Nous vivons une époque étrange où puritanisme et rationalisme croissent ensemble, tandis que le retour du religieux bat en brèche toutes les attentes universitaires et donne raison à Malraux. Le XXIe siècle sera – et sera spirituel. Ou du moins voit le retour d’un Dieu de la loi, de justice rétributive et de volonté aussi arbitraire qu’infrangible mais révélée, un Dieu qui comble le besoin de repères plus que le besoin d’amour. J’ai toujours tenu ce Grand Gendarme Cosmique pour une idole et même si je comprends qu’une jeunesse déboussolée se rassure avec des injonctions simples, des interdits sans casuistique et des comportements bien listés, du « prêt à vivre » comme en couture on fait du prêt-à-porter, je ne suis pas prête à me rallier à cette théologie ni à confondre les canons de l’Eglise avec une forme de charia.
Pourquoi ce retour de la Loi ? A tort ou à raison, j’y vois quelque chose de plus profond que le simple balancier des générations, après la folle libération des années 60 où il devenait interdit d’interdire. Car c’est aussi un retour à la lettre plutôt qu’à l’esprit, à l’injonction de certitude au mépris du réel, de sa complexité et des interrogations qui en résultent. C’est un monde où le langage n’a pas de mode interrogatif, seulement le oui et le non, abrupts.
Oui et non. Un et zéro. En d’autres termes, il s’agit du langage machine qui, in fine, régit les ordinateurs et me permet de saisir et de diffuser cet article. C’est aussi l’un des modes de fonctionnement de nos propres neurones : polarisé, dépolarisé. Dans notre cerveau, ce jeu simplissime se couple avec le nuancier chimique des neurotransmetteurs ; en informatique, la souplesse des langages évolués comme le C++ pallie partiellement à la rigueur binaire. Toutefois, même les plus évolués des langages informatiques ne connaissent pas l’hésitation qui induirait une boucle oscillant sans fin, ce que l’on élimine dès que cela se produit car ça empêche les programmes de tourner ; ils ignorent aussi le doute, les états crépusculaires, les contradictions… Tout se passe comme si leur emploi de plus en plus répandu dans les nouvelles générations induisait des processus mentaux à l’image de cette certitude informatique.
Or ce mode interrogatif, ce doute est un acquis culturel récent. On pourrait le faire remonter aux quaestiones de Thomas d’Aquin, même si les questions qui ouvrent les chapitres de son œuvre pléthorique ne sont là que pour introduire des réponses. Jusqu’à lui, presque tous les textes philosophiques ou théologiques se bornaient à des propositions affirmatives assorties de quelques négations indignées. A dire vrai, je ne connais que trois exceptions dans l’antiquité : certains dialogues platoniciens dans lesquels Socrate interroge son interlocuteur pour mieux l’amener où Platon veut en venir ; le livre biblique de Job ; les épîtres de saint Paul. Le moyen âge va développer la question amorce, que ce soit au travers de ce qu’on appellerait aujourd’hui le débat interreligieux[1] ou comme ouverture de la disputatio universitaire. Les Questions de Thomas d’Aquin ne sont que la transcription d’une disputatio imaginaire. Cette timide percée ne durera pas puisque, dès le XIVe siècle, le dialogue se fige en questions et réponses stéréotypées que l’étudiant doit apprendre par cœur et régurgiter telles. On ne retrouvera doutes et questionnements qu’avec l’émergence de la science expérimentale et, en philosophie, avec Descartes.
Sur cette émergence du doute et de l’esprit critique, on lira avec profit l’ouvrage d’Eric Werner La maison de servitude[2]. Je ne partage pas toutes les idées de l’auteur. En particulier, je ne pense pas que le christianisme se réduise à un message temporel, à la psychologie ou la sociologie, encore moins à la politique ; dès que Werner insiste sur le « ce n’est que… », je décroche. Mais la lecture qu’il fait, si l’on accepte d’y voir une exégèse parmi d’autres et qui n’épuise pas le texte biblique, ne manque pas d’intérêt. Pour lui, le questionnement, le doute, l’esprit critique apparus timidement avec Héraclite puis Aristote ne sont réellement accouchés que par le christianisme libérateur de la parole, parole individualisante qui s’oppose tant aux structures sociologiques répétitives qu’au décervelage du Grand Inquisiteur[3] (ou de Big Brother).
Pourquoi ce retour de la Loi ? A tort ou à raison, j’y vois quelque chose de plus profond que le simple balancier des générations, après la folle libération des années 60 où il devenait interdit d’interdire. Car c’est aussi un retour à la lettre plutôt qu’à l’esprit, à l’injonction de certitude au mépris du réel, de sa complexité et des interrogations qui en résultent. C’est un monde où le langage n’a pas de mode interrogatif, seulement le oui et le non, abrupts.
Oui et non. Un et zéro. En d’autres termes, il s’agit du langage machine qui, in fine, régit les ordinateurs et me permet de saisir et de diffuser cet article. C’est aussi l’un des modes de fonctionnement de nos propres neurones : polarisé, dépolarisé. Dans notre cerveau, ce jeu simplissime se couple avec le nuancier chimique des neurotransmetteurs ; en informatique, la souplesse des langages évolués comme le C++ pallie partiellement à la rigueur binaire. Toutefois, même les plus évolués des langages informatiques ne connaissent pas l’hésitation qui induirait une boucle oscillant sans fin, ce que l’on élimine dès que cela se produit car ça empêche les programmes de tourner ; ils ignorent aussi le doute, les états crépusculaires, les contradictions… Tout se passe comme si leur emploi de plus en plus répandu dans les nouvelles générations induisait des processus mentaux à l’image de cette certitude informatique.
Or ce mode interrogatif, ce doute est un acquis culturel récent. On pourrait le faire remonter aux quaestiones de Thomas d’Aquin, même si les questions qui ouvrent les chapitres de son œuvre pléthorique ne sont là que pour introduire des réponses. Jusqu’à lui, presque tous les textes philosophiques ou théologiques se bornaient à des propositions affirmatives assorties de quelques négations indignées. A dire vrai, je ne connais que trois exceptions dans l’antiquité : certains dialogues platoniciens dans lesquels Socrate interroge son interlocuteur pour mieux l’amener où Platon veut en venir ; le livre biblique de Job ; les épîtres de saint Paul. Le moyen âge va développer la question amorce, que ce soit au travers de ce qu’on appellerait aujourd’hui le débat interreligieux[1] ou comme ouverture de la disputatio universitaire. Les Questions de Thomas d’Aquin ne sont que la transcription d’une disputatio imaginaire. Cette timide percée ne durera pas puisque, dès le XIVe siècle, le dialogue se fige en questions et réponses stéréotypées que l’étudiant doit apprendre par cœur et régurgiter telles. On ne retrouvera doutes et questionnements qu’avec l’émergence de la science expérimentale et, en philosophie, avec Descartes.
Sur cette émergence du doute et de l’esprit critique, on lira avec profit l’ouvrage d’Eric Werner La maison de servitude[2]. Je ne partage pas toutes les idées de l’auteur. En particulier, je ne pense pas que le christianisme se réduise à un message temporel, à la psychologie ou la sociologie, encore moins à la politique ; dès que Werner insiste sur le « ce n’est que… », je décroche. Mais la lecture qu’il fait, si l’on accepte d’y voir une exégèse parmi d’autres et qui n’épuise pas le texte biblique, ne manque pas d’intérêt. Pour lui, le questionnement, le doute, l’esprit critique apparus timidement avec Héraclite puis Aristote ne sont réellement accouchés que par le christianisme libérateur de la parole, parole individualisante qui s’oppose tant aux structures sociologiques répétitives qu’au décervelage du Grand Inquisiteur[3] (ou de Big Brother).
(à suivre...)
[1] Débat piégé puisqu’il servait surtout, en tout cas à partir du XIIIe siècle, à repérer les suspects afin de permettre au « bras séculier » les arrêter. La méthode avait déjà servi à Léon l’Isaurien et aux autres empereurs iconoclastes. Elle s’est répandue dans l’Eglise romaine quand celle-ci, en plus de devenir augustinienne, a repris à son compte avec Hildebrand le projet impérial pour le transformer en projet de théocratie papiste.
[2] Eric Werner, La maison de servitude : réplique au Grand Inquisiteur, Xénia, Vevey, 2006.
[3] On aura reconnu l’allusion à l’œuvre de Dostoïevski.
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