapportent la même histoire, n’est pas anodin. Notons d’abord que, pour la première fois dans l’histoire connue, le groupe ainsi livré en pâture à la vindicte des honnêtes gens est celui qui détient le pouvoir économique, politique et intellectuel[4]. La marginalisation ne s’opère pas comme autrefois en fonction de critères ethniques ou religieux, elle souligne et accentue la distance entre les élites et le reste du peuple.
On sait que les inégalités sociales n’ont jamais été aussi marquées que de nos jours, que partout les classes moyennes sont détruites en tant que telles (même lorsqu’elles gardent à peu près le même niveau de vie, elles ne remplissent plus leur fonction d’intermédiaire entre le haut et le bas de l’échelle sociale) si ce n’est détruites tout court par une paupérisation galopante. Mais, de plus, le pouvoir tend à l’éloignement. Encore à la veille de la révolution française, malgré la codification du rituel de cour, n’importe qui, aussi humble fût-il, pouvait s’adresser directement au roi au détour d’une allée. Le malheureux qui s’y risquerait à la Maison Blanche finirait étouffé sous le poids de cinq ou six membres du Service Secret avant même d’avoir ouvert la bouche ! Encore visite-t-on la Maison Blanche… mais allez donc sonner chez Bill Gates ou chez le PDG de votre compagnie d’électricité quand vous habitez la Californie et que vous êtes excédé par les coupures à répétition !
Cet éloignement des élites, cette cassure entre leur monde clos sur lui-même et celui des gens « ordinaires[5] », nourrit depuis plusieurs années les fantasmatiques du complot, l’idée qu’un gouvernement mondial secret, diabolique par essence, règne derrière les fantoches élus de l’état spectacle avec ou sans l’aide des « petit gris » dans leurs bases souterraines, modernes avatars des démons. Ces mythes, eux aussi récurrents depuis plus d’un siècle (les 200 familles, les 72 qui mènent le monde, les 7 ou 9 maîtres cosmiques incarnés, le roi caché de l’Agartha, etc.), prêtent aux puissants une unanimité qui n’a jamais existé et, paradoxalement, plutôt moins de cynisme qu’ils n’en ont vraiment. Mais le retour du mythème du sacrifice rituel de la descendance des autres marque une étape supplémentaire dans la rupture. Le peuple commence à rejeter viscéralement les élites hors de la sphère de l’humain – non vers le surhumain dispensateur de civilisation, de lumière et de bien comme lorsque l’on divinisait les empereurs antiques, mais vers l’infra-humain, vers le monstrueux, le déviant, le pur destructeur.
Les émergences passées de ce mythème ont précédé de peu des actions violentes contre les communautés accusées de se livrer à ces sacrifices impies. Sommes nous devant le prélude fantasmatique à des émeutes de grande ampleur contre les quartiers protégés de Los Angeles ou de Boston ? Déjà en janvier 2002, un homme de 37 ans nommé Richard McCaslin fut arrêté alors qu’il tentait de pénétrer en armes dans le domaine de Bohemian Grove, dans l’intention avouée de le détruire. McCaslin, qui revendique le pseudonyme de Patriote Fantôme et qui a été enfermé dans la section psychiatrique de la prison du comté de Sonoma, a déclaré être sain d’esprit, avoir soigneusement préparé son expédition et l’avoir décidée après avoir vu « la » vidéo de la Crémation de Care[6]. Il était sincèrement persuadé d’avoir affaire à des tueurs pédophiles sectateurs de Moloch. Ajoutons qu’un certain « Allen » qui se présentait comme un membre du Service Secret est venu à la demande du Bohemian Club l’interroger longuement dans sa cellule sans même avertir par courtoisie le shérif Mike Costa en charge de l’enquête officielle, ce qui n’a pas amélioré l’image du Club dans la région. Certes, ce n’est qu’un acte isolé, encore qu’il s’inscrive dans une mouvance qui se renforce de plus en plus, celle des groupes « patriotiques » d’autodéfense musclée, prêts à défendre les armes à la main ce qu’ils considèrent comme leurs libertés fondamentales et la moralité de l’Amérique. Mais demain ?
Les Etats Unis sont sans doute aujourd’hui le pays où surgissent le plus de rumeurs et de mythes à connotation politique. Il serait mal venu de les ignorer ou de les mépriser car ils traduisent, sur un mode onirique, les malaises et les souffrances d’un peuple à ne pas confondre avec ses dirigeants.

Geneviève Béduneau

Principaux sites consultés :
http://libweb.sonoma.edu/regional/faculty/phillips/bohemian.pdf
www.jutier.net/contenu/bricbrac.htm
www.sfmuseum.org/hist5/boho.html
www.geocities.com/bohemiangrovecult
www.petermoss.org/BOHEMIAN.html
http://www.infowars.safeshopper.com/
www.counterpunch.org/bohemian.html

[1] Deux hommes ! Un blanc et un noir !
[2] Comme d’habitude, la chanson américaine vient en France avec dix ans de retard. N’a-t-on pas entendu ça fort récemment du côté de Matignon, à propos des fonctionnaires ?
[3] Ce programme expérimental de manipulation mentale de la CIA, dans les années 50-60, utilisait comme cobayes des civils américains drogués ou irradiés à leur insu. Voir B.I. n°
[4] On m’objectera le thème du vampirisme des tyrans dans la rhétorique de la révolution française. Mais il s’agit alors d’effets de manche d’avocats et d’orateurs et non d’une mythopoièse réellement populaire et il n’a jamais été question d’accuser la cour de Versailles de meurtres concrets.
[5] La France d’en bas, disait l’autre.
[6] En fait il en existe au moins trois en circulation, dont un pastiche réalisé par le satiriste Harry Shearer avec des acteurs connus, ce qui ne simplifie pas la question.

Russie, Chine, Iran : une alliance attendue

Autre article écrit pour B.I. et non publié pour cause d'actualité chargée

La triple alliance que redoutait tant Zbigniew Brzezinski dans son Grand Echiquier vient de se réaliser. Notre confrère Indiandaily a publié le 3 février 2005 un article révélant une entente plus étroite entre la Russie et la Chine[1]. Un premier accord était déjà intervenu dans la fin des années 90 entre les deux puissances, mais il ne s’agissait que d’une entente militaire au cas où l’un des partenaires serait attaqué directement. Tang Jiaxuan, membre du Conseil d’Etat chinois, part du principe que les intérêts des deux pays sont très proches pour annoncer la fondation d’un « partenariat stratégique » destiné à contenir l’expansion militaire et économique des USA – et accessoirement de l’Europe – en Asie continentale. La Russie fournit d’ores et déjà à la Chine de fortes quantités d’énergie, tandis que cette dernière aide financièrement le redressement économique de son partenaire. Des banques chinoises ont prêté à la Vnesheconom Bank russe les 6 milliards de dollars qui permirent à Rosneft de racheter Yuganskneftegaz, la compagnie pétrolière de Yukos. L’accord militaire se concrétise par des séminaires de travail entre les deux états-majors. Il comporte un volet anti-terroriste qui vise la pénétration de l’Islam radical tant en Tchétchénie que dans d’autres provinces à majorité musulmane de Russie et dans le Xinjiang chinois. Le 18 février, l’agence Tass publie que le seigneur de la guerre tchétchène Turchayev, un wahhabite qui se proclamait émir de Grozny, vient d’être tué dans une fusillade au moment où on allait l’arrêter[2]. Un premier fruit de cet accord ? Le 22, le site officiel d’informations China annonce pour la seconde partie de l’année des manœuvres conjointes entre les deux armées[3].
Par ailleurs, l’Iran a, ce même 3 février, annoncé la mise au point d’accords de défense avec la Russie. L’ambassadeur d’Iran à Moscou, Gholamreza Shafei, a déclaré que la coopération russo-iranienne se développerait dans les domaines militaire et technique[4]. Déjà fin janvier les deux pays avaient signé un accord pour construire ensemble, avec l’Allemagne et la France, un satellite de communication nommé Zohreh[5]. Et le 17, Poutine avise le Secrétaire du Conseil de Sécurité iranien, Hasan Rohani, qu’il se rendrait en visite d’Etat en Iran comme il y avait été invité. Rohani assure qu’une coopération entre les deux pays renforcera la stabilité régionale[6]. Dans le même temps, Prime-Tass, la branche financière de l’agence de presse russe, révèle que la coopération économique se fera sur tous les plans y compris le nucléaire civil et que, d’ores et déjà, la Russie aide à la construction de la centrale de Bushehr, qui devrait entrer en service en 2006 et coûter environ 1 milliard de dollars[7].
Cette double alliance était prévisible avec un minimum de connaissances géopolitiques, à partir du moment où la Russie se redresse et endosse de nouveau le rôle qui est le sien dans cette région depuis le XVIIIe siècle. Nous assistons ainsi au déploiement d’une entité des plus intéressantes puisqu’elle allie la puissance continentale centrale, le couple Iran/Russie, et une puissance partiellement périphérique et maritime, la Chine, contre une tentative d’encerclement par les Etats-Unis et leurs alliés anglo-saxons, formant ensemble les nouveaux « rois de la mer » avec une mentalité non plus d’îles mais d’archipel[8].
Les pays européens se retrouvent de ce fait devant un choix crucial et qui pourrait oblitérer tout le siècle à venir. Economiquement, l’Europe est d’ores et déjà la rivale directe de l’Amérique. Pour n’en donner que deux exemples, Airbus vend désormais davantage d’avions que Boeing et, mieux encore, la conception informatique du Boeing 787 a été confiée à Dassault-Systèmes ; la firme pharmaceutique franco-allemande Aventis rivalise largement avec ses homologues américaines. De son côté, la Russie connaît un taux de croissance impressionnant pour un pays qui avait implosé il n’y a pas quinze ans : la production intérieure a grimpé de 7,1% en 2004, la production industrielle de 6,1%, la balance commerciale connaît un excédent de près de 3 milliards de dollars, et elle commence à réduire sa dette extérieure[9]. Les mêmes indicateurs seraient à inverser pour les USA dont la production stagne quand elle ne régresse pas[10], qui importent 10% de plus qu’ils n’exportent et dont la dette explose avec un déficit de 700 milliards de dollars, au point qu’ils ne peuvent espérer sauvegarder leur niveau de vie qu’en misant sur une économie de prédation à l’échelle mondiale. D’autre part, même de manière imparfaite, la Russie cherche à s’engager sur une voie démocratique, comme l’a très bien vu Emmanuel Todd, alors qu’aux USA, avec la kyrielle de lois anti-terroristes couronnées par le Patriot Act I et II qui permettent une prise de pouvoir légale par l’armée pratiquement dès que ça lui chantera, la démocratie régresse à pas de géants[11].
Si les dernières analyses d’Emmanuel Todd sont exactes, nous vivons les derniers temps où les USA ont encore les moyens sinon de dominer le monde, du moins de le tenter en jouant sur les divisions et les rivalités régionales. La Chine, la Russie et l’Inde, malgré leur croissance économique accélérée, sont encore un tout petit peu trop fragiles pour s’opposer frontalement aux USA[12]. Le sort du monde est donc entre les mains de l’Europe. Ou l’axe Paris/Berlin/Moscou, tel qu’il s’est esquissé pour refuser de participer à l’invasion de l’Irak, se renforce et pèse de tout son poids à la fois économique et diplomatique – ou il se dilue dans une bouillie « européenne » sans réel pouvoir comme le prépare la fameuse constitution. Dans le premier cas, on assisterait à une situation géopolitique assez originale qui, pour un temps, opposerait une Eurasie à la fois continentale, maritime et en croissance économique à une Amérique insulaire sur le déclin. Ce que Brzezinski redoutait par dessus tout. Dans le second cas, que l’Europe soit neutralisée de fait ou réduite par l’Amérique au rang de supplétifs, on retrouverait une situation déjà connue historiquement, les USA tenant le rôle de Rome à l’heure de l’effondrement de sa république et de la constitution d’un empire prédateur et notre pauvre Europe celui des ligues de cités grecques sur le point de se faire disloquer puis gober. Il faudrait alors quelques décennies de plus, peut-être un demi-siècle avant que le bloc Chine/Russie/Iran ne puisse affronter l’empire américain mais cela viendrait forcément. L’Europe, par contre, cesserait d’exister pour beaucoup plus longtemps ou, plus exactement, c’est elle qui finirait par dominer culturellement l’empire, mais à quel prix !
L’intérêt bien compris des pays européens serait de rejoindre l’alliance que viennent d’instaurer la Russie, la Chine et l’Iran – et que l’Inde sans doute ne tardera pas à rallier. Si ce front eurasiatique se concrétisait, les quelques bases que les USA ont réussi à installer en Asie centrale ou dans les Balkans ne feraient pas le poids très longtemps. Mais il est rare que les peuples soient assez rationnels pour dégager et poursuivre consciemment leurs intérêts. L’Amérique se cache à elle-même son propre déclin et l’incantation de puissance des néo-cons ou de Brzezinski la pousse à l’aventure conquérante ; tandis que les médias européens et particulièrement français, même s’ils se méfient des poussées impériales US, s’acharnent à dénigrer la Russie et la Chine au nom d’une perfection démocratique ou de droits humains qui ne sont même plus respectés intégralement chez nous. Cette idéologie pseudo-démocratique et le poids du mythe d’empire dans l’inconscient collectif européen risquent de nous mener à la catastrophe alors même que nous avons en main la plupart des atouts économiques, scientifiques et culturels.
Il serait temps de comprendre que, si la peur n’évite pas le danger, la lâcheté n’a jamais empêché de subir la guerre et, que nous le voulions ou non, la politique américaine y mène tout droit et dans moins de dix ans. A nous de savoir si nous voulons nous soumettre à la conquête prédatrice des Pompée et Crassus de notre temps (les Soros et Halliburton) ou tisser des alliances qui permettraient de lui résister.
Geneviève Béduneau
[1] Ghanta Babu, , Indiadaily, 3 février 2005
[2]« Chechen warlord Turchayev killed in Grozny-police », Itar Tass News Agency, 18 février 2005
[3] « China, Russia, to Hold Joint Military Exercise : FM », China Internet Information Center, 22 février 2005.
[4] Babu Ghanta, op. cit.
[5] « Zohreh Satellite Deal Signed », Iran Daily, 31 janvier 2005
[6] « Putin confirm plan to visit Iran », Itar Tass News Agency, 18 février 2005
[7] « Putin says Russia to continue cooperation with Iran », Prime-Tass, 18 février 2005
[8] A qui douterait que les USA soient une île de taille gigantesque et non un continent, au moins dans les mentalités, je conseillerai de lire leurs romans de SF depuis les années 50 ; on y voit les héros s’élancer de planète en planète au travers du vide océanique de l’espace mais, quand il s’agit d’inventer un futur à la Terre, ils ne sortent jamais des limites des actuels USA. La SF anglaise a légèrement compris qu’il y avait du monde de l’autre côté de la mare aux harengs. La SF française oscille entre le village de Lozère et le village planétaire. Quant à la russe, elle révèle une nostalgie irrépressible des échanges et de la communication. La façon dont chaque peuple invente un futur imaginaire est l’un des meilleurs indicateurs que je connaisse pour une sociologie des mentalités
[9] Tableau des indicateurs économiques, Prime-Tass, 18 février 2005
[10] Lors de sa conférence de presse du 26 janvier, Bush avouait que le pays est en récession.
[11] Chossudovsky Michel, « Coup d’Etat in America ? », From the Wilderness, 10 juillet 2004
[12] Todd Emmanuel, « Europe, la démocratie au risque de l’Amérique ? », conférence donnée au Centre Pompidou le 27 janvier 2005.

Ouzbékistan

Article écrit à l'origine pour B.I. et que le plein de l'actualité n'a pas permis de passer

Une, deux, trois… Ma première, de velours, de soie ou de tulipe, on ne sait plus tant ont varié les slogans, fait sauter en Géorgie Edouard Chevardnadzé ; ma seconde est orange et renverse en Ukraine Viktor Yanukovitch ; ma troisième au Kirghizstan déstabilise Askar Akaev. Mais, selon Stephen Schwartz au nom prédestiné[1], l’un de ceux qui jouent le rôle d’amplificateurs médiatiques de l’idéologie néo-conservatrice, mon tout est encore à venir car il somme la Maison Blanche de revoir sa politique de soutien au « dictateur » d’Ouzbékistan, Islam Karimov et, sans rompre vraiment les relations, de le menacer de fermer la base militaire américaine et d’interrompre l’entraînement de son armée et de sa police s’il « ne veut pas comprendre ». Puis, le bonhomme mis au pas ou, mieux encore, renvoyé aux poubelles de l’histoire par une quatrième révolution, Schwartz désigne la cible suivante : le « dictateur » du Kazakhstan, Nursulatan Nazarbaev. Au passage, il nous apprend aussi que la politique étrangère des USA, du moins en ce qui concerne l’Asie Centrale, ne se décide pas au Département d’Etat mais au Pentagone. Et Donald Rumsfeld serait fort insatisfait de la tournure actuelle des événements en Ouzbékistan, surtout après le 13 mai, après que Karimov ait fait tirer sur les manifestants d’Andijan avec pour résultat 700 victimes selon les ONG et 169 selon les autorités ouzbèkes. Mais, fait remarquer sur la même chaîne RFE/RL Marina Ottaway du Carnegie Endowment for International Peace, les USA ont besoin de cette base pour contrôler l’Afghanistan, déficit de démocratie ou non. Quant aux morts d’Andijan… Des terroristes islamistes infiltrés, clame Karimov tandis que la presse occidentale y voit des militants des droits de l’homme ou de petits entrepreneurs, « une population minée par le chômage endémique » (L’Express, 23 mai 2005). Passons sur les détails croustillants comme des colonnes de « réfugiés ouzbeks » traversant la frontière du Kirghizstan, des hommes ayant passé la soixantaine, des femmes qui se trompent en récitant leur couplet (« Oui, oui, nous sommes… qu’est-ce que c’est ? … des réfugiés. Quand nous recevrons… quand nous serons reconnus comme réfugiés politiques… ») et des gamins qui rient et jouent alentour, comme le fait remarquer malicieusement la FPINS, une agence de presse bulgare.
Pour ceux qui auraient raté l’épisode, car la propagande de nos médias n’a pas eu la pugnacité habituelle pour bien nous l’enfoncer dans le crâne, le 13 mai dernier un commando d’environ 30 hommes armés attaquait peu après minuit un poste de police, tuant quatre policiers de service et s’emparant du dépôt d’armes. Une heure plus tard, ils réitéraient avec un poste militaire puis, à l’aide d’une voiture blindée, défonçaient les portes de la prison, libéraient 600 détenus et s’emparaient de véhicules. Après quoi, avec ces renforts, ils prirent d’assaut l’immeuble abritant le département régional de police, l’antenne du Conseil National de Sécurité et l’administration régionale et s’y retranchèrent avec une vingtaine d’otages avant d’appeler, à l’aube, leurs familles et leurs amis à servir de boucliers humains devant l’immeuble en question. C’est lors de la tentative de reconquête du bâtiment par les forces de l’ordre ouzbèkes que l’échange de coups de feu fit des morts. Selon cette version reprise telle quelle en un premier temps par la presse occidentale quotidienne, avant que de savantes analyses ne transforment l’affaire en répression sauvage d’une manifestation spontanée, « une tentative pour implanter artificiellement un processus démocratique en Ouzbékistan pourrait être utilisée par une troisième force », les islamistes fondamentalistes (dépêche ITAR-TASS du 14 mai). Il est assez piquant de voir nos médias, dans un effort acrobatique de pensée politiquement correcte, se tromper de cible et nous faire croire d’abord à de méchants islamistes avant de s’apercevoir qu’il fallait crier haro sur un dictateur ex-communiste.
Les événements d’Andijan, aussi dramatiques soient-ils, apparaissent désormais comme un épisode relativement mineur du « nouveau Grand Jeu » qui oppose, sur fond de pétrole et de pipelines, quatre ou cinq puissances pour le contrôle de l’Asie Centrale. Les USA tentent de réaliser une alliance économico-politique à leur botte entre les républiques détachées de l’ex-URSS et la première faute de Karimov fut de se refuser à rentrer dans le jeu d’encerclement hostile de la Russie et, pis encore, de se rallier aux accords de Shanghai qui unissent la Chine et la Russie et de participer aux manœuvres militaires conjointes. Dès lors, son sort était réglé, du moins dans la pensée des stratèges américains, il devrait se démettre au prix d’une « révolution » de fleurs ou de tissus mais ils ont oublié, semble-t-il, l’existence des autres acteurs locaux, oublié que la raison officielle de leur présence militaire était la « guerre contre le terrorisme », laquelle donnait au gouvernement ouzbek un argument de poids pour justifier aux yeux de l’opinion internationale la reprise musclée de ses propres locaux. S’il n’y avait pas ces 169 morts au moins sur le pavé, l’épisode aurait des allures de farce.
Toutes les républiques d’Asie Centrale abritent des bases militaires étrangères, soit russes, soit américaines, parfois même les deux camps à quelques kilomètres de distance. En Ouzbékistan, ce sont 3000 Américains qui vivent et s’entraînent dans ce que l’on a d’abord présenté comme une base arrière pour la conquête de l’Afghanistan contre Ben Laden mais qui apparaît de plus en plus comme un élément d’encerclement à la fois de la Russie et de la Chine. Toutefois, ce qui a réussi contre Akaev dans un Kirghizstan économiquement délité et totalement dépendant du FMI sera beaucoup plus difficile à réussir en Ouzbékistan comme au Kazakhstan, pays plus structurés et plus forts. S’ils devaient s’effondrer, ce serait probablement au bénéfice d’un parti islamiste transfrontalier, le Hizb Al-Tahrir – Parti de la libération, mouvement islamiste clandestin – qui rêve d’établir sur leurs ruines un nouveau califat et d’y inclure le Xinjiang, ce que la Chine ne saurait permettre. De ce fait, les Américains les plus lucides préfèrent muscler leur présence militaire et laisser les régimes en place, même au grand dam de Rumsfeld, Schwartz et Negroponte, tandis que Chinois et Russes verrouillent à leur manière le statu quo. Un président menacé par l’un des trois acteurs se verrait immédiatement soutenu par les deux autres. Les USA ne peuvent ni se permettre une guerre frontale contre la Russie et la Chine ni laisser la région aux mains d’islamistes qu’ils ne peuvent plus contrôler. Même si la stabilité régionale implique de renvoyer aux calendes grecques la construction du pipeline prévu par l’Afghanistan et le Pakistan.
Quant au nouvel acteur dont la présence, plus encore que celle des islamistes, bloque tout le Jeu et qui a soufflé sous le nez des USA les fruits de la « révolution » kirghize, ce n’est autre que la mafia multiforme qui contrôle désormais la culture et le trafic de la drogue, cannabis et opiacés.
[1] On peut le traduire par Noire Couronne

Wednesday, October 05, 2005

Un nouvel encratisme ?

Autre texte refusé en son temps par le même imbécile.

Dans les premiers siècles de notre ère, l’une des premières déviances que dut combattre l’Eglise en croissance fut la méfiance des païens les plus éclairés et les plus sincères envers le corps de l’homme et la matière de la création. Issue du platonisme et de certaines spéculations du Vedanta qui circulaient avec les caravanes sur la Route de la Soie, cette méfiance donnait lieu à de nombreux mouvements, spéculatifs ou pratiques, qui voyaient dans l’ascèse poussée à l’extrême la seule voie de salut offerte à l’homme. Le mal se concentrait dans les besoins et les désirs du corps et, in fine, en deux composantes organiques de ce dernier : le système digestif et le sexe. Plaisir de la cuisine et plaisir amoureux apparaissaient comme les deux chaînes qui retenaient l’esprit (noûs) prisonnier de la matière impure, des chaînes qu’il suffisait de rompre pour se fondre dans le divin et retrouver l’essence vraie de l’humanité.

L’Etre immuable, la chute, la réintégration.

Derrière ce refus du corps, il fallait entendre un refus du temps et des transformations qu’il manifeste dans l’univers. L’idéal ou la perception que l’on avait de Dieu n’avait pas changé depuis Parménide : il s’agissait toujours d’opposer aux contraintes cosmiques d’impermanence et de vieillissement, nous dirions aujourd’hui à l’entropie, une ontologie de l’immuable. L’Etre parménidien, le Sphaïros, restait le modèle de toute perfection, isotrope, immuable, indivisible, pure continuité sans qualification, pure stase. L’Inde le voyait infini sans forme ni dimension ; Parménide lui prêtait une forme sphérique afin que son rayon soit partout égal à lui-même. Si la dégradation de cette perfection commençait avec le temps et le mouvement, notons que cette image du divin reste spatiale. L’Etre et l’étendue vide se confondent. Cette vision pose immédiatement une difficulté insurmontable : comment cet Etre parfait a-t-il pu donner naissance à l’univers concret, où l’expérience quotidienne nous montre une multiplicité de formes, de vie végétale et animale, une perpétuelle agitation, de perpétuelles transformations ? un univers où l’homme capable de cette contemplation unitive doit cependant naître, travailler et donc contribuer à la transformation, se nourrir, se reproduire, mourir ? Les solutions données à cette énigme peuvent se regrouper en deux grandes tendances : la dégradation par émanations successives, l’éloignement de l’Etre pur amenant la multiplicité ; et le dualisme où, face à cet Etre parfait, coexiste un chaos qui s’ordonne peu à peu. A partir de là, de nombreux mythes vont raconter le drame de l’apparition du cosmos et, plus intéressant pour l’homme qui cherche une voie de salut, les modalités de la “réintégration” dans l’Etre.
Dans les trois premiers siècles, sous l’influence grandissante du judaïsme, les mythes de la création vont devenir les “gnoses”. Par delà toutes les variantes, et saint Irénée souligne qu’il ne peut toutes les examiner car il en surgit de nouvelles toutes les semaines[1], le schème est toujours le même. L’Etre parfait crée, on ne sait par quelle lubie, des esprits noétiques purs capables de Le contempler et de Le comprendre. L’un d’eux se révolte, à moins qu’il ne s’agisse d’un anti-Etre, d’une conscience de mal tout aussi pur, et crée ou façonne le monde cosmique. Puis il parvient à convaincre certains de ces esprits noétiques de le suivre dans la matière, et voici comment l’homme se retrouve piégé dans un corps dense, changeant, piégé par les deux chaînes de la nourriture et du sexe. Même lorsque le drame cosmique ne devient pas créationniste, les chemins de “réintégration” passent toujours par la rupture de ces deux chaînes. Le salut n’appartient qu’aux ascètes et ne saurait être qu’individuel. A cette conception élitiste et désincarnante on donnera le nom d’encratisme.

La tentation d’un encratisme chrétien.

Le christianisme naissant s’oppose frontalement à cette forme de sagesse. Déjà saint Jean épingle les nicolaïtes[2], dont nous ne savons pas grand chose sinon qu’ils transplantaient en terreau chrétien l’encratisme des philosophes païens[3]. Ces derniers, Ignace d’Antioche les raille gentiment : ils refusent la résurrection de la chair ? qu’à cela ne tienne, après leur mort ils deviendront de ces purs esprits qu’ils ont souhaité être, et on verra bien où réside la plénitude[4]. Mais la tentation de l’encratisme revient sporadiquement et même chez les théologiens. Origène admet que l’incarnation de l’homme commence à la chute d’Adam. Il y voit cependant une miséricorde divine, l’homme soumis au changement obtenant ainsi la possibilité de revenir progressivement vers Dieu, ce qui ne serait pas possible dans un univers noétique immuable. Son disciple tardif Evagre, un siècle plus tard, en tirera une cosmologie typiquement gnostique mais qui garde la conception origéniste du temps[5]. Le salut est toujours étroitement lié à l’ascèse mais le temps et les “résurrections” successives dans des univers de moins en moins denses permettent la réintégration finale de tout et tous.
Si nous écartons de notre réflexion les variantes des dramaturgies de la chute et de la réintégration, l’encratisme pourrait se définir comme le rejet d’une composante de la nature humaine, en laquelle se trouverait ontologiquement le siège du péché. Aux premiers siècles, le rejet du biologique s’accompagne d’une exaltation des facultés “supérieures”, à commencer par l’intellect. Dans les Dialogues d’Hermès Trismégiste et d’Asklépios qui forment ce que l’on nomme aujourd’hui le Corpus Hermeticum, les auteurs font appel en permanence à la capacité de raisonnement logique[6]. Les moines tentés par l’enseignement d’Evagre sont des savants pour qui ascèse et science se complètent. Si la plus haute contemplation, pour eux, ressemble à l’extase sans contenu prônée par le Vedanta, elle se prépare par la mise en oeuvre des facultés intellectuelles. C’est, dans l’ordre de l’intelligible, la progression que propose Platon au sentiment amoureux dans le Banquet. On part de l’intelligence des formes et des structures pour aboutir au concept pur puis à l’apophatique.
L’encratisme qui rejette le corps pour exalter l’intellect a traversé les siècles. On le retrouve presque à l’identique chez les hermétistes de la Renaissance italienne, en particulier Marsile Ficin. Il ressurgit sous une forme plus modérée au XVIIIe siècle avec Louis-Claude de Saint-Martin, puis à la fin du XIXe siècle chez Péladan[7]. Avec ces derniers auteurs, le temps de l’ascèse extrême est passé. Le corps peut jouir d’une honnête hygiène et l’on en revient plutôt à la modération platonicienne, mais il s’agit toujours d’une prison. D’autre part, le sens esthétique est plus volontiers convoqué que l’intellect, surtout chez Péladan, mais ce dernier garde encore la part belle.

Perspective inversée

En notre fin de XXe siècle, nous assistons à un renversement de perspective aussi virulent que l’encratisme de l’empire romain. La mouvance new age foisonne et buissonne autant que les systèmes gnostiques du temps de saint Irénée. Comme eux, elle pénètre de nombreux domaines de notre quotidien et génère toute une mentalité collective. Le schème cosmologique est plus flou que dans les premiers siècles. L’opposition entre Etre pur immuable et création soumise à l’entropie cède le pas à une forme de panthéisme qui intègre vaille que vaille quelques données scientifiques comme le vide quantique, l’évolution des espèces et la notion de système écologique. Mais ce flou dogmatique a sa raison d’être.
Renversement de perspective, disions nous. En effet, le corps se voit exalté et promu au rang d’instrument de salut. Il faut l’écouter, y promener sa conscience, en rassurer les cellules ou les muscles où s’imprime la mémoire des émotions parasites, choisir les nourritures saines, éviter ce qui l’empoisonne, etc. De nombreuses écoles de psychothérapie passent par le réveil et la tendresse envers le corps pour réduire les névroses. Le hatha yoga qui, dans l’Inde primitive, était conçu comme une ascèse libératrice des contraintes alimentaires et sexuelles devient un moyen “de se sentir bien dans son corps”. Les capacités de réaction émotionnelle semblent déjà suspectes et l’on conseille de ne cultiver que les “positives”, un “amour” abstrait toujours dépourvu de complément et censément universel, en fait une abréaction souriante[8]. Mais l’adversaire, le lieu ontologique de tout mal, c’est l’intellect rebaptisé souvent “mental”. Qui raisonne logiquement ou structure sa pensée pactise avec l’enfer. Comme nous l’avons entendu dernièrement : “Tout est sauvable dans l’homme, sauf le mental[9].” On n’est pas plus clair.
Ce rejet de l’intellect s’accompagne d’une recherche d’états de conscience dits modifiés, encore qu’en ce domaine toute la gamme de l’expérience potentielle de l’homme ne soit pas sollicitée. Pour aboutir au “vide”, à l’exclusion de toute pensée verbale ou conceptuelle, trois voies seront proposées : la sensation corporelle, soit par la relaxation soit par la danse ; la visualisation où l’image envahit tout le champ perceptif ; l’extase sans contenu. Cette dernière s’avérant diantrement difficile à atteindre fait figure d’idéal de réalisation et se voit toujours placée au sommet de l’échelle de conscience. Elle est souvent remplacée dans les faits par la visualisation d’une simple étendue lumineuse accompagnée de ce qu’Aldous Huxley nommait un “sentiment océanique”[10]. La description expérimentale de tels états de conscience n’a certes pas attendu le new age ; on la retrouve aussi bien chez les chamans sibériens que chez les yogis, les soufis ou les mystiques chrétiens. Le new age se caractériserait plutôt par une réduction drastique de la gamme des états recherchés. Où donc sont passés le jnâna yoga hindou, la contemplation platonicienne des Idées ou l’illumination intellectuelle de notre moyen-âge ? Même l’esthétique tend à se confondre avec la sensation ou avec la luminosité de l’image visualisée. On ne lira jamais sous une plume new age des considérations sur l’harmonie des proportions ou des résonances sonores. Elle est censée surgir spontanément lorsque l’on parvient à éliminer le mental honni. (Serait-ce l’explication du regain de mode que connaît aujourd’hui l’art “pompier” de la fin du XIXe siècle ?)
Notons que ce rejet de l’intellect ne surgit pas avant la fin des années 60 et plus sûrement encore celle des années 70. Chez Alice Bailey où apparaît dans les années 30 l’expression “new age” et le descriptif planifié de la construction de cette mouvance[11], le mental a sa place et forme l’un des “sept rayons”, celui d’Intelligence active. Dans son anthropologie très hiérarchisée, le mental se situe presque au sommet des facultés humaines, dépassé seulement par le “supra-mental”. Là encore, et quelles que soient les réserves très graves que nous émettons à l’encontre d’Alice Bailey dont la doctrine parvient à mélanger arianisme et nestorianisme, force est de constater un appauvrissement. Il a même gagné dans les années 80 le monde de l’entreprise. Les réunions de cadres ne devaient plus amener de débat argumenté, mais de simples énoncés de formules que l’on triturait jusque à ce qu’on obtienne un consensus unanime. On définissait ainsi les buts d’une association ou d’une fondation, les objectifs d’une campagne publicitaire, voire même certaines normes de production.
Nous pourrions considérer le new age, en bloc et en détail, comme un paganisme extérieur au monde chrétien et nous contenter d’une méfiance de principe. Ou même n’en point parler, le trouvant vulgaire et indigne de l’attention des doctes, comme font les théologiens d’autres Eglises. Nous le pourrions si nous n’avions entendu depuis deux ou trois ans, dans les couloirs mêmes de la paroisse Saint-Irénée, des réflexions contre l’intellect en soi qui témoignent d’une pénétration insidieuse et d’une tentation de cette mentalité.

Un nouvel encratisme

L’encratisme des premiers siècles revenait à dire que tout est sauvable en l’homme, sauf le corps. Si l’encratisme dogmatique, affirmant l’ascèse comme unique voie de salut, a toujours été condamné, synode après synode, par l’Eglise universelle, il est longtemps resté un encratisme psychologique qui permit aux moines et à certains clercs de se croire, de par leur célibat, un peu plus chrétiens que les autres fidèles[12]. Le concile du Quinisexte en témoigne abondamment et son rejet par l’occident se basait sur un durcissement encore plus sensible de la discipline. Aux termes stricts du Quinisexte, les 9/10e d’entre les orthodoxes (Grecs, Serbes, Roumains, Américains, Russes et Syriens compris) devraient être qui excommunié qui suspendu. Le critère de Gamaliel[13] a prévalu : le temps a usé ce qui ne venait que des hommes et non de Dieu. Les canons psychologiquement encratistes du Quinisexte sont quasiment tous tombés en désuétude et l’Eglise universelle ne les a jamais reçus, que ce soit d’ailleurs pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Il n’en reste que l’obligation de choisir les évêques parmi les moines et ce dernier canon est actuellement sérieusement remis en cause par l’Eglise d’Amérique.
Si l’on nous dit aujourd’hui que tout est sauvable en l’homme, fors l’intellect, c’est appliquer à la nature humaine la même démarche encratiste. Dans ce genre de formule, l’erreur est double et porte à la fois sur la chute et sur le salut. Tous les Pères s’accordent à voir comme conséquence du péché adamique une torsion de la nature humaine dans son ensemble. Il n’y a pas de faculté en l’homme qui soit ontologiquement le siège du mal, ne serait-ce que parce que le mal n’a pas de réalité ontologique, ni le vecteur unique du péché. Il n’en est pas non plus qui soit préservée, en soi, des atteintes de ce même péché. Certes, les passions de l’âme peuvent se nourrir de l’intellect, comme elles dévorent les désirs du corps, les émotions, les sentiments, et Goethe l’a bien décrit dans son second Faust. Certaines avidités de l’intelligence, comme les avidités de pouvoir, seraient même plus mortifères que la gourmandise ou la luxure qui trouvent une limite, après tout, dans la capacité stomacale ou la nécessité de refaire ses forces avant l’assaut. Cela ne signifie pas que, en soi, l’intellect ou la volonté seraient créatures de Satan.
La seconde erreur est d’exclure du salut une part de la nature humaine, quelle qu’elle soit. Pour ne pas être sauvable, il faudrait que cette part n’ait pas été assumée par le Christ. Là encore, les Pères sont unanimes. Toutes les longues querelles christologiques sur l’union des deux natures, humaine et divine, ont abouti à constater que le Christ a revêtu la plénitude de la nature humaine. Si cela excluait l’intellect, comment aurait-il pu apprendre et utiliser le langage humain dans sa prédication ? Très brutalement : un homme qui parle possède au moins un QI de 70. En deçà, ce sont les débiles profonds et encore trouve-t-on chez eux un intellect rudimentaire. Ce raisonnement par l’absurde risque d’être ressenti comme un blasphème et il nous est évident que, si le Christ possède la plénitude de la nature humaine, cela inclut la plénitude de l’intelligence humaine. Mais il faut parfois forcer le trait pour montrer où mène une affirmation imprudente (comme “tout est sauvable en l’homme, sauf l’intellect”), voire une simple tendance psychologique à justifier cette imprudence, lorsqu’on les confronte aux bases mêmes de notre foi.
Ce nouvel encratisme a des conséquences très concrètes sur notre civilisation dont il alimente les contradictions. Par exemple, il justifie que les média ne fassent jamais appel aux facultés d’analyse et de raisonnement mais présentent l’actualité en termes “de bon et de mauvais[14]” ne devant susciter qu’un acquiescement émotionnel. Il génère une morale hygiéniste qui risque de devenir aussi étouffante et névrotique que l’ancien refoulement sexuel et qui, en tout cas, ne cultive guère l’injonction du Christ : “Ne jugez pas si vous ne voulez pas être jugés.” Il ne s’agit pas d’un simple phénomène de mode. S’il s’infiltre aux marges des Eglises, nous ne tarderons pas à voir refleurir la doctrine d’Apollinaire supposant qu’en Christ le noûs divin prend la place du noûs humain et même d’une part de la psyché humaine, comme nous avons vu un retour de l’arianisme (le Christ “maître cosmique”) et du nestorianisme (chez Ambelain, à l’AMORC et dans une bonne part du new age).

Une difficile question anthropologique

Une partie du problème réside dans la divergence entre psychologie moderne et anthropologie traditionnelle. Les représentations que l’homme se fait de sa propre nature ont beaucoup varié selon les cultures et au cours des âges. La connaissance du corps semble la plus aisée. Pourtant, entre la médecine chinoise et la médecine occidentale, toutes deux efficaces, aucun pont conceptuel n’a pu être lancé encore à l’heure où j’écris. Pour passer de l’une à l’autre, il ne suffit pas d’intégrer des techniques, il faut réapprendre jusqu’à l’axiomatique. La connaissance des dimensions psychique et noétique a donné lieu à plus de divergences encore. Selon les auteurs, y compris patristiques, des facultés comme la raison ou la volonté sont “classées” en l’une ou en l’autre, voire comme tenant des deux. Encore cette image ternaire n’est-elle pas unanime. L’anthropologie latine, distinguant animus et anima, tend au quaternaire. Certaines cultures amérindiennes distinguent jusqu’à cinq dimensions.
Comment privilégier un modèle de l’homme plutôt qu’un autre ? Tous s’appuient sur une observation expérientielle. Tous nous apprennent quelque chose de nous-mêmes et leur confrontation nous suggère fortement la présence en l’homme d’une profondeur apophatique. Nous ne sommes jamais totalement transparents à nous-mêmes ni à notre langage. Partant, l’absolutisation d’un modèle, quel qu’il soit, risque très vite de le transformer en un terrifiant lit de Procuste. Même le modèle patristique ternaire et c’est sans doute pourquoi les Pères se gardent de définir trop étroitement les notions anthropologiques et débordent constamment leur propre descriptif.
Notre culture moderne a favorisé le réductionnisme : le spirituel devait s’expliquer par le psychique (voir la conception freudienne de l’extase mystique comme regressio ad uterum) et ce dernier par la chimie du cerveau. Comme l’entreprise n’a pas donné les résultats escomptés et que le “parallélisme corps/esprit” cher aux neurosciences reste encore un simple postulat[15], on aboutit surtout à compliquer à l’extrême la modélisation du psychique : instances freudiennes, matrices archétypales jungiennes, systèmes COEX de Stanislav Grof[16], etc. Mais tous ces modèles de psychologie clinique ont un point commun. Ils s’intéressent tous aux perturbations affectives et laissent de côté l’intellect et les facultés qui lui seraient associées. Ces derniers seraient du ressort de la psychologie expérimentale. On peut quand même se poser des questions sur sa validité lorsque l’on voit que les deux tiers de ses résultats s’obtiennent en expérimentation animale. Le “ratomorphisme” que dénonçait Koestler[17] a la peau dure. Quant au noétique, on s’aperçoit qu’il se confond soit avec les matrices archétypales de Jung, soit avec le “sentiment océanique” d’Huxley. La confusion est totale.
Le seul point d’accord entre toutes les écoles consiste dans l’affirmation claire ou floue du “parallélisme corps/esprit”, ce qui s’accorde assez bien avec le panthéisme diffus du new age. Comme ce dernier a intégré d’assez larges pans de la psychologie jungienne, en particulier la notion d’archétypes, ainsi que les exercices d’autres écoles cliniques comme la Gestalt-thérapie, il s’est donc fondé sur des descriptions anthropologiques qui excluaient de fait l’intellect. De cette exclusion à sa dévalorisation, puis à sa diabolisation, il y avait tout de même un abîme. Il se peut que la séparation stricte, à l’intérieur des universités, entre “sciences humaines” et “sciences dures” ait joué un rôle. On pourrait également arguer de la pauvreté de l’outil mathématique, statistique le plus souvent, dans les sciences humaines. Il est sans doute utile aux compagnies d’assurances ou pour prévoir les résultats d’un vote aux choix simplifiés, mais il faut bien admettre qu’il ne nous apprend pas grand chose sur la dynamique psychique, encore moins sur le noûs. Mais on peut se demander pourquoi on n’a pas cherché d’outils plus appropriés plutôt que de décréter que l’intellect serait, en soi, déshumanisant, générateur de croyances parasites, obstacle à la vision immédiate de la réalité ultime et à l’épanouissement du corps et de l’âme.

La hiérarchisation de la nature humaine

La plupart des modèles anthropologiques, y compris ceux de notre siècle, introduisent une hiérarchisation des dimensions et des facultés humaines. Mais ce terme est ambigu le plus souvent. On ne sait pas vraiment s’il s’agit d’une hiérarchisation structurelle, d’une arborescence, ou d’un système de valeurs. On ne sait pas toujours quels en sont les critères. Dans une perspective parménidienne, où le changement, le mouvement, dévalorisés, distinguent le monde des phénomènes du Sphaïros en qui réside la plénitude de l’Etre, la hiérarchisation serait ontologique. Pour le dire crûment, il y a plus d’être dans le noûs capable de contempler le Sphaïros que dans le corps susceptible de vieillir, de souffrir, de mourir, et qui participe de la contingence. La perspective est un peu différente dans la pensée de l’Inde. Dans certains textes, il semblerait que la volonté occupe le sommet, les ascèses du corps, de l’âme et de l’esprit servant à accumuler une énergie que le yogi peut alors utiliser à la transformation du monde. La volonté d’un ascète contraint jusqu’aux devas qui seraient le nom local des hiérarchies angéliques[18]. Dans les Upanishad, la contemplation de l’atman serait plutôt recherche d’unité que de permanence. Il n’y a pas moins d’être dans les chatoyances de la mâyâ ou voile des apparences que dans le substrat unitaire dont elle émane. Pour les gnostiques, la rupture ontologique est totale entre noûs (qui inclut l’intellect) et corps. Le premier appartient au monde divin, le second au mal pur. Le psychique jouit, si l’on peut dire, d’un statut incertain entre les deux.
La perspective moderne a d’abord renversé la hiérarchisation d’un point de vue structurel. Le corps, par la chimie du cerveau, engendre le psychisme. Il semble que le new age soit écartelé entre cette hiérarchisation structurelle et un système de valeurs issu d’une compréhension superficielle des Upanishad relayée par Alice Bailey. D’où la valorisation des extrêmes, corps et “supra-mental” (rebaptisé intuition le plus souvent), en dessous desquels se placeraient l’affectif et, dans les enfers, l’intellect et la volonté qui tendent à se confondre[19].
L’anthropologie patristique — mais il faudrait ici nuancer le propos plus que ne le permet un article — reconnaît aussi une hiérarchisation qui place le noûs au sommet, la psyché en intermédiaire et le corps en bas de l’échelle. Mais, et c’est ce qui manque à toutes les autres perspectives, cette hiérarchisation s’accompagne, dans l’état adamique comme après la Résurrection, d’une kénose telle que Dieu se penche sur le noûs et le nourrit, le noûs nourrit l’âme, cette dernière nourrit le corps. La chute renverse ce processus. Dans le péché, le corps parasite le cosmos, l’âme le parasite à son tour et le noûs, s’il s’éveille, ce que rien ne garantit, parasite la psyché. La métanoïa, ou retournement, ne consiste pas seulement à s’ouvrir à l’amour divin, elle a pour conséquence de rétablir la circulation juste des nourritures et des énergies. Du fait même de cette kénose, la hiérarchisation structurelle ne peut pas se transformer en système de valeurs. Pour que le noûs accepte de nourrir l’âme, il faut qu’il lui reconnaisse une valeur et de même entre âme et corps. On ne peut à la fois nourrir et mépriser ce qu’on nourrit. Si la kénose abaisse le “plus grand” vers le “plus petit”, elle tend à élever en retour l’inférieur vers le supérieur. C’est ainsi que Théophane le reclus demande qu’on lui envoie un violon pour nourrir de musique son âme affamée. Le méprisant “c’est psychique !” qu’on entend parfois dans nos paroisses n’est pas chrétien. S’il est bon de limiter le foisonnement psychique pour permettre l’éveil noétique, il n’a jamais été question de dessécher l’âme ou de la mettre au pain sec et à l’eau. L’art liturgique tient compte de ses besoins autant que de ceux du noûs.
Lorsqu’un encratisme, dogmatique ou psychologique, s’installe, sa première conséquence est de briser le mouvement de kénose par lequel le supérieur nourrit l’inférieur et l’élève. C’est à dire de briser tout le processus de la création (“et Dieu vit que cela était bon”) et de la déification.

Le problème particulier de l’intellect

Ce mouvement de kénose est, en général, assez bien compris dans le domaine esthétique — du moins dans les milieux orthodoxes. La théologie de l’icône, l’art liturgique, le chant, les encens ont permis d’en avoir une approche expérimentale. Tout se gâte lorsqu’il s’agit de savoir comment nourrir les facultés intellectuelles. Citant un jour la phrase de monseigneur Jean, “le Christ est venu pour nous apprendre à penser autrement[20]”, j’ai observé à l'ECOF des réactions scandalisées. On n’osait pas trop contredire monseigneur Jean, hors de critique par définition, mais on doutait de l’exactitude de la citation ou de sa pertinence. Si par hasard j’ajoutais que les cours de l'ex-évêque Germain reprenant l’enseignement de monseigneur Jean sur l’antinomie, m’ont été précieux dans mes études universitaires et m’ont permis de me placer d’emblée dans une perspective transdisciplinaire, il n’était pas rare que ce soit vu comme une profanation de la théologie.
Il m’a fallu longtemps pour comprendre où se situait la difficulté. Les grands théologiens russes du début de ce siècle étaient souvent aussi mathématiciens et physiciens et cela ne leur posait aucun problème[21]. Théophane le reclus s’intéressait aux découvertes de la psychologie naissante en occident et certains de ses écrits ont un siècle d’avance sur les théoriciens contemporains. Là encore, aucun problème, aucune opposition entre théologie et scrutation du monde. La méfiance rencontrée chez certains orthodoxes, tant à l’ECOF que dans les milieux grecs (très rarement russes), venait-elle d’un héritage historique purement occidental, de l’opposition du positivisme à la foi chrétienne sous toutes ses formes ? Seraient-ce les dernières traînées de poussière d’une guerre de “boutiques” ? Il eût été temps de s’en débarrasser ! S’agissait-il de “l’air du temps” dont nous avons vu qu’il penche vers un encratisme anti-intellect ?
Il me semble aujourd’hui que la difficulté vient d’une confusion entre nourriture et scrutation. Si la science étudie les lois qui sous-tendent le cosmos ou la nature humaine, est-ce l’âme intellectuelle qui se nourrit parasitairement du monde, du corps, de la matière, au lieu de se nourrir de la contemplation noétique du divin ? Où commence la dévoration, où finit la légitime scrutation ? Cette difficulté est typiquement grecque. La theoria, dans l’antiquité grecque, c’est le regard mutuel entre les dieux et les hommes, les hommes et le cosmos[22]. On s’y “mange des yeux” autant que l’on se contemple gratuitement. La confusion est inconcevable dans la culture juive où l’essentiel de la relation nourricière de Dieu vers l’homme passe par l’écoute. Le regard n’est pas absent, mais il a fonction de constat, d’aide au discernement, toujours second par rapport à l’écoute.
Pour nous qui sommes largement héritiers de la culture grecque, la bonne question pourrait être : “Sommes nous en présence d’une kénose ou d’une domination parasitaire ?” Si les deux processus coexistent dans notre civilisation, l’usage scientifique de l’intellect est alors sans ambiguïté. Ce qui différencie le chercheur scientifique du philosophe, du gnostique, etc., c’est l’humilité intrinsèque de la démarche expérimentale[23]. L’intellect se penche vers la matière (ou vers le vivant animal), l’interroge et, en se laissant guider par ses réponses, lui permet d’exprimer ses potentialités cachées. Une expérience rapportée par René Dubos[24] m’a particulièrement frappée. Des éthologues ont cherché la communication avec les chimpanzés et, pour cela, leur ont fourni du papier et des crayons de couleur. Ils ont alors constaté que les dessins faits par les grands singes témoignaient d’une organisation et d’un embryon de sens esthétique. Ainsi les singes portent en eux le germe de l’art — mais sans l’intervention humaine et, entre autres, sans l’invention humaine du papier et des crayons, ce potentiel serait resté à jamais enfoui, stérile. Si, comme le disent les Pères, dans le processus de transfiguration cosmique qui accompagne la déification de l’homme, les animaux doivent s’humaniser, cette expérience en participe. Et ceci que les scientifiques en aient eu conscience ou non.
Que, par suite du péché, la démarche des chercheurs soient parasitée par les passions au même titre que tout en l’homme, c’est une évidence. Qu’une part de l’activité technique soit pure dévoration, convenons-en. Mais l’expérience prouve qu’un chercheur nourri de théologie orthodoxe pose plus vite les questions pertinentes et tend à élever ce qu’il interroge. Et puis, relire cette intuition ou cette vision de monseigneur Jean dans son commentaire d’Ezéchiel, cette anticipation du monde transfiguré où les usines brillent de toutes leurs lumières... Au début du XIe siècle, Fulbert de Chartres ou Gerbert d’Aurillac concevaient la science comme louange à Dieu, offrande d’une création embellie par la compréhension de l’homme. Aujourd’hui, nous sommes devenus pessimistes, culpabilisés par la pollution et la bombe atomique. Sans doute est-il bon que nous apprenions à scruter avec délicatesse et respect. Mais se faire idiot pour ne plus pécher... ? Douteux.
[1]Saint Irénée, Contre les hérésies.
[2]Apocalypse 2, 6 et 15.
[3]Dans sa version “de la main gauche”, comme diraient les yogis. De même les gnostiques, à partir du même mépris du corps vont le briser soit par la continence absolue soit par l’exaspération sensuelle temporaire, orgiaque, qui doit mener au dégoût et provoquer la rupture ascétique.
[4]Ignace d’Antioche, “Lettre aux Smyrniotes”, in Les Pères apostoliques, écrits de la primitive Eglise, trad. F. Quéré, Seuil - Sagesses, 1980, p.146.
[5]Evagre, Kephalaia gnostica. Voir à ce propos la remarquable étude de Guillaumont aux éditions du Seuil.
[6]Les ... d’Hermès Trismégiste, trad. Louis Ménard, reprint Trédaniel
[7]Louis-Claude de Saint-Martin, .... ; Sâr Péladan, L’occulte catholique, Paris, 190...
[8]Notons que dans l’Ecriture Sainte, l’amour n’est jamais nommé de manière abstraite. Il est commandé d’aimer Dieu, son prochain, ses ennemis, etc. Le complément incarne et concrétise.
[9]F. G. , communication personnelle reprise sous la forme “il y a de la conscience partout, sauf dans le mental” in “Qu’est-ce que le spirituel ? Déconstruction des croyances et retour à la première personne”, Imaginaire et conscience n° 1, 1998,
[10]Aldous Huxley, Les portes de la perception.
[11]Alice Bailey, Extériorisation de la hiérarchie, Dervy-Livres, 1986. Les textes réunis vont de mars 1934 à septembre 1949.
[12]On le trouve naïvement exprimé dans les Confessions d’Augustin, lorsqu’il raconte son propre baptême. Ils sont tout un petit groupe de disciples de saint Ambroise qui doivent recevoir le sacrement de régénération. Un d’entre eux s’abstient. Marié, il préfère attendre d’être veuf pour demander le baptême, afin de pouvoir mener une vie “pleinement chrétienne”. Toute une mentalité !
[13]Actes des Apôtres, 5, 38-39.
[14]C’est la traduction exacte de l’hébreu en Gn 3, que la plupart des Bibles françaises rendent par “arbre de la connaissance du bien et du mal”, ce qui en détourne singulièrement le sens. Il ne s’agit pas d’une ontologie dualiste ni même d’une morale absolutisée mais de dialectique plaisir/répugnance ou de systèmes de valeurs. Exactement ce que mettent en oeuvre les bulletins d’information télévisés.
[15]Claude Debru, Neurophilosophie du rêve, Hermann, Paris, 1990.
[16]Stanislav Grof, Royaumes de l’inconscient humain, trad. P. Couturiau et C. Rollinat,Le Rocher, Monaco, 1983.
[17]Arthur Koestler, Le cheval dans la locomotive.
[18]Cette affirmation se retrouve dans plusieurs textes en particulier dans le Mahabharata.
[19]Pour F. G., op. cit., la mémoire, la volonté et la logique sont des facultés du mental.
[20]Cours sur l’Antinomie, à paraître.
[21]Citons par exemple Florensky, mais c’est encore le cas de monseigneur Jean et de Maxime Kovalevsky.
[22]Charles Kerényi, La religion antique, ses lignes fondamentales, trad. Y. Le Lay, Georg, Genève, 1957, pp. 113-116.
[23]Comme le faisait remarquer à la dernière assemblée régionale du sud-est le père Jean Henri Zuang, un savant peut être personnellement orgueilleux, mais la démarche scientifique est toujours humble.
[24]René Dubos, L’homme et l’adaptation au milieu,

Structure de l’Apocalypse

Encore un texte ancien dont je ne sais plus s'il est paru ou non dans P.O. De toute manière, le reprendre peut intéresser quelques lecteurs...


L’Apocalypse de Jean n’apparaît dans les lectures liturgiques qu’au début du IVe siècle. Nous avons sur ce point le témoignage d’Eusèbe de Césarée qui se méfie de cette innovation et se demande s’il ne s’agit pas d’un texte gnostique ou, du moins, apocryphe. Il est difficile de lui attribuer une date de rédaction, plus difficile encore d’identifier son auteur. La tradition le confond avec Jean l’Evangéliste, mais de nombreux arguments de critique textuelle tendent à distinguer les deux hommes. Il n’en demeure pas moins que ce Jean de Patmos, à qui l’on peut attribuer aussi la seconde et la troisième épîtres, et qui signe seulement “l’ancien” ne peut être qu’un auteur chrétien du premier siècle ou des tous débuts du second. L’Apocalypse qu’il rédige n’est pas un texte isolé. Il s’agit d’un genre littéraire florissant dans les milieux juifs de cette époque. Sa symbolique se rapproche de celle du Pasteur d’Hermas mais, plus que ce dernier, témoigne d’une connaissance approfondie de l’Ancien Testament et tout particulièrement de la Genèse. Si l’auteur diffère de l’Evangéliste, il se rattache en tout cas à la même école, à la même lignée spirituelle.
La structure de l’Apocalypse s’éclaire lorsque on la rapproche du Poème de la création qui forme le premier chapitre de la Genèse. Autant qu’une vision eschatologique, il s’agirait donc du poème de la recréation du monde, d’envisager ce que l’apôtre Paul nomme “les douleurs de l’enfantement” comme une nouvelle Genèse. Chacun des septénaires qui rythment l’Apocalypse se réfère avec précision aux “jours” du Poème. Cette lecture n’est certes pas la seule envisageable : si l’on en croit la tradition rabbinique, les écrits inspirés de Dieu possèdent 70 niveaux de sens accessibles à l’homme et peut-être une infinité. Il ne s’agit donc pas ici de proposer une exégèse définitive. Mais le rapprochement que l’on peut opérer entre les deux créations permet une mise en perspective.
Les premiers mots des deux textes sont signifiants. Bereshit bara Ælohim : les exégètes juifs remarquent que le verbe bara est déjà inclus dans le bereshit qui signifie littéralement “en tête”. Or ce verbe, selon le très fort commentaire de Paul Nothomb, ne peut avoir qu’un sujet, Dieu, et qu’un complément, la liberté. Bereshit désignerait donc le don d’une liberté première qui serait aussi une pensée. Apokalypsis, en grec, signifie littéralement “hors de, à cause de ou depuis l’action de couvrir” et plus précisément de couvrir la tête d’un voile. L’Evangéliste commençait son Prologue par en archè, qui traduit exactement bereshit. La parenté d’intention semble évidente.
Avant la succession des “jours”, la Genèse nous décrit la terre informe et vide, tohu wa bohu, les ténèbres et les eaux couvées par l’Esprit ou le Souffle (ruach) de Dieu. La traduction française rend mal les résonances du verset hébraïque. Il ne s’agit pas du chaos des cosmogonies grecques, d’un état de désordre absolu, mais d’une dynamique puissante qui permet le mûrissement d’un univers dont les potentialités sont encore indifférenciées. Jean de Patmos retrouve une image très proche lorsqu’il cite Dn 7, 4 : “Voici qu’il vient parmi les nuées”. Dans le vécu des pays méditerranéens, il ne peut s’agir que des nuages bouillonnants et crépitants traversés des éclairs de l’orage : rien de diaphane ou d’éthéré dans cette vision, mais l’obscurité, la puissance et la vie.
La Genèse distingue trois modes d’action divins : Dieu bara, Dieu dit, Dieu sépare. C’est le texte le plus explicitement trinitaire de tout l’Ancien Testament. La vision du “fils d’homme” qui suit l’allusion aux nuées dans l’Apocalypse développe une christologie sans équivoque. Jean entend une voix “comme le son d’une trompette”. Il ne voit qu’ensuite l’homme transfiguré dont les yeux sont “comme une flamme de feu”, les pieds “comme du bronze rougi au four”, la voix “comme la voix des grandes eaux”. Toutes ces images apparaissent chez les Prophètes, dans les Psaumes ou le Deutéronome comme des icônes de Dieu. L’homme de la vision s’identifie : “J’étais mort et me voici vivant aux siècles des siècles. Je tiens les clefs de la mort et du séjour des morts”. On comprend les réticences d’Eusèbe de Césarée qui penchait vers l’arianisme. L’auteur de l’Apocalypse reprend dans sa vision l’affirmation du Prologue : Dieu dit, le Logos divin, “le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous.”
A partir d’ici, nous abandonnerons la lecture linéaire de ces textes pour une exégèse Jour par Jour. Les septénaires qui se suivent dans l’Apocalypse reprennent la même création sous des points de vue complémentaires : 7 Eglises, 7 sceaux, 7 trompettes, 7 coupes.
Le premier jour, ou plutôt le jour premier, archétype du rythme de la création et qui porte en lui-même sa plénitude, la lumière est nommée et séparée des ténèbres. Dans l’Apocalypse, l’adresse à l’Eglise d’Ephèse vient de “celui qui tient les sept étoiles dans sa main droite, qui marche au milieu des sept chandeliers d’or”, la thématique de la lumière est réaffirmée. Le vainqueur recevra “de manger de l’arbre de vie qui est dans le jardin de Dieu”, retrouvera donc l’Eden des origines. L’ouverture du premier sceau fait surgir l’archer couronné et vainqueur sur son cheval blanc. La première trompette précipite sur la terre de la grêle et du feu mêlés de sang qui consument arbres et verdure. La première coupe verse un ulcère sur les hommes marqués par la bête. Ces trois images semblent s’éloigner, à première lecture, de la thématique de lumière. Mais il faut savoir que si les flèches, dans la symbolique de l’antiquité, désignent les épidémies, elles sont le plus souvent associées aux rayons solaires. En Grèce, Apollon, figure solaire et donateur de lumière, est aussi l’archer qui dispense les pestes. A Sumer, le Soleil d’été devient Nergal, maître des fièvres et pourvoyeur des enfers. Pour les contemporains, il s’agissait d’une allégorie limpide. Le feu et le sang qui accompagnent la grêle offrent la même ambivalence, puisqu’ils signifient énergie et vie autant que destruction. Enfin l’ulcère est souvent associé, comme l’épidémie, à une brûlure solaire. Tous ces symboles se rejoignent : la lumière de vie blesse si elle devient trop intense ; la lumière divine blesse celui qui ne peut plus la supporter. D’autre part, il serait imprudent de s’en tenir à l’aspect terrifiant de ces visions. Quelle épidémie va propager l’archer qui part “en vainqueur et pour vaincre” ? Son arc ne serait-il pas celui que Noé voit s’éployer dans les nues au sortir du déluge, signe d’alliance entre Dieu et l’homme ? Seul l’ulcère semble ne pas avoir de contrepartie positive, sauf si l’on se souvient de l’épreuve de Job.
Le second jour de la Genèse voit l’appel de l’étendue et la séparation des eaux d’en haut et d’en bas. Paul Nothomb remarque qu’il s’agit de la seule étape de la création qui ne comporte pas le sceau de l’approbation divine : “Dieu vit que cela était bon” ; comme si elle restait alors inachevée ou imparfaite. Dans l’Apocalypse, l’adresse à l’Eglise de Smyrne est dite par “le premier et le dernier, celui qui était mort et qui est revenu à la vie”, et le vainqueur “ne sera pas touché par la seconde mort”. Tout se passe comme si la résurrection représentait la plénitude de la séparation des eaux. L’ouverture du second sceau fait apparaître le guerrier armé de l’épée, sur un cheval rouge, qui reçoit “le pouvoir d’ôter la paix de la terre”. La seconde trompette jette dans la mer une montagne embrasée qui change l’eau en sang. La seconde coupe, versée également dans la mer, la change encore en sang, mais celui d’un mort. C’est la seule répétition de l’image dans tout le texte. Le cheval a aussi la couleur du sang, qui signifie la vie. Les allusions évangéliques sont claires : le Christ “n’est pas venu apporter la paix mais la guerre”, il change l’eau en vin à Cana et le vin en son propre sang lors de la Cène. La mer, en hébreu, ce sont les eaux d’amertume. Au delà des apparences terribles, il s’agit du combat contre la mort.
Au troisième jour, le sec émerge de l’univers fluide, puis la verdure et les arbres, la vie végétale. Il englobe deux étapes de la création, scellées par “Dieu vit que cela était bon”, la première venant achever l’oeuvre du second jour. Nous retrouvons cette dualité dans l’Apocalypse. L’adresse à l’Eglise de Pergame vient de “celui qui a l’épée aiguë à deux tranchants”, le vainqueur reçoit “de la manne cachée et un caillou blanc” sur lequel est inscrit un nom nouveau, inconnaissable. De même, l’ouverture du troisième sceau suscite un cavalier, monté sur cheval noir, une balance à la main et une voix qui fixe le prix du blé et de l’orge, interdit de toucher à l’huile et au vin. Ajoutons que la balance a toujours deux plateaux. La troisième trompette fait tomber sur les fleuves l’étoile Absinthe. La troisième coupe transforme les fleuves en sang, puis l’ange des eaux parle : “Ils ont versé le sang des saints et des prophètes et tu leur as donné du sang à boire.” Que pèse la balance du cavalier sombre ? Les grains ou les coeurs ? Notons encore que si le blé et l’orge, qui servent à faire le pain, sont mesurés et leur valeur fixée, l’huile et le vin qui doivent rester en abondance sont les remèdes évoqués dans la parabole du bon Samaritain. Les médecins faisaient macérer les médicaments dans l’huile ou le vin, selon qu’ils devaient être pris par voie externe ou interne. L’absinthe elle-même faisait alors partie de la pharmacopée. Ici la recréation est guérison.
Le quatrième jour, Dieu nomme les astres et les temps et leur confie la fonction de séparer, comme au premier, lumière et ténèbres. Il y a là comme une maturité de la création, un gain de discernement. La thématique de la lumière reparaît aussi dans l’Apocalypse. Celui qui parle à l’Eglise de Thyatire “a les yeux comme une flamme de feu”, “les pieds (...) semblables à du bronze” et le vainqueur reçoit “autorité sur les nations” et “l’étoile du matin”. L’ouverture du quatrième sceau fait surgir la mort sur cheval verdâtre, accompagnée du séjour des morts. Au son de la quatrième trompette, “le tiers du soleil fut frappé, ainsi que le tiers de la lune et le tiers des étoiles, afin que le tiers en soit obscurci et que le jour perde un tiers de sa clarté ; et la nuit de même”. La quatrième coupe, versée sur le soleil, brûle les hommes par le feu. L’exégèse de cette quatrième étape est plus difficile car elle semble concerner d’abord le monde cosmique.
Le cinquième jour de la Genèse marque l’apparition de la vie animale dans les eaux et dans les airs. Pour la première fois depuis le début du Poème, la parole de Dieu ne suffit pas. Dès qu’il a dit “Que les eaux grouillent d’êtres vivants...”, il les bara, leur accorde donc un degré de liberté supplémentaire. Puis il ne sépare pas mais les bénit. L’individuation, la tension vers la personne, s’exprime sur un autre mode qui respecte la nouvelle autonomie de l’univers. A l’Eglise de Sardes parle “celui qui a les sept esprits de Dieu et les sept étoiles”. Notons qu’il n’est plus question de chandeliers mais de souffles (pnevmata), ou des sept dons de l’Esprit Saint. Le vainqueur “se vêtira de vêtements blancs, je n’effacerai pas son nom du livre de vie et je confesserai son nom devant mon Père et devant ses anges.” L’ouverture du cinquième sceau montre sous l’autel les âmes des martyrs qui reçoivent ce vêtement blanc. La cinquième trompette est suivie d’une vision complexe : une étoile tombée reçoit la clef de l’abîme, l’ouvre, il en sort la fumée d’une grande fournaise et des sauterelles, chimères de chevaux, d’hommes, de femmes, de lions, de mécanique et de scorpions. La cinquième coupe, versée sur le trône de la bête, en obscurcit le royaume. Les hommes en sont torturés mais “ne se repentent pas de leurs oeuvres”. Il semblerait qu’ici les réalisations humaines, les choix spirituels de civilisation soient l’équivalent des animaux primitifs. La liberté nouvelle implique une responsabilité, une douloureuse éducation de l’humanité par les conséquences de ses oeuvres.
Le sixième jour, comme le troisième, comporte deux étapes, l’appel des animaux terrestres et la création de l’homme. Après la parole qui nomme : “faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance”, a lieu un triple bara : “Dieu bara l’homme à son image — il le bara à l’image de Dieu — homme et femme il les bara”. L’image trinitaire en l’homme est une liberté tri-unique. Vient alors la bénédiction et, pour la première fois, Dieu parle à sa créature comme un père parle à l’enfant. L’Apocalypse suit le même rythme. A l’Eglise de Philadelphie, “voici ce que dit le Saint, le Véritable — celui qui a la clef de David — celui qui ouvre et personne ne fermera — celui qui ferme et personne n’ouvrira” et “du vainqueur je ferai une colonne dans le temple de mon Dieu et il n’en sortira plus. J’écrirai sur lui le nom de mon Dieu et celui de la ville de mon Dieu, la nouvelle Jérusalem qui descend du ciel d’auprès de mon Dieu, ainsi que mon nom nouveau.” L’ouverture du sixième sceau reprend la prophétie eschatologique du Christ : tremblement de terre, soleil obscurci, lune “comme du sang”, étoiles qui tombent et ciel qui se retire “comme un livre qu’on roule”. Vient alors le rassemblement de la foule de ceux qui portent les robes blanches et doivent recevoir le sceau des serviteurs de Dieu. La sixième trompette délie les quatre anges enchaînés sur l’Euphrate. Immédiatement, ils deviennent une armée de feu, d’hyacinthe et de soufre. La sixième coupe, versée aussi dans l’Euphrate le tarit, la gueule du dragon, celle de la bête et la bouche du faux prophète s’ouvrent, il en sort trois esprits démoniaques qui rassemblent à Armaggédon “les rois de toute la terre” pour le combat. Notons que ce combat, qu’il s’agisse de la trompette ou de la coupe, n’oppose pas deux armées, il s’agit toujours d’une armée sans adversaire désigné, tout comme l’Euphrate d’Eden, dans la Genèse, n’entoure aucun pays. L’ébranlement cosmique se traduit en colère des orgueilleux et des idolâtres, mais en colère pure, sans objet, sans prétexte, un état spirituel.
Le septième jour, l’oeuvre de Dieu est achevée et il entre dans son repos. Mais il le bénit et le sanctifie. L’adresse à l’Eglise de Laodicée vient de “l’Amen, le témoin fidèle et véritable, l’auteur de la création de Dieu” et le vainqueur, “je le ferai asseoir avec moi sur mon trône, comme moi j’ai vaincu et me suis assis avec mon Père sur son trône”. Le septième sceau s’ouvre sur un silence, la septième trompette est d’abord annoncée comme le jour où “le mystère de Dieu s’accomplirait”. Quand elle retentit, elle est suivie de la louange : “le royaume du monde est passé à notre Seigneur et à son Christ. Il régnera aux siècles des siècles !”, le temple s’ouvre et l’arche de l’alliance apparaît. Et lorsque la septième coupe est versée dans l’air, une voix vient du trône et dit “c’en est fait”. Après l’ébranlement vient le silence de l’accomplissement.
Mais ce silence n’est pas une stase. Après l’adresse aux sept Eglises vient la vision de la liturgie céleste. Après l’ouverture du septième sceau, l’offrande de l’encens. Après l’annonce de la septième trompette, Jean reçoit de l’ange le livre ouvert qu’il doit avaler, puis le roseau pour mesurer le temple, comme Ezechiel, et la vision des deux témoins, de leurs tribulations et de leur résurrection. Lorsqu’elle a résonné, c’est la grande vision de la femme revêtue de soleil, et qui enfante un fils que le dragon cherche à dévorer, vision que suit celles de la bête qui monte de la mer et de la bête qui monte de la terre, la liturgie de l’Agneau, la moisson et la vendange. Après la septième coupe vient le jugement de la prostituée, l’Alléluia de la liturgie céleste et les noces de l’Agneau, le combat annoncé dans la sixième étape, la première résurrection, la défaite de Satan, la résurrection générale, le renouvellement des cieux et de la terre. Ce silence s’avère de plus en plus plein et opératif. Remarquons que les visions qui parachèvent l’Apocalypse forment également un septénaire, mais qu’il serait difficile de comparer avec les “jours” de la Genèse : la nouvelle création s’opère par des phases nouvelles qui ne sont plus des “jours” rythmés du soir et du matin.

Geneviève Béduneau

Vox populi, vox Dei

Autre article ancien, refusé par un imbécile, mais que j'ai envie de sauver de l'oubli. Evidemment, l'actualité n'est plus très fraîche.


L’actualité nous confronte parfois à des ordres de réalité fort gênants pour les “sciences humaines” agnostiques, mais qui peuvent aussi poser aux théologiens quelques problèmes. Deux tentations, depuis les grandes querelles des premiers siècles, guettent ces derniers : s’installer dans la contemplation des sublimes hauteurs où brillent les énergies divines, où chantent les chœurs angéliques, en oubliant le sang, la boue, la misère, et par quelles souffrances passe l’humanité, en oubliant surtout que Dieu s’est fait homme et homme dans une catégorie sociale sans privilège ; s’installer dans son Eglise comme un chanoine du XVe siècle dans ses fourrures, et ne plus rien voir de ce qui se passe au dehors, oubliant cette fois que l’Eglise n’a de sens que comme mystère au cœur de cet immense mystère qu’est la vocation de toute l’humanité. “Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu.” L’homme, pas “l’homme d’Eglise” ni “le seul chrétien”. Que l’on me comprenne bien. Il ne s’agit pas de tomber dans les oublis inverses, de restreindre son regard aux seules difficultés de l’homme concret, ni de se détourner du nécessaire service de l’Eglise, ce serait remplacer une déviance par une autre. La tentation dont je parle consiste à s’installer, et à ne plus voir ce qui pourrait remettre en question cette installation.
L’actualité récente nous offre de quoi réfléchir. Nous venons d’assister coup sur coup à deux “canonisations sauvages”, à des élans populaires qui rappellent les foules qui se pressaient, dans le haut moyen âge, aux obsèques d’évêques, moines ou laïcs reconnus spontanément comme des saints. Qu’il s’agisse de la princesse Diana ou de mère Térésa, la même ferveur collective s’est exprimée, les autorités de l’Etat n’ont fait que suivre et tenter, plus ou moins adroitement, de canaliser l’imprévisible. Imprévisible ? Voire ! Nous avions déjà assisté à un tel mouvement lors de l’assassinat d’Itzakh Rabin. L’intérêt “professionnel”, en tant qu’historienne de l’hagiographie, m’a fait suivre la retransmission télévisée de ces obsèques, dans les deux cas. Or si mère Térésa s’inscrit dans un modèle de sainteté historiquement bien défini, moniale au service des pauvres, fondatrice d’un ordre religieux, rattachée à une Eglise fortement institutionnalisée, il n’en va pas de même de Diana. Pourtant, lors des obsèques, le terme de canonisation a été prononcé par son propre frère, lord Spencer, qui y voyait une “tentation” et redoutait qu’elle soit réductrice, qu’elle fasse oublier la joie de vivre et le sens de l’humour de sa sœur. Etrange crainte. En quoi la sainteté serait-elle forcément triste ? Des images du passé me venaient tout au long des cérémonies. Pour mère Térésa, devant ce déploiement de fastes officiels, je ne pouvais me retenir de penser aux obsèques de sainte Radegonde décrites par Venance Fortunat, aux moniales de Sainte-Croix empêchées par leur règle de suivre le cortège funèbre et qui pleuraient et criaient penchées aux fenêtres. Certes les moniales de mère Térésa étaient présentes mais je regardais les bancs vides qu’on avait réservés aux pauvres “triés sur le volet”, lesquels n’avaient pas su comment retirer les tickets d’entrée, ou pas pu prendre un temps de congé. Notons d’ailleurs que, dans le même esprit, les représentants d’organisations humanitaires invités à suivre le cercueil de Diana furent ensuite relégués dans une autre église, devant un écran de retransmission. Notre civilisation ne mélange pas les torchons et les serviettes.
Soyons clairs. Les deux offices funéraires auraient été compris, jusque vers l’an 800, comme des cérémonies de canonisation immédiate. Et je dis bien les deux. Si l’éloge de mère Térésa était sans surprise, les termes employés par l’archevêque de Cantorbéry pour Diana avaient de quoi choquer l’agnosticisme médiatique : “Nous Te rendons grâce, Seigneur, pour ses qualités et sa force (...), pour sa capacité à s’identifier aux plus démunis” — remerciant Dieu pour “la vie et l’œuvre” de Diana et priant pour les oeuvres caritatives dont elle s’occupait, il la nomme “phare d’espoir et source de force” — enfin, il termine par “prions pour être inspirés pour servir comme elle a servi (...) donne nous, Seigneur, un cœur ferme...” Il faudrait citer toute cette oraison, dont j’ai pu noter au vol ces quelques phrases, et que les journaux télévisés n’ont pas reprise dans leur résumé. Ajoutons que tout l’office funèbre était centré sur l’espérance de la résurrection. Je songeais aux saintes reines de l’histoire, à Radegonde, à Bathilde, à Elisabeth de Hongrie surtout.
L’attitude des media, surtout de la télévision française officielle, témoigne d’une profonde résistance à l’événement. Que les journalistes avaient donc du mal à quitter leur univers mental ! Au bout de deux jours, ils ont voulu faire passer les suites de la mort de Diana dans les dernières “pages” du journal télévisé. Le message était clair : “Ça suffit comme ça.” La pression populaire les a forcés à la remettre à la une. Il est vrai que les discours politiciens semblaient grisâtres en comparaison. Le vendredi soir, lors de l’annonce du décès de mère Térésa, ils se bornaient à noter que, là aussi, la foule se pressait avec des fleurs. Le samedi 6 septembre, les commentaires se résumaient à : “Je ne comprends pas, je n’ai jamais vu ça.” C’était faux. Ils l’avaient déjà vu lors de l’assassinat de Rabin, mais ils avaient alors cru se l’expliquer par la situation politique d’Israël, l’inquiétude pour la paix, des concepts qu’ils savaient manier. Le samedi soir, France 2 faisait sa une sur mère Térésa et montait en épingle ses prises de position contre l’avortement. Il fallait à tout prix introduire une zone d’ombre. Les jours suivants, on assistait à une tentative lamentable pour opposer les deux femmes : mère Térésa était une “vraie sainte”, sauf bien sûr quant à l’avortement, alors que Diana “n’avait fait le bien que pendant deux ans”. Cette hargne officielle, sur la télévision étatique, avait de quoi surprendre, d’autant qu’elle amenait les chaînes publiques et privées à rompre l’accord coutumier : en “zappant” de l’une à l’autre, on ne retrouvait plus les mêmes dépêches dans le même ordre, ni le même ton de commentaires. Bigre ! L’audimat et les groupes de pression n’étaient plus rois ? Il fallait que les enjeux soient de taille ! Il m’est alors revenu que, lors de l’incendie de la cathédrale de Turin, les commentaires de France 2 avaient été des plus acides contre le peuple qui se réjouissait que les pompiers aient sauvé le Saint Suaire, alors que des oeuvres d’art étaient à jamais détruites et que personne ne s’en souciait. Etrange comme le spirituel les gêne. On croirait entendre les discours anticléricaux du siècle dernier ou même des Lumières, l’argumentaire de d’Alembert ou de Voltaire, avec le même mépris des “superstitions” du peuple.
Mais allons ! Ce discours serait même plus ancien dans l’histoire. C’est celui des humanistes de la Renaissance contre le culte des saints, ou celui des empereurs iconoclastes de Byzance. Voire celui des gnostiques. Au nom d’un Dieu repoussé dans l’abstraction à force de lui refuser tout mouvement, toute “imperfection” au regard de notre intelligence, puis au nom d’une “raison” tout aussi abstraite, il s’agit de museler les mouvements collectifs spontanés, surtout les mouvements de vénération. Ce recul aristocratique entraîne toute une vision du monde, une dévalorisation a priori de l’humanité. Le schéma de base serait toujours du même type : l’homme est mauvais, stupide, dégénéré ou “en enfance”, seuls quelques uns atteignent un état de régénération ou d’évolution suffisant pour sortir de cette condition avilie ; l’élite ainsi formée devra donc se retirer dans sa tour d’ivoire ou forcer le peuple à prendre “la bonne voie”, car rien de bon ne peut sortir de cette masse informe.
Nous retrouvons ce schéma dans le commentaire médiatique, tant pour les obsèques de Diana que pour celles de mère Térésa, commentaire qui souligne “l’émotion populaire”. Et certes l’émotion n’était pas absente. Mais réduire le mouvement auquel nous avons assisté à une simple réaction émotionnelle, c’est se condamner à n’y rien comprendre. Depuis les néo-platoniciens ou peut-être Platon lui-même, l’émotionnel est situé assez bas dans la hiérarchie des facultés humaines, et considéré comme subalterne si ce n’est comme parasite, signe en tout cas d’une immaturité de l’être. Il dominerait les stades transitoires, ou les hommes inachevés que sont, dans le modèle grec antique, l’enfant, la femme et... le bas peuple, esclaves, métèques et artisans pauvres. Cette psychosociologie minimale est reprise presque sans nuances depuis Voltaire. Insister sur l’émotion, que ce soit pour la flatter dans la presse destinée au “grand public” ou pour la commenter avec un léger dégoût sur la chaîne officielle, revenait à minimiser et dévaloriser l’hommage spontané de la foule. Et comme la foule est réputée versatile, la courbe de ce mouvement d’opinion avait même été prévue. Il aurait du se tasser au bout de deux jours, connaître un bref regain le jour des obsèques et se déliter ensuite. Un journaliste de France 2 l’a naïvement avoué à propos de Diana, ajoutant qu’il ne comprenait pas pourquoi, au lieu de cette courbe prévisible, on avait assisté à une croissance continue, à une véritable lame de fond. On ne peut certes reprocher à un homme immergé, de par sa profession, dans l’actualité la plus fluctuante d’ignorer l’histoire. Les seuls points de comparaison possibles se trouvaient dans un passé vieux de plusieurs siècles.
La courbe escomptée par les journalistes reflète assez bien, en effet, ce qui se passe lors de réactions émotionnelles collectives ; comme d’ailleurs lors d’émotions individuelles. La vague monte et retombe aussitôt. Il s’agirait même d’un processus physiologique. Le corps humain se fatigue et ne peut produire en permanence les neurotransmetteurs, adrénaline, noradrénaline, phényléthylamine, etc., impliqués dans une poussée émotionnelle. Leurs antagonistes, en particulier les endorphines, entrent en jeu et rétablissent l’équilibre. Le seul constat d’une croissance continue, exponentielle, de la “réaction” populaire, par delà toute fatigue du corps et du cerveau, suffirait à démontrer qu’il ne s’agissait pas d’une vague d’émotion, qu’il ne s’agissait même pas d’une fluctuation psychique. Il y avait à l’œuvre quelque chose de stable, une puissance, une absolutisation qui sont parmi les critères du spirituel. Il faut alors reconnaître que la dimension noétique est active au niveau collectif autant qu’au niveau individuel, et se demander quel est le sens d’un mouvement spirituel populaire de cette ampleur.
Dans l’antiquité tardive et le haut moyen âge, il aurait constitué un signe de sainteté, surtout si, comme ce fut le cas et pour Diana et pour mère Térésa, les gens du peuple interrogés avaient mis l’accent sur la charité, le rayonnement et la joie. Les éléments biographiques les plus souvent cités lors des “micros trottoir” furent, pour Diana, le baiser au malade atteint du sida, l’enfant lépreux tenu dans ses bras et l’action contre les mines anti-personnelles ; pour mère Térésa, l’amour dispensé aux mourants. Ces éléments ont leurs répondants dans les récits hagiographiques. C’est le manteau partagé de saint Martin, le baiser au lépreux de saint François d’Assise, le combat de saint Léonard de Noblat en faveur des prisonniers, les aumônes de sainte Elisabeth de Hongrie, et j’en passe. Vox populi, vox Dei. Cet adage n’est pas un proverbe, mais un élément de droit canon pris en compte dans les canonisations — y compris après le XIIIe siècle dans l’Eglise romaine, même s’il n’était plus déterminant — et dans certaines élections épiscopales. Lorsqu’un mouvement spirituel se discerne dans un peuple entier, lorsqu’une importante fraction de l’humanité répond par l’unanimité du cœur, on peut penser que cette réponse est donnée à Dieu même et sous l’inspiration de l’Esprit Saint.
Il y a là un mystère, dont on trouverait l’exemple dans l’Evangile. L’exégèse classique des attitudes de la foule aux Rameaux puis le Vendredi Saint a trop souvent mis l’accent sur la versatilité du peuple et servi de justification à un certain élitisme soit monastique, soit clérical. Les événements de ces dernières semaines m’ont fait prendre conscience d’une différence essentielle. La foule qui jette des rameaux d’olivier et qui étend ses manteaux sous les sabots de l’ânesse portant le Christ agit spontanément. Lors du procès de Jésus, elle est excitée par des meneurs, selon des techniques de manipulation utilisées depuis que la politique existe. Passons sur l’interprétation “romantique” qui voudrait que seuls, aux Rameaux, les enfants et les adolescents aient chanté “Hosannah au fils de David !”, par opposition aux adultes endurcis criant lors du procès ; elle n’est due qu’à une méconnaissance tardive de l’araméen. L’expression “enfants de [tel peuple, telle ville]” désigne l’ensemble du peuple, vieillards compris ; cet hébraïsme exprime le lien de dépendance affective et charnelle de l’individu à l’égard des structures collectives, famille, clan, peuple, perspective banale dans l’antiquité. Mais, de plus, cette expression liturgique ne se trouve même pas dans le texte évangélique. Jean emploie polys o elthon, “beaucoup de ceux qui venaient” pour désigner la foule des Rameaux. Marc se contente de polloi , “beaucoup”. Matthieu utilise ochlos, “la multitude, la foule”, terme qui implique un embarras de circulation, un encombrement des voies de passage. Luc ne qualifie pas : “ils” jetaient leurs manteaux. Lors du procès, par contre, tous les évangélistes signalent la présence de meneurs stratégiquement dispersés qui entonnent les slogans comme dans n’importe quelle “manif” organisée. Les foules à l’œuvre ne sont pas les mêmes, qualitativement s’entend. Ce qui agit en elles n’est pas non plus du même ordre. La foule des Rameaux s’ébranle spontanément et le cérémonial qu’elle improvise ressemble beaucoup à ce qui accompagne les canonisations spontanées. Celle du Vendredi Saint est travaillée psychiquement par des professionnels. Ne confondons pas les registres.
Une autre réflexion s’impose. Il faudrait pour le démontrer dans le détail, exemples à l’appui, un ouvrage de plusieurs centaines de pages. Les témoignages historiques décrivent de nombreux mouvements de foule. La plupart sont le signe de manipulations psychiques mises en oeuvre pour défendre les intérêts de telle ou telle faction politique. Même dans les révoltes brusques, des meneurs se dégagent dès les premières heures. Mais je n’ai pas d’exemple de mouvement spontané, inorganisé et sans hystérie, qui engage une foule dans une action d’inversion spirituelle. Lorsqu’un peuple se voit entraîné dans une liturgie ténébreuse, il est toujours solidement encadré par une organisation extrêmement structurée ; le nazisme en donne un exemple à notre époque, mais on retrouverait le même phénomène à d’autres (rares) moments de l’histoire, comme les cultes sanglants de Phénicie ou les conquêtes assyriennes. Hors de ces structurations rigides, le diable reste le diviseur, l’empêcheur de la synergie interne de l’humanité. Retournons le problème : quand l’humanité, au moins temporairement, trouve spontanément son unité, c’est qu’elle s’ouvre à Dieu consciemment ou inconsciemment. Et c’est sans doute le seul cas où l’on peut parler véritablement de vox populi, sinon il n’y a guère qu’amplification de la voix des idéologues ou des princes. Le vocabulaire savant est tout aussi révélateur. Si nous avons développé une psychosociologie, une psychologie des foules, nous n’avons même pas de mot pour désigner l’émergence collective du noûs.
A notre époque, nous avons assisté à plusieurs de ces émergences spontanées. Du moins plusieurs ont-elles été répercutées par les media. Il est intéressant de noter que, dans une civilisation agnostique qui refuse et cache la mort, elles ont inventé un nouveau rite funéraire : apporter fleurs et flammes de bougies sur le site même d’une mort ou près de lieux symboliques. Ce rite “sauvage”, pour ce que nous en savons, semble renouer avec des pratiques très archaïques, avec une mémoire qui remonte au moins au néolithique profond si ce n’est aux origines de l’humanité, mais en les adaptant aux conditions de notre temps. On voit aussi se généraliser la coutume du portrait funéraire qui s’était développée dans l’antiquité autour du bassin méditerranéen. Après quoi, mais après seulement, les institutions religieuses et étatiques parachèvent le cérémonial. Il est intéressant aussi de voir que de tels mouvements vont forcer la main des autorités ; c’est particulièrement net dans le cas de Diana, mais il en allait de même pour Rabin, le rite juif étant d’ordinaire beaucoup plus discret même pour des hommes d’état.
Vox populi, vox Dei. Il reste que de telles “canonisations sauvages” posent un problème aux théologiens. Nous sommes tous conscients que “l’Esprit souffle où Il veut” et n’est pas entravé par les frontières ecclésiastiques, que “l’Eglise invisible” dépasse peut-être l’Eglise visiblement structurée. Cependant, comment accueillir et accompagner une reconnaissance de sainteté qui contredit les critères canoniques ? Pour nous en tenir à ces dernières années, Itzakh Rabin est juif, Diana anglicane et mère Térésa catholique romaine. Autant dire qu’il y a peu de chances de les voir figurer un jour au synaxaire orthodoxe. Depuis les débuts du mouvement œcuménique, de nombreux orthodoxes vénèrent en privé saint François d’Assise ou la petite Thérèse et des catholiques romains de plus en plus nombreux se tournent vers saint Seraphim de Sarov ou saint Silouane de l’Athos. Et ce ne sont là que les exemples les plus criants. Une façon d’éluder le problème consiste à dire que la fête de la Toussaint permet de célébrer les saints inconnus ou impossibles à reconnaître. Elle a tout de même l’inconvénient de l’anonymat. Fêter ensemble les saints dont on ignore tout, jusqu’au nom, est une chose ; fondre dans cette foule lumineuse les saints connus et nommés engendrés dans des Eglises hérétiques ou schismatiques en est une autre. La relation aux saints est une réalité vivante, sinon elle n’aurait pas plus de sens ni d’impact que les listes des monuments aux morts ou d'anciens élèves des grandes écoles, qui n’intéressent personne. Or, de plus en plus, la reconnaissance spontanée des saints présents ou passés transcende les divisions non seulement des Eglises chrétiennes mais des diverses religions. C’est là un phénomène nouveau, qui n’a pas de répondant historique à ma connaissance. Quelque chose émerge dans l’humanité, comme une conscience encore obscure ou embryonnaire de la communion des saints. Nous pourrions y voir le signe encore ténu d’une maturation spirituelle de l’humanité, une étape franchie à l’intérieur de la nature humaine. Si c’est le cas, il s’agit d’un signe d’espérance fort. Il signifie que le mystère du salut commence à se manifester de manière visible dans toute l’humanité. Immense confirmation de notre foi.
Comment l’accueillir sans pour autant faire de l’œcuménisme bâclé, sans tomber dans un syncrétisme où se perdrait le trésor sans prix de la théologie ? Nous savons tous aussi, même si parfois la courtoisie nous empêche de le dire crûment, qu’une erreur théologique durable entraîne pour l’humanité des souffrances sans nombre et des impasses existentielles. Les exemples historiques ne manquent pas, qu’il est souvent paradoxalement plus facile aux historiens agnostiques d’analyser : ils n’ont pas à craindre de fâcher tels ou tels “frères ennemis”. Pour nous borner aux faits qui servent de référence dans tous les ouvrages universitaires, on connaît depuis Weber le rôle du biblisme protestant dans la genèse du libéralisme économique et celui du pessimisme puritain dans la manière dont les USA conduisent leurs guerres. On sait aussi comment l’ecclésiologie romaine a favorisé une rupture entre science et foi dont on ne trouve pas trace en Russie orthodoxe avant la révolution d’octobre. Il serait donc criminel d’abandonner l’exigence dans la recherche de vérité. Mais cette exigence même nous demande d’être attentifs à ce qui traverse et travaille l’humanité, aux évolutions profondes, aux émergences qui renouvellent l’homme autant qu’aux gouffres ouverts sous ses pas.
Sans les pesanteurs des politiques ecclésiastiques (qui valent mieux, à tout prendre, comme mode relationnel que les combats de moines armés de pioches et de barres à mine des Ve-VIe siècles), l’accueil des saints reconnus par la vox populi mais ne répondant pas aux critères canoniques de confession de foi orthodoxe serait assez simple. Il suffirait de créer une troisième liste en plus de l’obituaire où sont nommés les défunts ordinaires pour qui nous prions régulièrement et du sanctoral, quitte à tâtonner un peu avant de trouver l’expression liturgique la plus juste. Il ne s’agirait pas de “degrés” ou de “semi-sainteté”, et surtout pas d’introduire subrepticement quelque équivalent amélioré du purgatoire, mais simplement de reconnaître que l’Esprit a soufflé là, inspiré et habité telle personne hors de nos murs, même si nous ne comprenons pas pourquoi. La première Eglise qui se risquerait à l’instituer pourrait bien déclencher le tollé des autres. La lenteur dans les évolutions est peut-être le prix à payer pour des relations plus courtoises et diplomatiques, elles aussi demandées par la vox populi. Il reste à espérer que ces lenteurs n’en viendront pas à paralyser l’esprit prophétique, sinon nous risquerions de vérifier expérimentalement la phrase terrible que le père François Brune lançait à l’Eglise romaine : “Si Dieu ne peut plus passer par son Eglise, Il passe à côté ou par dessus, mais Il passe.”

Geneviève Béduneau