Wednesday, September 23, 2009

Actualité de Trevor Ravenscroft

Nous avions vingt ans, l'Eglise romaine nous débecquetait (1) et l'état de conscience borné de madame Michu nous donnait envie de lancer des coups de pieds dans les murs. D'ailleurs nous les avons donnés, ces coups de pieds, mais ils furent très vite récupérés par des politiques qui ne s'intéressaient qu'à la répartition de l'avoir, à la circulation des marchandises et ne nous concédaient que le droit de céder sans remords à n'importe quelle démangeaison sexuelle. Il ne restait de pur que Maurice Clavel, les royalistes et les hippies, pour tout dire. Nous que l'avoir ne comblait pas, nous cherchions désespérément l'être. Presque naturellement, dans cette quête, nous avons rencontré les marchands d'orviétan – ceux-ci plus faciles à reconnaître car âpres au gain matériel – et, plus périlleux, les marchands d'abîme. Ces derniers avaient en main des appâts bien étudiés, du romantisme pour les romantiques, des exercices plus poussés que le hatha yoga qui fleurissait un peu partout et réellement opératifs, des mythes qui résonnaient immédiatement dans les âmes mais recélaient un mortel poison. Certes, ils abattaient les murs mais pour offrir un labyrinthe sans issue où se réverbéraient les échos éclatés d'un message traditionnel sans jamais que sa cohérence fasse sens. Nous avions vingt ans : nous sommes entrés d'un pas ferme dans l'antre du Minotaure, ignorant que nous allions ainsi passer de déception en déception spirituelles.
Parmi les guides qui contribuaient à nous égarer dans une errance sans repère, il y eut un certain nombre d'auteurs publiés chez Laffont, Albin Michel ou dans la collection rouge des éditions J'ai Lu. Sous couvert de nous offrir l'univers et ses maîtres de sagesse, les dessous magiques du pouvoir ou quelque accès au sacré, ils nous entraînaient le plus souvent dans des impasses mais, au passage, tentaient de nous dérober ce que nous avions retenu de positif de notre enfance, à commencer par le discernement des esprits. L'attaque était d'autant plus insidieuse que les éditeurs, ne voyant là que littérature de gare sans importance, s'autorisaient à tronquer les textes, à les édulcorer et les amputer de ce qui aurait pu permettre de reconnaître le mufle de la Bête. Il n'en restait que le venin enflaconné comme un philtre magique de supermarché.
Puis la mode passa chez les éditeurs qui n'avaient sorti ces collections où le pire côtoyait le meilleur qu'à cause du succès imprévu de la revue Planète. Foin désormais d'archéologie mystérieuse, de civilisations enfouies ou de secrets de pouvoir, ils allaient donner dans la psychologie en kit et les médecines douces façon mère-grand. On ne soignait plus que les cors aux pieds, les scolioses et les mauvaises relations parentales. Castaneda laissait place à Maïté. Mais les livres ont plusieurs vies. Ceux qui nous avaient si mal nourris se retrouvaient, toujours tronqués et amputés, chez les bouquinistes ou dans les vide-greniers, accessibles pour trois sous aux jeunes gens avides d'être de la génération suivante.

Je force le trait ? A peine.

Si nous avions eu dans les mains des traductions fiables et complètes au lieu de versions griffonnées sur un coin de table pour tenir les délais, aurions-nous reconnu l'intention cachée derrière certains romantismes ? Ce n'est pas entièrement sûr, on a toujours encore un peu de naïveté à vingt ans mais du moins nous aurions été armés pour le faire, surtout si le traducteur s'était donné la peine de lire aussi les réfutations parues ici ou là. C'est pourquoi je salue l'initiative des éditions Camion noir (2) de rééditer l'un des ouvrages les plus sulfureux de la célèbre collection rouge, La lance du destin de Trevor Ravenscroft, en version complète et annotée. Le traducteur qui signe Tahir de la Nive et le préfacier mystérieusement Vlad D sont de bons compères en cette entreprise. Vlad D nous met de suite dans l'ambiance : ce livre présenté comme le résultat d'une investigation ne tient pas debout dès qu'on le confronte au réel. Il réécrit l'histoire. Pourquoi, alors, le republier ? Vlad D nous donne trois raisons : son immense influence en Angleterre, comparable à celle du Matin des magiciens en France ; qu'il ait renforcé l'idée qu'Hitler fut l'antéchrist tel que le décrit Anne-Catherine Emmerich ; enfin que la diabolisation du nazisme avait commencé avant guerre « au travers de publications commandées ou traduites par les services de renseignement français » et britanniques. Le faux essai et vrai roman de Ravenscroft s'inscrit ainsi dans une série initiée bien en amont puisqu'il paraît en 1972 en Angleterre, à une époque où le péril nazi n'a plus vraiment d'actualité. A ces raisons données par le préfacier, j'en ajouterai une que l'on pourra prendre comme l'acquiescement du lecteur. Il était temps. Le thème de la Lance, plus ou moins déformé par rapport à l'original de Ravenscroft (petite ferme des corbeaux, quel nom !), revient en force avec au moins une BD et deux romans publiés en français depuis deux ans.
Quant à Tahir de la Nive, il revient sur les coupes sombres opérées par son collègue de 1973, « les passages soumis au couperet étant naturellement les plus ardus à traduire parce que généralement les plus intéressants, ceux qui exigent du traducteur consciencieux un effort majeur de recherche et de précision, un choix judicieux de termes, une expression qui soit intelligible au lecteur sans pour autant trahir l'auteur. » Le résultat de cette exigence est un livre de plus de 500 pages, avec des notes abondantes, tant de l'auteur que du traducteur, aussi fluide à lire que la version de gare mais qui donne à réfléchir autant sinon plus qu'à rêver.

Je voulais comparer les deux traductions avant de rédiger cet article mais j'ai égaré l'ancienne. Je ne sais donc pas exactement ce qui fut coupé à l'origine. Mais, est-ce le recul de l'âge et de l'expérience, est-ce la qualité indéniable du traducteur, dès les premières pages me saute aux yeux ce qui ne m'avait pas frappée dans les années 70. J'avais bien vu alors que Ravenscroft balançait des affirmations comme des vérités premières, sans jamais les étayer d'une référence ni les questionner, ce qui s'apparente à une propagande plus qu'à un travail d'historien. J'avais senti sa fascination mêlée d'horreur pour Adolf Hitler, une fascination non politique mais qui évoque le vertige que l'on ressent en certains lieux sinistres et puissants, certaines chutes d'eau sur de sombres rochers, certaines grottes. Le romantisme puis le symbolisme avaient flirté avec ces vertiges, que l'on pense au Huysmans de Là-bas, à Barbey d'Aurevilly, à Nerval mais sans franchir certains garde-fous qui ne le furent que par des mages noirs comme Aleister Crowley ou Theodor Reuss. Ravenscroft oscille en permanence autour de cette limite mais, s'il induit le vertige chez le lecteur, lui-même semble toujours en retrait : en retrait derrière le professeur Walter Johannes-Stein (1891-1957) qui, selon lui, fut son mentor et aurait du écrire ce livre, en retrait derrière la condamnation officielle du nazisme, etc. A propos de Johannes-Stein, notons que Ravenscroft finit par avouer au journaliste Eric Wynants qu'il ne l'avait jamais rencontré mais « lui avait parlé par le biais d'un médium ». Toutefois ce patronage allégué n'est pas neutre, Johannes-Stein étant un disciple fervent de Rudolf Steiner, passionné par la légende du Graal auquel il consacre plusieurs livres, dont The Ninth Century and the Holy Grail et Death of Merlin: Arthurian Myth and Alchemy.
Avec quelques petites phrases comme : « Justinien, sorte de bigot absolutiste » ou « l'astucieux Constantin [...] eut l'audace de promulguer et d'imposer à l'Eglise le dogme de la Trinité », Ravenscroft annonce tout un courant de pensée que l'on retrouvera dans les ouvrages anglo-saxons dédiés à l'affaire de Rennes le Château, déjà dans le Holy Blood, Holy Grail de Baigent, Leigh et Lincoln puis plus clairement encore chez Picknett et Prince, Andrews et Schellenberger, l'autre racine de cette relecture du christianisme se trouvant chez Robert Ambelain qui se contente d'accuser l'apôtre Paul d'avoir transformé un maquisard juif en avatar de Dieu. Est-il anodin qu'Ambelain et Ravenscroft publient leurs ouvrages presque en même temps ?
Si cette malveillance à l'égard des empereurs chrétiens (qui ne s'étend pas à Théodose, pourquoi ?) ouvre le livre, on trouve vers la fin, aux pages 426-434 un résumé allégué des croyances de Steiner à propos du Christ : « L'incarnation du Christ dans la chair et le sang de Jésus fut la descente de l'Esprit Solaire dans le calice de la Lune, configuration qui devint le symbole du Saint Graal au Moyen Age ». Notons que cette descente a lieu lors du baptême dans le Jourdain. C'est du pur Nestorius si l'on exclut les allusions soli-lunaires, lesquelles n'ont même pas l'excuse de correspondre à la symbolique alchimique. Mais il y a mieux encore lorsque Ravenscroft évoque le coup de lance de Longinus : « Le Sang se répandait sur le sol et, coulant de la blessure faite par la Lance, constituait le véhicule de l'Esprit Solaire s'incarnant dans le corps de la Terre même. C'est le coup de lance de Longinus qui provoqua la naissance du Christ cosmique comme Esprit de la Terre. » Là, c'est très fort. Assimiler Gaïa au Christ, on n'avait pas encore osé ! Notons avec un brin d'humour que celles qui reprochent au christianisme d'avoir rejeté la Terre-Mère et toute féminité se voient ainsi préventivement retirer le tapis de sous les pieds !
Plus loin encore, au chapitre 22 (pages 441 et sq.), Ravenscroft aborde la thématique du Double , le Doppelgänger, terme qu'il attribue à Goethe mais qui semble en usage un siècle plus tôt, contrepartie ténébreuse de l'Ego ou de l'Esprit et nous annonce froidement que, si Hitler fut possédé par Lucifer, Heinrich Himmler incarnait le Doppelgänger du Monde ou Anti-Esprit de l'humanité. La caractère profondément dualiste de cette doctrine n'échappera à personne mais, plus subtilement, notons que Ravenscroft la publie au moment où l'on s'intéresse en physique aux symétries, aux antiparticules et à l'antimatière. C'est dire qu'il transpose un langage à la fois familier de par les médias et chargé de l'aura d'une discipline de haut niveau, la physique quantique, que d'aucuns s'accordent à rapprocher des grandes écoles spirituelles comme le taoïsme ou le bouddhisme. Evidemment, l'exposé clair et précis de cette doctrine, qu'elle soit ou non anthroposophe, ne figurait pas dans la version de gare.

Merci donc à Tahir de la Nive. S'il ne faut évidemment pas lire Ravenscroft au premier degré et croire tout ce qu'il raconte, l'ouvrage représente un document d'importance pour l'histoire des mentalités et plus précisément celle de l'occultisme.

1. Avant Vatican II, nous l'avions vécue comme une machine à briser les ailes et bien tasser dans le moule étroit de la pensée petite-bourgeoise (Flaubert : « J'appelle bourgeois tout ce qui pense bassement » et les curés sur ce point valaient les boutiquiers – où était Bernanos, où était Léon Bloy ?) ; après Vatican II, c'était pire, les dominicains couraient derrière Marx tout habit retroussé, les autres s'aplatissaient devant nous sans plus rien nous proposer. Pouah

2. www.camionnoir.com





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