Saturday, March 03, 2012

Mémoire, sœur obscure…



Le plus intéressant de Lyall Watson, c’est l’hypothèse d’une mémoire partagée qui transcende les espèces et pourrait remonter aux origines de la vie si ce n’est de l’univers. C’est une notion très proche de celle des annales akashiques dont parlent les Théosophes mais au lieu d’en tirer une sagesse abstraite, il y voit plutôt la source d’une libération possible par rapport à la tyrannie des gènes. J’avais remarqué dans un article paru l’an dernier dans Liber Mirabilis[1] l’étrangeté des mythes mayas et de ceux d’autres peuples amérindiens pour qui la pérennité des astres et la régularité de leur course ne sont pas assurées : Ce sont les hommes qui, par leurs rites et sacrifices, par le don de leur sang, leur permettent de maintenir leur énergie et assurent la tranquillité de l'univers. En dehors de cette aire culturelle, tant en Eurasie qu'en Afrique, si la Terre peut connaître des phases de chaos et de destruction, le ciel offre la certitude de la perfection et l'image même de l'ordre. Quel traumatisme avait-il pu inscrire ainsi dans l'inconscient collectif des Mayas, Olmèques, Toltèques et autres la notion d'une fragilité cosmique ? Si nous regardons une carte, nous voyons que les Mayas occupent une partie de l'isthme reliant l'Amérique du Sud à celle du Nord : la presqu'île du Yucatan et les Chiapas au Mexique, le Guatemala, Belize et les zones frontalières du Salvador et du Honduras. Que l'on accepte la datation basse qui fait peupler le continent américain vers 20000 BP, pendant la dernière glaciation permettant de passer à pied sec le détroit de Behring ou les hypothèses plus récentes qui remontent cette arrivée à 40 voire 60 000 ans BP, on ne voit pas très bien ce qui aurait pu causer un tel trauma.
Du moins ne voit-on pas la source de ce traumatisme dans la fourchette de dates correspondant à la civilisation maya (de -1600 à environ 700) ni même si l’on considère le peuplement par des tribus plus ou moins nomades contemporaines de notre magdalénien. Il faudrait remonter à plus de 65 millions d'années, lorsqu'une météorite pour ne pas dire un petit astéroïde a percuté la Terre sur l'actuelle presqu'île du Yucatan, très précisément sur le site de Chicxulub près du village de ce nom. Un caillou de 10 km de diamètre, lancé à près de 20 km/s, cela fait du dégât et si l'angle d'impact n'avait pas été aussi rasant (entre 20 et 30°), nul ne sait si la Terre aurait gardé sa cohésion. Un cratère de 180 km de diamètre, c'est déjà une belle cicatrice ! Un tel cataclysme, s'il s'était produit aux temps historiques, en présence des hommes, expliquerait largement que, pour la culture concernée, le ciel soit le lieu de tous les périls et que le soleil risque de s'éteindre, voilé par une nuit sans fin prévisible. Mais comment expliquer qu'un traumatisme n'ayant touché que des espèces animales dont aucune, semble-t-il, ne fait partie des ancêtres de l'homme influe sur l'inconscient collectif de ces tard-venus dans la région ? Y a-t-il une mémoire des pierres capable d'inscrire en l'homme des peurs et des obsessions ?
A cette question que je posais dans l’article sans apporter de réponse, l’hypothèse d’une mémoire transpersonnelle et universellement partagée donne une solution élégante.

Il faudrait alors s’interroger sur le rapport qu’elle entretient avec le temps. J’ai rendu compte ici, il y a quelques mois, du dernier livre de Bertrand Meheust[2], Les miracles de l’esprit : Qu’est-ce que les voyants peuvent nous apprendre ? dans lequel il définissait la voyance comme « un état limite de la mémoire ». S’il s’agit de cette mémoire transpersonnelle dont Watson pose l’hypothèse, et l’on ne voit pas bien de quelle autre il serait question, il faut alors admettre qu’elle échappe à l’espace-temps, qu’elle surplombe la succession des trois déesses indoeuropéennes du déroulement de la vie, Parques ou Moires. D’un point de vue physique, on aurait alors la tentation de l’inscrire dans le vide quantique, cet état où nos repères et nos équations s’effondrent et que nos mathématiques ne savent pas décrire. J’avais alors rappelé que Mnémosyne, dans le panthéon grec et particulièrement chez Homère connaît tout ce qui est, qui fut et qui sera, dépassant largement le simple enregistrement de souvenirs individuels. Je notais au passage que cette formule homérique qui unit passé, présent et futur en une seule conscience surplombante sera exactement reprise comme attribut divin dans la liturgie chrétienne. En d’autres termes, pour un Grec de l’empire, nourri de culture hellénistique, ayant forcément lu Homère et les grands tragiques, l’omniscience de Dieu est mémoire. Par ce rappel d’Homère, Meheust ouvre des horizons que je qualifiais de vertigineux.
Parmi ceux-ci, on ne peut éluder le rapport de cette mémoire totale et de la liberté, donc de l’imprévisibilité qui s’exprime dans et par le temps en s’accommodant des divers déterminismes. Impossible de s’en sortir sans insister sur les incertitudes d’Heisenberg et la signification de la fonction d’onde des particules fondamentales. Vues de notre univers, ces incertitudes soulignent les limites de notre science. Vue à travers cette mémoire, la fonction d’onde décrit le passage de l’état indescriptible que nous appelons assez maladroitement un vide à l’état localisé, descriptible. Les physiciens qui l’ont découverte à leur cœur défendant et comme à reculons étaient pour la plupart horrifiés de son caractère statistique et du manquement au déterminisme que cela représentait. Que l’univers ait du jeu dès l’origine les accablait. Jusqu’à ce que l’intrication quantique qu’on appelait alors le paradoxe d’Einstein-Podolsky-Rosen soit démontrée expérimentalement par l’expérience d’Alain Aspect à Orsay en 1982[3], certains espéraient encore que des variables cachées resserreraient les boulons du cosmos. Mais si nous renversons la perspective, la liberté permise à la particule émergente par le processus qui la localise partiellement n’est pas absolue. La fonction d’onde peut aussi se lire comme la naissance ou le germe d’un déterminisme qui croît avec les grands nombres.

(à suivre)


[1] Geneviève Béduneau, « Le mur du temps », Liber Mirabilis n°63, janvier-février 2011, pp.18-52.
[2] Bertrand Meheust, Les miracles de l’esprit : Qu’est-ce que les voyants peuvent nous apprendre ?, Les empêcheurs de penser en rond, La Découverte, Paris, 2011.
[3] Trente ans seulement…

No comments: