Mon travail m’oblige à entendre
de très nombreux répondeurs téléphoniques. Depuis deux ou trois ans, je
constate une mode de plus en plus prégnante : faire enregistrer le
message, en tout ou en partie, par ses enfants. Tout se passe comme si la
famille, valeur décriée par tous nos médias, se réaffirmait avec toute la force
de l’inconscient à travers ce message d’absence.
En continuant la lecture de Lyall
Watson, je suis frappée de la manière dont la biologie, poussée dans ses
derniers retranchements pour devenir explicative des phénomènes de la vie,
ouvre sur un dualisme à tous les niveaux. Polarisation/dépolarisation des
neurones, dualité des hémisphères cérébraux, mais déjà dualité symbiotique des
composants de la cellule, l’ensemble de toutes ces divisions débouche sur le
vieux dualisme corps/esprit mais revisité à l’échelle de la planète si ce n’est
de l’univers. Ce qu’il nomme le contingent,
jouant sur l’étymologie latine cum-tingens
(ce qui touche ou tient à tout) avec l’ambiguïté du sens philosophique qui
l’oppose à l’absolu, a tous les attributs du monde des Idées platoniciennes, un
monde où se créent les modèles et les formes par lesquels s’enracinent la vie,
l’intelligence, la culture, monde sans lequel l’homme ne pourrait émerger. Mais
ce dualisme le plus profond, celui qui oppose l’égoïsme du gène au contingent platonicien et s’exprime au
travers des archétypes et des mythes, crée aussi en l’homme un conflit
schizophrénique fondamental. Nous sommes là quelque part entre la gnose et la
définition augustinienne du péché originel, concupiscence comprise puisque le
gène n’a d’autre visée que sa reproduction. On peut alors s’interroger sur les
entrelacs intellectuels, les embrassements inconscients de la théorisation
scientifique et de l’éducation religieuse des pays anglo-saxons, visibles même
chez un homme dont la curiosité philosophique s’est ouverte beaucoup plus largement.
La synthèse qu’il opère entre Darwin, Jung et Platon exige Augustin comme
catalyseur.
Ce constat m’effraie. Il suggère
que l’avance prise au XIXe siècle par le monde « occidental » et
particulièrement les pays à forte présence calviniste dans les domaines
scientifiques et technologiques, l’orientation idéologique donnée à la
recherche, ne sont pas une simple fluctuation dans l’histoire des civilisations
comme je le pensais jusqu’ici mais la résultante d’un choix inconscient dans
l’arborescence des possibles.
Nous avons l’habitude de
considérer la science, notre science
mathématisée qui ramène tous les phénomènes à des équations dans un espace
abstrait, comme l’unique voie heuristique de connaissance de l’univers. En
fait, il s’agit surtout d’un buisson de savoirs dont chaque embranchement
anéantit d’autres possibles, d’autres découpages du réel. En étudiant le I
Jing, j’avais déjà remarqué que la divergence de la science chinoise et de la
nôtre se situait à un niveau extrêmement fondamental, celui où l’espace et le
temps se différencient. Nous traitons le temps comme une dimension spatialisée.
Le I Jing ramène l’espace à un mode du temps – un temps discontinu, en quelque
sorte quantique. Nous pouvons dater ce choix dans notre propre parcours :
c’est celui des Eléates qui ont donné primauté à Parménide contre Héraclite.
J’ignore si la Chine a connu et rejeté une vision parménidienne.
On ne peut nier la fantastique
fécondité de cet élagage des possibles. Pourtant me trotte en arrière-fond la
phrase de l’Evangile : « A quoi sert à l’homme de gagner le monde
s’il vient à perdre son âme ? »
Le monde est plein d’énigmes
comme le notait Charles Fort, de coquecigrues en maraude auxquelles on trouve à
grand effort des explications triviales mais capillotractées. Des sons
rugissent au fond des océans et dans les villes, comme une respiration de
géants ; des trous circulaires s’ouvrent dans le sol sans prévenir, sans
le moindre séisme précurseur ; on voit passer dans le ciel des structures
grandes comme un terrain de football et que nul n’a fabriquées ; des
entités s’invitaient autrefois sur les photos argentiques mais semblent fuir
les numériques, laissant place à des effets lumineux qui permettent tous les
scepticismes, à commencer par le mien. Mais ces émergences du merveilleux se
font dans les interstices, entre les branches solidifiées de la science, ce qui
fait que nul ne les étudie sinon quelques poignées d’amateurs qui oscillent
entre mythe et raison. Mais imaginons que la science ait poussé autrement,
qu’elle n’ait pas tout calé sur les ressorts et les boules de billard, le
mouvement des mobiles et la trajectoire des boulets. Il y suffirait de
peu : des fenêtres sensorielles légèrement décalées par rapport aux nôtres
comme il en existe déjà dans le monde animal. D’où vient que les chiens
réagissent à la présence d’entités invisibles pour nous, comme certains fantômes
ou certains OVNI ? Comment les perçoivent-ils ? Une forme, un
mouvement, une odeur, un vide ? Un spécialiste de chimie physique s’est-il
déjà demandé pourquoi tous les contes celtiques prétendent que les êtres de
Faërie ne supportent pas le contact de l’argent ? Résoudre cette question
permettrait peut-être de statuer sur la nature des êtres du folklore au lieu de
se baser sur des présupposés philosophiques pour en accepter ou nier
l’existence indépendante de notre propre esprit.
(à suivre)
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