Monday, August 02, 2010

Le Big Bang et ce qui s’en suivit 2

Dans le dernier numéro de Ciel et Espace (juillet 2010), Alain Giraud-Ruby suggère que l’astronomie « est redevenue productrice de mythes pour l’humanité » et rappelle que Claude Lévi-Strauss remarquait que « big bang, univers en expansion ou trous noirs avaient tous les caractères du mythe ». De la part du structuraliste rigoureux qu’était Lévi-Strauss, une telle affirmation ne saurait désigner une simple incitation à la rêverie. Mais s’il a raison, il faut lire aussi les travaux de Maximo Banados, de Pedro Ferreira, d’Eric Verlinde et de leurs émules comme relevant du muthos autant que du logos. Deux visions s’affrontent, l’une dynamique, anisotrope, infiniment muable, inscrite dans l’intuition du temps, l’autre statique, homogène, isotrope et immuable qui relève de celle de l’espace. René Thom disait en substance qu’il n’y a de science que lorsque l’on peut spatialiser les données ne serait-ce que dans un espace de Hilbert[1] et il est vrai que, dans notre langage mathématique, le temps doit être traité comme une dimension d’un espace abstrait sans quoi il nous échappe et avec lui l’analyse du mouvement. Les taoïstes anonymes qui élaborèrent les trigrammes et les règles géniales du I Jing[2] auraient sans doute dit à l’inverse qu’il n’est de science que si l’on peut saisir les mutations temporelles de l’univers. On songe à l’intuition de Kant voyant espace et temps comme les formes a priori de la sensibilité, terme à prendre avec quelques pincettes comme d’ailleurs celui de forme si l’on ne veut pas accumuler les contresens. Matrices de la perception conviendrait mieux dans la langue d’aujourd’hui. Mais sans que Kant en ait conscience, le choix métaphorique de la forme du cordonnier sur laquelle il tend le cuir pour fabriquer la chaussure donnait comme René Thom la préséance à l’espace. Comme si le temps était l’impensable même.

Si le Big Bang, l’expansion de l’univers et les trous noirs relèvent du muthos, on doit pouvoir les relier à des figures archétypales ou à des récits mythiques. Il n’est pas indifférent à notre propos que l’un des reproches qui furent adressés à Gamow et déjà à l’abbé Lemaître soit celui de ramener Dieu dans la science en proposant un univers né de rien, né d’un point, tout comme l’on reprochait à Newton de ramener la magie et l’action à distance avec la gravitation. Mais c’est dans l’autre sens qu’il faut prendre la question. L’auteur juif du Poème de la Création qui ouvre le livre de la Genèse fait commencer le monde par une lumière née d’une parole ou, plus exactement, de l’injonction d’un nom : « Que la lumière soit ! » L’hébreu le dit en deux mots : IHI AUR, l’impératif du verbe être et le nom de la lumière. Littéralement, si j’ai compris comment se conjugue un verbe : « Tu es, lumière ! » Affirmation conjointe de l’être et du nom toujours consubstantiel à la chose dans les langues sémitiques. Dieu informe la lumière qu’elle est et, ainsi, la fait advenir comme autre que Lui-même..

Comment les scribes de l’époque davidique ou plus probablement de celle d’Esdras ont-ils pu avoir pareille intuition ? Si je traduis le Poème en termes modernes, j’obtiens une information (parole) qui génère les photons (lumière). C’est exactement ce que racontent les équations de la physique. Ils hurlent tous : les rationalistes pour qui citer la Bible est une obscénité, les théologiens qui tremblent devant la science et redoutent le concordisme. Et pourtant, qu’on le veuille ou non, l’intuition poétique d’un chantre du Ve ou IVe siècle avant notre ère rejoint les plus rigoureuses équations de notre temps. On peut évidemment botter en touche et considérer, version rationaliste, que c’est là pure coïncidence sans intérêt ou, version fondamentaliste, que Dieu a dicté le texte au mot à mot. La version rationaliste n’est qu’une forme de point Godwin qui stoppe toute discussion : circulez, y a rien à voir ! La version fondamentaliste m’intéresse davantage car, dans la suite du Poème, Dieu se serait trompé en dictant. La Terre n’est pas apparue avant les astres et surtout pas avant le Soleil. Et l’idée d’un Dieu qui dicte des carabistouilles entraîne dans de fort joyeuses méditations théologiques, surtout si l’on a le sens de l’humour. Relire le Dictionnaire philosophique de Voltaire, prince du sarcasme.

Malgré ce raté du quatrième jour, l’auteur du Poème accumule tout de même les intuitions troublantes, comme la séparation de la Pangée et de l’océan ou la succession des êtres vivants, produits par la Terre et que vient couronner l’homme. Il serait intéressant de voir si l’on en trouve de la même eau dans d’autres traditions que judéo-chaldéenne, d’autres récits mythiques d’autant que, jusqu’ici, nous n’avons pas croisé l’analogon du trou noir. La première image qui nous vient est sans doute celle de l’ogre, du dévoreur. Or on la retrouve dans les mythes cosmogoniques avec la figure du loup associé à la mort, Mormôlykè dans les contes grecs, louve nourrice de l’Achéron, Sköll et Hali ou Fenrir et Managamr qui pourchassent dans les Eddas le Soleil et la Lune et les dévoreront lors du ragnarök. Ce loup devient jaguar dans les mythologies amérindiennes. Plus curieusement, ces animaux dévoreurs d’astres, à moins qu’il ne s’agisse comme avec Savitri en Inde ou Ho en Chine d’un Soleil devenu noir et qui engloutit l’univers, se résument en l’ogre, l’Orcus gallo-romain, le géant dont la gueule ouverte à l’occident avale le Soleil chaque soir. Les enlumineurs médiévaux n’omettaient pas de représenter béante la gueule de l’enfer, sans oublier de lui dessiner un œil qui soulignait son aspect d’animal dévorant. On peut n’y voir que l’expérience traumatisante de la nuit et des éclipses mais il faut tout de même souligner que toutes ces mythologies comportent une annonce eschatologique de destruction finale de l’univers avalé, dévoré et suggèrent que la menace se tapit déjà au sein du monde. Comment ne pas songer au trou noir supermassif qui occupe le centre des galaxies ?

Toutefois le concordisme, si l’on tient vraiment à ce terme, y est moins évident. C’est une constellation d’images qui nous suggère que quelque chose en nous est profondément accordé à l’univers, comme une mémoire ou une connaissance obscure qui s’exprime aussi bien par le muthos que par le logos. A ce niveau caché dans les replis du subconscient ou de l’inconscient collectif, il semblerait que l’homme capte une information originelle, une mémoire de l’univers plutôt que de sa propre espèce. Du moins peut-on le poser comme une hypothèse qu’il faudrait affiner et préciser.



[1] On me pardonnera de ne pas rechercher le bouquin disparu dans les profondeurs de ma bibliothèque pour référencer plus exactement. Pour mes lecteurs non mathématiciens, un espace de Hilbert est un espace abstrait, métaphorique, qui permet de traiter de n’importe quelles grandeurs comme s’il s’agissait de mouvement ordinaire. C’est une généralisation d’Euclide.

[2] Pauvres anthropologues des débuts du XXe siècle qui n’y voyaient qu’une pensée primitive sexualisant la nature !



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