Pontius Pilatus,
préfet de Judée, a mauvaise réputation, tant chez les auteurs chrétiens pour
avoir permis la crucifixion que chez les auteurs romains pour sa rapacité.
Pourtant, dans un récit où tous et chacun rivalisent de certitudes, il est le
seul à poser une question. La
question, la seule qui vaille : qu’est-ce que la vérité ? Certes, on
peut l’entendre sur le ton désabusé du relativiste désespérant de l’atteindre,
ironique à l’égard des croyances populaires et les commentaires de catéchisme
ne manquent pas de blâmer cette attitude laïciste avant l’heure. Pourtant, même
adossée à la morgue du conquérant vis-à-vis des peuples tributaires, cette
question nous renvoie au plus abrupt de la condition humaine, à l’incertitude
et l’ignorance fondamentales, au voyage dans la nuit qu’est toute existence qui
s’interroge sur elle-même. Il importe aussi que cette phrase ne soit pas
aimablement jetée pour l’amour du paradoxe dans quelque banquet platonicien
mais qu’elle surgisse au cœur d’un dilemme entre politique et justice, au cœur
du tragique qu’engendre la vie sociale lorsque l’on se résout à l’action.
Il y a quelques
années, Jean Robin avait publié un ouvrage[1] dans
lequel il listait les débats parfaitement légaux mais interdits par les préjugés
médiatiques. Il mériterait sans doute une actualisation qui tiendrait compte
d’un interdit tacite annexe, celui du mélange des genres. Lamartine, poète et homme politique, serait aujourd’hui
vilipendé d’oser briguer les suffrages après avoir commis des vers : que
n’a-t-on pas sur ce point brocardé Dominique de Villepin ! Et peu me chaut
d’où viennent ces brocards, de quel adversaire. Souvenons nous aussi de
Coluche. Il suffit à ma réflexion du moment que les murs soient réputés
infranchissables et les spécialisations étanches, sauf à braver le ridicule. Et
parmi les privilèges tant des médias que de certains hommes politiques figure
celui d’annoncer les vérités, celles
qui feront l’objet d’un interdit de débat. Certaines de ces
« vérités » ne sont que des mensonges de propagande, tenaces au
demeurant : il a fallu soixante ans pour qu’on reconnaisse que les
véritables auteurs du massacre de Katyn ne sont pas les nazis mais les
communistes russes et, encore, est-il mal vu en France de le crier trop fort. D’autres
ne relèvent que des préjugés et bons sentiments, d’un effet de mode
intellectuel confondu avec la morale et il ne sert pas à grand chose de
rappeler ce que savaient nos grand-mères, que l’enfer est pavé de bonnes
intentions, tant que le réel n’a pas battu en brèche la bien-pensance.
On sait qu’à
beaucoup d’égards je me méfie de Platon, premier théoricien du goulag, premier
à tenter de définir a priori une
société parfaite jusqu’à prévoir d’avance le sort des dissidents devenus
esclaves d’Etat[2]. Malgré ma défiance, je
dois lui reconnaître la même vertu qu’à Pilate. Il ne se contente pas
d’affirmer comme le faisaient les présocratiques, il interroge ou, plutôt, met
dans la bouche de Socrate des interrogations. Biaisées, certes, conçues pour
amener l’interlocuteur à reconnaître, in
fine, l’éclatante justesse de la pensée qu’il développe mais, du moins, y
a-t-il questionnement, ébauche même de discussion, d’arguments contraires. Un
lecteur moins sensible à sa maïeutique que les personnages de ses Dialogues peut tenter de poursuivre
l’objection, d’en inventer d’autres, tant le mode en questions/réponses ouvre
la pensée. On retrouve ce mode interrogatif chez Thomas d’Aquin, même si, là
encore, la question ne sert qu’à introduire une réponse élaborée, censément la
seule possible.
Platon, Pilate,
Thomas et puis ? La philosophie critique ou dialectique ose opposer
argumentaire contre argumentaire mais la question reste le plus souvent sous-jacente,
inexprimée comme telle, d’où le lecteur peut comprendre qu’il suffit d’objecter
pour développer une pensée originale. On finit par confondre rhétorique et
polémique. Platon et Thomas répondent à leurs questions comme le maître à ses
élèves. La grande force de l’Evangile de Jean, c’est peut-être d’avoir laissé
ouverte la question de Pilate. Il ne répond pas et Jésus non plus, ce Jésus qui
vient d’affirmer : « Je suis né et je suis venu dans le monde pour
rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma
voix. » Immédiatement, l’action reprend ses droits, le drame judiciaire
l’emporte. Mais pour deux millénaires déjà, la question sans réponse continue
de vibrer et de se ficher comme une lance dans le cœur des hommes :
« Qu’est-ce que la vérité ? »
Le terme grec
est ἀλήθεια, littéralement sans Léthé, le fleuve des enfers
responsable de l’oubli. Derrière la question de Pilate, une autre résonne en
grec : « Qu’est-ce que la mémoire ? », qui suggère de
suite : « Qu’est-ce que le temps ? »
En hébreu,
vérité se dit amen, AMN, que l’on
décomposera si l’on est kabbaliste en remarquant qu’il contient AM, qui
signifie à la fois mère, aïeule et
les conjonctions si, ou bien. AMN est aussi le verbe avoir confiance et la fidélité. Remarquons au passage que,
malgré la racine AM qui plonge dans le passé, vers l’origine et la matrice,
l’ajout du noun projette vers le
futur. L’Amen exprime une dynamique de la foi, une dynamique relationnelle.
Derrière la question de Pilate, un sémite entendra : « A quoi être
fidèle ? En qui ou quoi avoir confiance ? » et, finalement,
« Où allons-nous ? Où mène le chemin que j’ai suivi ? »
Lus ensemble, la
question de Pilate embrasse toute l’ignorance de l’homme, tant de l’origine que
de ses fins. En un temps où reviennent trop de certitudes, de préjugés et de
propagandes, où le moralisme l’emporte sur la démonstration, l’entendre
résonner n’est peut-être pas inutile.
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