Thursday, April 17, 2008

Terre et mer 3

L’imaginaire de la terre serait si riche, par rapport à celui de la mer, qu’il faut un fil d’Ariane et je le prendrai dans l’argumentaire de partisans à la fois de la reterritorialisation et de la décroissance, donc principalement de Serge Latouche et d’Alain de Benoist. Cet argumentaire commence d’être assez connu au point d’échapper à ses auteurs et de se retrouver comme une suite d’évidences dans de nombreux articles et forums sur Internet, je ne référencerai donc pas toutes les propositions.

S’appuyant sur les travaux du GIEC mais aussi, plus anciennement, sur le rapport du MIT de1970, ils suggèrent de limiter les émissions de CO2 en évitant les longs déplacements de marchandises. L’argument ne manque pas de pertinence car l’industrialisation, surtout dans le domaine agroalimentaire, amène parfois des absurdités et plus de circuits en boucle qu’il ne serait raisonnable. Il reste que toute médaille a son revers, que chaque région du monde ne bénéficie pas des mêmes ressources et que, soutenu d’une manière dogmatique, cet argument équivaudrait à tarir tous les échanges qui ne seraient pas de voisinage immédiat, à interdire exportations et importations. On peut donc se demander ce qu’il y aurait d’intrinsèquement immoral dans les échanges au long cours. A cet argument, mon précédent post a déjà largement fait écho pour ce qui concerne le commerce par voie de mer.

Une des conséquences souhaitées par les partisans d’une économie ramenée sinon à l’autarcie complète du moins à une large autosuffisance alimentaire, serait la préférence donnée aux fruits et légumes de saison. Certes, il s’agit toujours dans l’argumentaire de limiter la production de gaz à effet de serre en évitant d’importer des produits exotiques[1] mais oublions la justification écologique. Toute société traditionnelle, organique, voit sa vie rythmée par des fêtes saisonnières qui inscrivent l’homme dans les cycles cosmiques. Ce n’est pas un hasard si les naissances divines se produisent au solstice d’hiver lorsque la nuit est la plus longue, juste avant le retour de la croissance de l’arc solaire visible, pas un hasard non plus si les mythes les plus universels racontent l’observation des étoiles[2]. Le rythme des fêtes s’oppose à la déqualification du temps, laquelle semble voulue par certains acteurs économiques et politiques, voir la campagne insistante pour l’ouverture des magasins le dimanche. L’inscription de l’homme dans le cosmos, qu’il s’agisse de la nature ou des saisons, c’est-à-dire des relations de la planète avec le reste du système solaire et, plus profondément, avec l’ensemble de l’univers, s’oppose à la vie urbaine artificialisée, mécanisée et soumise à la seule régularité des horloges.

Est-ce une conséquence imprévisible du progrès technique ou faut-il voir dans ce gommage systématique de tout ce qui, dans le monde urbain, rappellerait la nature vivante une volonté de recréation du monde et de soi ? Les galeries marchandes regroupent boutiques, jets d’eau et fleurs en plastique sous la lumière électrique diffuse, sans ombre, accompagnée le plus souvent de ce qu’Eric Satie prophétisait comme « musique d’ameublement », le tout dans un espace clos sans fenêtre sur l’extérieur. On sait qu’une telle architecture fut pensée pour induire un état de moindre vigilance propice à la suggestion des envies mais le résultat va bien au-delà, comme le montrent certains romans de SF[3]. Avec le rêve transhumaniste, y a-t-il une différence de nature ou seulement de degré ? Ce qui suggère une volonté à l’œuvre, une idéologie plus ou moins subreptice, c’est le remplacement systématique des fêtes traditionnelles par des « journées » ou de grands raouts commerciaux lorsque les dates sont inscrites trop profondément dans la culture, osant même l’inversion comme la « fête de la musique » le 21 juin dans la nuit, faisant oublier le midi solsticial.

S’agit-il, comme le pense Alain de Benoist peut-être d’après Douguine[4], d’une idéologie propre aux puissances maritimes ? Je n’en suis pas convaincue. La Bretagne, terre maritime depuis les origines, est aussi terre d’enracinement, de rites, de pèlerinages, et l’un des lieux où le costume local s’est perpétué le plus longtemps. Quant à l’Angleterre, s’il est un pays de souvenance et de coutumes impératives, c’est bien elle. Lorsque, devant le paysage grandiose autour de Saint-Vincent-les-Forts, Aimé Michel et moi-même avions passionnément comparé les modes de mémoire des montagnards et des marins, nous avions convenu de leur équivalence pour la pérennité d’une identité millénaire. Même l’Amérique… Dans le Midwest, les paysans qui ont remplacé la prairie des bisons par les champs de maïs ou de blé, dans le Montana des mines et des trappeurs, les hommes ont spontanément retrouvé des rites, des coutumes, toute une sociabilité inscrite dans l’amitié de la terre. L’anomie mal tenue en laisse par le communautarisme n’est le fait que de quelques grandes villes, comme par hasard sièges des instances de décision politiques, économiques et médiatiques. Mais de cette Amérique réelle, les séries télévisées ne parlent pas.

L’opposition réelle serait alors entre deux visions de l’homme soit comme être cosmique ou de nature, soit comme fils de sa propre volonté. Le mythe biblique nous le laisse entendre, Adam, ADM, est tiré de la Adamah, ADMH, mais en hébreu, ADMH dérive de ADM. Littéralement, car il n’y a pas de « monsieur Adam[5] », c’est « ce rouge tiré de la rougeur ». Autant dire que l’essence de l’homme n’est pas figée, qu’elle se façonne au fil de son œuvre. Toutefois, ce même ADM est placé dans le jardin[6] « pour le cultiver et le garder ». Son premier devoir est à l’égard de la planète, ce que renforce l’épisode où il nomme les animaux et où Dieu attend s’il trouvera parmi eux »une aide semblable à lui ». Certains Pères de l’Eglise n’hésitent pas à voir le début de la chute dans l’orgueil séparateur qui lui fait n’en pas reconnaître. La chute elle-même se produit lorsque le couple humain mange le fruit de l’arbre « du bon et du mauvais », prend donc comme référence ses propres jugements de valeur hors de tout autre ancrage naturel ou divin[7]. La chute commencerait donc avec le refus de communion avec la nature, avec les êtres les plus proches mais en même temps profondément autres que sont les animaux, se transformerait en dégringolade accélérée lorsque l’absence d’essentialisme, la boucle de rétroaction de l’œuvre sur l’ouvrier, serait confondue avec l’autocréation, la volonté d’autodonation d’être : « vous serez comme des dieux. »

J’entends crier d’ici mes amis païens et, cette fois, nous sommes tellement au cœur du sujet que je ne m’en tirerai pas par une pirouette.

Pourquoi cette opposition païens/chrétiens ? Le « Dieu des chrétiens » repoussé par la plupart des néo-païens, d’Alain de Benoist à Bruno Favrit[8] en passant par Marcel Gauchet, n’est pas le mien ni celui de la théologie des Pères. Je ne suis même pas sûre que ce soit celui du filioque et du concile de Trente auquel les orthodoxes ont de nombreux reproches à adresser – mais pas les mêmes. Alors où l’ont-ils déniché, ce Dieu de pure transcendance, de pouvoir et de colère, jaloux comme un barbon ayant épousé une pucelle, séparé de tout et de tous, ce solitaire et cet implacable père qui sacrifie son fils à sa propre grandeur ? Ce fondateur d’une histoire purement linéaire, donc non rythmique ? L’insistance mise à dénoncer « les monothéismes » me suggère qu’il s’agirait d’un mixte entre le Coran, certains commentaires talmudiques et l’interprétation calviniste de la Bible. L’ennui, c’est que ce Dieu syncrétique n’est celui de personne et surtout pas de l’Eglise des 7 premiers conciles[9]. Quant à la Bible, si elle fourmille de presciences eschatologiques, elle n’a jamais rejeté la composante cyclique du temps[10].

On doit alors se demander à partir de quelle vision du paganisme parlent ceux qui accusent le judéo-christianisme d’avoir éradiqué le sacré. En général, leur argumentaire se déploie selon trois axes :

  1. la structure de la société (hiérarchie, identité, différenciation)
  2. la structure du temps (cycles et rythmes)
  3. l’insertion de l’homme dans la nature

Rien de tout cela n’est contraire au christianisme, pas plus au texte des Evangiles qu’aux actes des conciles.

Nous y reviendrons mais j’aimerais insister aujourd’hui sur un point essentiel. L’égalitarisme tant reproché n’est pas chrétien. Le Christ lui-même a introduit une hiérarchie parmi ses disciples : le cercle intérieur des Douze, l’ensemble plus large des 70 ou 72, la mouvance mal définie de ceux qui le suivent parmi lesquels un groupe de femmes, enfin ceux que le père Carmignac et Claude Tresmontant nomment les disciples secrets, ceux de Jérusalem. L’Eglise qui en résulte se structure sur la conciliarité… des évêques, chacun chef incontesté de son diocèse. Rome rendra même cette structure totalement pyramidale lors de la réforme grégorienne en posant le pape comme évêque des évêques. Le commandement d’amour mutuel ne signifie si l’uniformité ni l’égalité : il s’agit d’aimer comme Dieu aime, d’un amour kénotique tel que le plus grand se penche vers le plus petit et l’élève spirituellement, tel que le pouvoir devient consciemment service.

Le désir du pouvoir, cristallisation stérile de la hiérarchie quand il devient passionnel, est le plus subtil des pièges disons du diable pour faire court. En effet, qui le reçoit trouve dans le paquet cadeau ce qu’il n’avait sans doute pas prévu, l’obligation de résoudre tous les problèmes qui se posent à son peuple et que tout le monde se fera un plaisir de lui soumettre. « Eh, m’sieur ! Y a plus d’papier dans les toilettes ! – Eh, m’sieur, l’ampoule a grillé ! – Sire, ils n’ont plus de pain ! – Sire, les loups dévorent les enfants en Gévaudan ! – Sire, les marins anglais rossent les vôtres... » Profondément, fondamentalement, tout pouvoir est service, devoir de médiation, de paternité, d’épiclèse et de bénédiction, d’amour kénotique. Il faut voir le roi comme en oblation. Les traditions qui le sacralisent ne s’y sont pas trompées, faisant même dépendre de lui l’abondance des récoltes, des troupeaux et des sources, la surabondance de la vie. Et c’est pourquoi tout pouvoir est don divin. Mais celui pour qui le pouvoir n’est que passion de dominer, ivresse de se percher en haut de l’échelle, ne peut atteindre à l’amour kénotique et donc ne peut utiliser et ressentir son pouvoir que dans la destruction laquelle le désertifie intérieurement plus sûrement que toute autre passion. Les tyrans finissent mal pour la plupart. Et surtout finissent seuls.

(à suivre)



[1] C’est pourtant si bon, une mangue…

[2] Pascal Pastor et moi-même avons longuement traité cette question dans plusieurs articles de la revue Liber Mirabilis, en particulier « Pourquoi la Grande Mère est-elle devenue veuve ? », « Le genou gauche de l’initié » et « Le tombeau du maître : dominantes mythiques et précession des pôles ».

[3] Je songe aux Monades urbaines de Silverberg mais aussi à Trantor tel que le décrit Asimov dans la série de Fondation.

[4] Voir Alexandre Douguine, Le prophète de l’eurasisme, éditions Avatar, Paris, 2006 qui regroupe quelques uns de ses textes fondateurs.

[5] Voir le débat qu’Antoine et moi-même avons eu avec Jean-Louis Palierne à ce sujet sur le Forum Orthodoxe.

[6] Le terme exact signifie steppe, lieu de l’herbe et de la vie par opposition au désert aride.

[7] Comme tous les mythes, celui d’Adam est inépuisable. Ce n’est sans doute qu’une des lectures possibles mais c’est celle qui m’a permis de sortir de la culpabilisation augustinienne inculquée dans le catéchisme de mon enfance.

[8] J’en profite pour signaler un de ses derniers bouquins que j’ai beaucoup aimé – sauf cette opposition, évidemment : Bruno Favrit, Le voyage du Graal, Auda Isarn, Toulouse, 2003.

[9] C’est encore avec celui de l’islam qu’il y aurait le plus de ressemblance.

[10] Dans le Poème de la Création (Genèse 1 et premiers versets du chapitre 2), les astres sont là « pour marquer les temps », on ne fait pas plus cyclique. Et n’oublions pas le songe de la statue en Daniel, 2 qui reprend la symbolique des 4 âges selon Hésiode.

1 comment:

Sebastien said...

Bonjour Geneviève,

Je découvre votre blog avec beaucoup d'intérêt. Je suis très impressionné par votre érudition et votre style à la fois inspiré et limpide. Vos réflexions sur paganisme et christianisme me touche beaucoup. J'ai en effet, eu une éducation à connotation athée et "païenne". L'image que je me fais du Dieu chrétien correspond fort à celle que vous dénoncez : sanguinaire, autocratique, patriarcale, sombre, esclavagiste... Depuis 15 ans, je pousuit une quête spirituelle qui m'a mené du bouddhisme au soufisme, de l'ésotérisme au néo-paganisme, j'ai appris beaucoup de choses mais je suis un peu fatigué de papilloner, aussi j'aimerais explorer une tradition particulière plus en profondeur. Jamais je n'aurais cru me centrer sur le christianisme mais pourtant, suite à certaines lectures fortuites et à une expérience spirituelle très forte, je me sens appelé par le Christ et plus précisément par la spiritualité orthodoxe. Toutefois, l'image archétypale et naïve de christianisme = Grand Inquisiteur est encore fort présente en moi. J'essaye de la soigner en me plongeant dans la lecture des pères de l'Eglise et dans les textes de ceux qui les ont bien compris, comme vous. J'aurais des tas de questions concernant le christianisme orthodoce mais je vais cesser là ce message déjà fort long. Encore un grand merci. Fraternellement.