Monday, December 08, 2014

Révolutions



Le monde tel qu’il va n’est pas forcément satisfaisant mais pourquoi toutes les révolutions, à commencer par celle de Cromwell, débouchent-elles sur un totalitarisme ? Pourquoi l’Angleterre fut-elle la seule à réussir une restauration après la brisure ? Ces questions ne sont pas triviales. Il faudrait aussi se demander pourquoi les révolutions abouties sont nées au XVIIe siècle. On connaît autrefois des révoltes, des coups d’État, des effondrements mais que l’on ne peut qualifier de révolution au sens moderne.
La forme républicaine n’est pas en cause. On la connaît depuis l’antiquité sous diverses variantes. C’est Athènes, c’est Rome, c’est Alexandrie, c’est même le thing germanique. Plus tard, ce seront les cités italiennes, Gènes, Venise, Florence avant les Médicis. Les chefs y assument un pouvoir plus bref que celui des rois qui règnent à vie mais ce sont des chefs. Que leur autorité provienne de leur fonction ou de leurs qualités propres, ils semblent avoir été respectés, écoutés et suivis. En même temps, l’implication constante des citoyens dans les décisions de la cité les préservait du fléau qui menace tout dirigeant, se couper du réel et ne plus obtenir que des flatteries en lieu et place d’information. Même si les citoyens ne représentent pas l’ensemble de la population vivant sur le territoire de la cité, si cette qualité correspond à des critères précis comme la nationalité aujourd’hui, on peut compter la forme républicaine au rang des quatre ou cinq formes d’organisation que connaît l’humanité depuis les origines.
On peut classer ces formes politiques, au sens de structures de la polis, de la cité, selon le système de circulation de l’information qu’elles représentent. La plus simple mais aussi la plus rigide est ce que l’on appelle en informatique maître-esclaves. Il n’existe qu’un seul centre de décision, l’information descend de lui vers les exécutants et tout appartient à la communauté régie par le chef. C’est la forme la plus animale de socialisation des mammifères, celle qu’on retrouve dans les hardes de cerfs comme dans les meutes de loups. Dès que l’on dépasse la taille de la meute, dès que cette forme requiert une cascade hiérarchique, l’information ne peut plus remonter intégralement jusqu’au décideur alors même qu’elle continue de descendre. Dans une société humaine, cela signifie qu’il n’existe qu’une forme collective de propriété sauf pour les biens les plus élémentaires comme les vêtements et quelques parures, que tout le monde, du ministre au paysan, est fonctionnaire. L’exemple le plus abouti : l’Egypte pharaonique de la 1ère dynastie. Ce modèle ne supporte pas les chocs et, les mauvaises décisions s’accumulant faute d’information fiable, s’effondre dès que sa taille le fragilise. Le territoire se disloque, chaque intermédiaire tend à se créer son propre royaume, sa propre meute. L’URSS bâtie sur le même modèle a tenu moins longtemps que la première dynastie d’Égypte, peut-être parce qu’elle s’était greffée sur une variante de royauté absolue plus souple mais, si elle a pu survivre à la guerre, elle ne pouvait faire face qu’à des révoltes locales et non à une grogne généralisée. Tous les systèmes totalitaires tendent à reproduire ce modèle. L’empire en est une variante qui accepte une forme de propriété privée ou familiale dans le domaine purement économique mais en subordonne les activités à l’administration impériale. 

Le second système se crée, à l’inverse, par la réunion de structures originellement indépendantes entre lesquelles va s’établir une hiérarchie plus souple. Ici l’information monte de la base vers le sommet et la décision redescend. Il s’établit à chaque niveau des interactions horizontales qui rendent l’ensemble plus complexe. Le principe de subsidiarité joue comme un contre-pouvoir. Ce mode, selon diverses variantes, semble à la fois le plus stable et le plus vulnérable. On peut l’appeler fédéral ou même féodal. Sa vulnérabilité tient aux risques de conflits entre pairs à chacun des niveaux, voire entre niveaux hiérarchiques (« Qui t’a fait duc ? – Qui t’a fait roi ? »). C’est un mode qui se montre particulièrement sensible aux complots. Il peut s’effondrer de deux façons, soit en se rigidifiant en maître-esclave par perte des interactions horizontales, soit en se disloquant par perte des interactions verticales.
Le troisième système qui peut se combiner avec les deux autres, est celui des castes fonctionnelles. On pense évidemment à celui de l’Inde, mais n’oublions pas que notre moyen-âge l’a connu et qu’il se mariait fort bien avec le mode féodal ou impérial-fédéral. Dans ce mode qu’on pourrait nommer corporatiste, il existe autant de hiérarchies que de fonctions et, si l’on accepte un chef commun, il ne saurait être qu’un arbitre entre les composantes. Les interactions jouent à tous les niveaux, plus ou moins souples, plus ou moins harmonieuses.
Le quatrième système n’a reçu que des réalisations partielles sauf dans les espaces colonisés par des pionniers mais connaît aujourd’hui un succès idéologique à partir des travaux de Von Mises ou de Hayek, est totalement granulaire mais chaque grain se reliant aux autres de façon libre par le contrat. On a donc une structure en réseau purement horizontal en théorie. La pratique, si l’on regarde l’évolution de l’ouest américain à partir des pionniers, montre une concentration progressive et le retour à une forme oligarchique, donc en maître-esclave plus ou moins modérée avec collégialité au sommet. En incise : ce qui attise les fantasmes du grand complot n’est autre que ce passage d’un monde granulaire et de ses réseaux d’échanges privés à une oligarchie des plus classiques, façon Carthage. On connaît le même processus dans le monde agricole : la petite propriété familiale ne dure jamais très longtemps, on observe des regroupements en grands domaines, bases du système féodal, jusqu’à la crise le plus souvent violente qui amène un nouveau partage des terres. Que le même processus ait joué de façon systémique et non locale dans l’industrie, aujourd’hui dans la banque, suggère qu’il s’agit d’une tendance fortement inscrite en l’homme sinon dans l’univers. Même si nous avons plus de liberté que l’animal pour définir nos structures sociales, il semble ainsi qu’elle ne soit pas totale.
Le paradoxe des révolutions veut que, faites pour amener une structure plus libérale, un réseau granulaire et l’abondance par surcroît, elles débouchent toujours sur une forme de système en maître-esclave, simpliste et inopérant.
A suivre…