Revenons aux images du 11 septembre. Si l’Amérique a suivi comme un seul homme la structure mythique de la séquence en boucle de ses télévisions, l’Europe s’y est craquelée avant de se briser, sauf dictature imprévisible dans les années à venir. Trois jours après les faits, une émission nocturne d’Antenne 2 expliquait déjà que les représailles annoncées sur l’Afghanistan réalisaient en fait un projet caressé par les pétroliers anglo-saxons durant de discrets entretiens à Berlin l’été précédent. En d’autres termes, le mythe se brisait d’emblée.
Quelques jours plus tard, la France connaissait une catastrophe aussi puissante d’impact que le 11 septembre : l’explosion de l’usine AZF. L’événement aurait pu, convenablement traité, induire un mythe de renouvellement. Au lieu de quoi, on a vu suinter une peur malsaine et un règlement de comptes d’une rare bassesse : avant toute enquête, on nous donnait officiellement un verdict d’accident et l’on désignait à la vindicte populaire… les victimes, les ouvriers de cet atelier. On assistait à un débat écologiste larvé sur les dangers des usines à risque, on cherchait à incriminer Total et, pour qui réfléchissait un minimum, cela sonnait comme une revanche assez mesquine sur l’affaire de l’Erika ; et l’on avait l’impression que les autres hypothèses, à commencer par celle d’un attentat à grande échelle, étaient repoussées sans examen pour ne pas fâcher on ne sait quelle puissance, pays de l’OPEP, parti politique local, voire même les USA ou certains de leurs partisans exigeant un statut de victimes privilégiées comme d’autres se réservaient, toujours en France, l’usage exclusif du terme génocide, du moins jusqu’aux délires de Carla del Ponte et de ses épigones contre les Serbes. En France, AZF l’oubliée marque le point d’inflexion mais, loin de permettre une refondation dans l’espérance, l’explosion joue comme un traumatisme non soigné, lequel induit culpabilisation, sentiment de mensonge sans possibilité d’accès à la vérité, angoisse et peur. Et je rappelle que, dans cette série d’articles, je ne traite pas des responsabilités réelles mais de l’impact de l’information sur l’inconscient collectif[1]. Or l’information, en dehors d’une ou deux émissions courageuses, a surtout consisté en un défilé d’experts ou labellisés tels qui venaient asséner des « vérités » à croire sur parole. Circulez, y a rien à voir, et laissez parler les doctes ! Soyez encore heureux qu’on vous les amène sur les écrans, ces doctes, pour jeter à bas vos superstitions, peuple sans cervelle. Et pas de débat. Les témoins ne peuvent rien voir, pas plus que Fabrice à Waterloo ; seuls les Napoléon de la Justice et de l’Université ont la vision globale nécessaire.
Mais on a tout de même vu, en particulier lors de la reconstitution qui devait définitivement assurer l’hypothèse de l’erreur humaine dans AZF même et qui tourna en 2 minutes au grand guignol. Rappelons, pour mémoire, que les experts prétendaient qu’on avait déversé par erreur un produit chloré sur l’ammonitrate et que la réaction chimique s’était amorcée je ne sais plus pourquoi, un cadavre de chat ou une histoire du même genre. Le jour où l’on devait faire détonner en petit ce mélange hypothétique, l’odeur de chlore chassa les participants toussant et haletant, doctes et juges, sans parler des médias, dès l’ouverture du sac. Exit l’erreur humaine, en tout cas celle ci. On enterra donc derechef AZF dans le placard des choses qui fâchent, telles que le procès de Milosevic à la défense un peu trop efficace, les promesses de Chirac ou l’évolution de certaines banlieues. Mais tant d’enterrements finissent par donner le sentiment d’un pays qui meurt étouffé par l’inachevé.
Revenons aux images et à l’information. Les premières qui parviennent d’AZF, ce sont celles d’une autoroute jonchée d’éclats de verre et d’épaves entre lesquelles erre un journaliste solitaire[2]. C’est une étrange impression de déjà vu qui s’en dégage, du moins pour les lecteurs assidus de BD qui reconnaissent des séquences de Simon du Fleuve ou de Valérian et Laureline. On a des descriptions de ce genre dans la SF, tant américaine que française : c’est l’univers post-atomique, celui qui se reconstruit comme monde tribal ou mafieux après l’effondrement de la civilisation. Par delà cette autoroute qui semble le sceau d’un futur régressif longtemps prophétisé, une tour se dresse encore, rouge et blanche, de forme allusivement phallique, au bord d’un cratère boueux. Tout ce qui reste de ce monde explosé, c’est donc une virilité de métal ou de béton.
Nous ne sommes pas dans le régime hermésien. Ce phallus dressé appartient à l’imaginaire du combat, du régime diurne des oppositions manichéennes, des monstres que doit vaincre le héros, de la lumière affrontant les ténèbres. Il n’est pas question de régénération mais de victoire sur le dragon, un dragon que manifeste assez bien cette autoroute qui serpente autour de l’usine détruite. Il n’est pas non plus indifférent que cela se passe à Toulouse, ville des cathares, des troubadours et des Jeux Floraux : c’est encore l’Occitanie victime de la rapacité du Nord auquel s’assimile fantasmatiquement Total, les multinationales ayant pris dans l’imaginaire politique la place des envahisseurs ou de l’Inquisition. En filigrane, ce combat destructeur entre le héros (la tour d’AZF) et le dragon autoroutier, combat faussement chevaleresque puisque ce serait celui d’un pollueur contre un autre, loin de délivrer la princesse Toulouse la blesse irrémédiablement. Toulouse la rose, Toulouse de Clémence Isaure, dame des troubadours, et même d’Ariane au nom de femme mais très ambiguë puisqu’elle envoie des fusées phalliques dans le ciel.
La séquence mythique est relativement cohérente mais elle ne peut fonctionner qu’en inversion du régime diurne. Si le héros est représenté par la tour d’AZF et le dragon par l’autoroute de ceinture qui enserre (enferme ?) la Dame du capitole, la Ville, le combat s’achève par la mort définitive du faux chevalier et la mort uniquement symbolique et temporaire du grand serpent. La Dame n’en est pas délivrée mais meurtrie. Et pour les oreilles francophones, ce pourrait être non la princesse attendue mais une dame « vile »[3]. C’est un conte sans issue qui ne conduit qu’au constat de mort et d’échec. L’inconscient collectif ne pouvait en tirer qu’une leçon : dans le monde réel, l’héroïsme détruit tout ; pour vivre heureux, évitons l’univers diurne et ses corollaires, l’effort, le sentiment d’identité, les sommets et les gouffres.
Depuis, il n’y a pas eu d’événement, en France, qui puisse induire un sentiment de renaissance assez puissant pour la rendre effective et les commentateurs ne cessent de parler de « fin de règne », une fin qui n’en finit pas de finir et qui laisse les gens sur l’impression que les choses vont mal et qu’elles iront de plus en plus mal, ce qui paradoxalement les incite à une certaine confiance dans les gouvernants. Tout comme la « fin de règne », ces rapports au pouvoir plongent loin dans l’histoire, jusqu’à l’époque où les rois se voulaient les pères de leurs peuples. C’est une confiance de désespoir, le sentiment d’un dernier rempart contre l’adversité. La France serait mûre pour un homme providentiel, à ceci près qu’il n’y en a pas. Elle ne l’est pas tout à fait pour une jacquerie.
Quelques jours plus tard, la France connaissait une catastrophe aussi puissante d’impact que le 11 septembre : l’explosion de l’usine AZF. L’événement aurait pu, convenablement traité, induire un mythe de renouvellement. Au lieu de quoi, on a vu suinter une peur malsaine et un règlement de comptes d’une rare bassesse : avant toute enquête, on nous donnait officiellement un verdict d’accident et l’on désignait à la vindicte populaire… les victimes, les ouvriers de cet atelier. On assistait à un débat écologiste larvé sur les dangers des usines à risque, on cherchait à incriminer Total et, pour qui réfléchissait un minimum, cela sonnait comme une revanche assez mesquine sur l’affaire de l’Erika ; et l’on avait l’impression que les autres hypothèses, à commencer par celle d’un attentat à grande échelle, étaient repoussées sans examen pour ne pas fâcher on ne sait quelle puissance, pays de l’OPEP, parti politique local, voire même les USA ou certains de leurs partisans exigeant un statut de victimes privilégiées comme d’autres se réservaient, toujours en France, l’usage exclusif du terme génocide, du moins jusqu’aux délires de Carla del Ponte et de ses épigones contre les Serbes. En France, AZF l’oubliée marque le point d’inflexion mais, loin de permettre une refondation dans l’espérance, l’explosion joue comme un traumatisme non soigné, lequel induit culpabilisation, sentiment de mensonge sans possibilité d’accès à la vérité, angoisse et peur. Et je rappelle que, dans cette série d’articles, je ne traite pas des responsabilités réelles mais de l’impact de l’information sur l’inconscient collectif[1]. Or l’information, en dehors d’une ou deux émissions courageuses, a surtout consisté en un défilé d’experts ou labellisés tels qui venaient asséner des « vérités » à croire sur parole. Circulez, y a rien à voir, et laissez parler les doctes ! Soyez encore heureux qu’on vous les amène sur les écrans, ces doctes, pour jeter à bas vos superstitions, peuple sans cervelle. Et pas de débat. Les témoins ne peuvent rien voir, pas plus que Fabrice à Waterloo ; seuls les Napoléon de la Justice et de l’Université ont la vision globale nécessaire.
Mais on a tout de même vu, en particulier lors de la reconstitution qui devait définitivement assurer l’hypothèse de l’erreur humaine dans AZF même et qui tourna en 2 minutes au grand guignol. Rappelons, pour mémoire, que les experts prétendaient qu’on avait déversé par erreur un produit chloré sur l’ammonitrate et que la réaction chimique s’était amorcée je ne sais plus pourquoi, un cadavre de chat ou une histoire du même genre. Le jour où l’on devait faire détonner en petit ce mélange hypothétique, l’odeur de chlore chassa les participants toussant et haletant, doctes et juges, sans parler des médias, dès l’ouverture du sac. Exit l’erreur humaine, en tout cas celle ci. On enterra donc derechef AZF dans le placard des choses qui fâchent, telles que le procès de Milosevic à la défense un peu trop efficace, les promesses de Chirac ou l’évolution de certaines banlieues. Mais tant d’enterrements finissent par donner le sentiment d’un pays qui meurt étouffé par l’inachevé.
Revenons aux images et à l’information. Les premières qui parviennent d’AZF, ce sont celles d’une autoroute jonchée d’éclats de verre et d’épaves entre lesquelles erre un journaliste solitaire[2]. C’est une étrange impression de déjà vu qui s’en dégage, du moins pour les lecteurs assidus de BD qui reconnaissent des séquences de Simon du Fleuve ou de Valérian et Laureline. On a des descriptions de ce genre dans la SF, tant américaine que française : c’est l’univers post-atomique, celui qui se reconstruit comme monde tribal ou mafieux après l’effondrement de la civilisation. Par delà cette autoroute qui semble le sceau d’un futur régressif longtemps prophétisé, une tour se dresse encore, rouge et blanche, de forme allusivement phallique, au bord d’un cratère boueux. Tout ce qui reste de ce monde explosé, c’est donc une virilité de métal ou de béton.
Nous ne sommes pas dans le régime hermésien. Ce phallus dressé appartient à l’imaginaire du combat, du régime diurne des oppositions manichéennes, des monstres que doit vaincre le héros, de la lumière affrontant les ténèbres. Il n’est pas question de régénération mais de victoire sur le dragon, un dragon que manifeste assez bien cette autoroute qui serpente autour de l’usine détruite. Il n’est pas non plus indifférent que cela se passe à Toulouse, ville des cathares, des troubadours et des Jeux Floraux : c’est encore l’Occitanie victime de la rapacité du Nord auquel s’assimile fantasmatiquement Total, les multinationales ayant pris dans l’imaginaire politique la place des envahisseurs ou de l’Inquisition. En filigrane, ce combat destructeur entre le héros (la tour d’AZF) et le dragon autoroutier, combat faussement chevaleresque puisque ce serait celui d’un pollueur contre un autre, loin de délivrer la princesse Toulouse la blesse irrémédiablement. Toulouse la rose, Toulouse de Clémence Isaure, dame des troubadours, et même d’Ariane au nom de femme mais très ambiguë puisqu’elle envoie des fusées phalliques dans le ciel.
La séquence mythique est relativement cohérente mais elle ne peut fonctionner qu’en inversion du régime diurne. Si le héros est représenté par la tour d’AZF et le dragon par l’autoroute de ceinture qui enserre (enferme ?) la Dame du capitole, la Ville, le combat s’achève par la mort définitive du faux chevalier et la mort uniquement symbolique et temporaire du grand serpent. La Dame n’en est pas délivrée mais meurtrie. Et pour les oreilles francophones, ce pourrait être non la princesse attendue mais une dame « vile »[3]. C’est un conte sans issue qui ne conduit qu’au constat de mort et d’échec. L’inconscient collectif ne pouvait en tirer qu’une leçon : dans le monde réel, l’héroïsme détruit tout ; pour vivre heureux, évitons l’univers diurne et ses corollaires, l’effort, le sentiment d’identité, les sommets et les gouffres.
Depuis, il n’y a pas eu d’événement, en France, qui puisse induire un sentiment de renaissance assez puissant pour la rendre effective et les commentateurs ne cessent de parler de « fin de règne », une fin qui n’en finit pas de finir et qui laisse les gens sur l’impression que les choses vont mal et qu’elles iront de plus en plus mal, ce qui paradoxalement les incite à une certaine confiance dans les gouvernants. Tout comme la « fin de règne », ces rapports au pouvoir plongent loin dans l’histoire, jusqu’à l’époque où les rois se voulaient les pères de leurs peuples. C’est une confiance de désespoir, le sentiment d’un dernier rempart contre l’adversité. La France serait mûre pour un homme providentiel, à ceci près qu’il n’y en a pas. Elle ne l’est pas tout à fait pour une jacquerie.
[1] Au vu de l’enquête, officielle et surtout non officielle, j’ai encore deux hypothèses en lice concernant l’événement lui-même. Je sais que le verdict condamnera Total parce que les politiques veulent une peau de pollueur pour faire bien dans leur tableau de chasse ; l’attentat ne sera jamais évoqué parce que, dans ce cas, les frais d’indemnisation seraient à la charge de l’Etat. Les hypothèses les plus probables au vu des données physiques, celle d’un essai militaire qui aurait mal tourné et celle d’un accident assez particulier dans l’usine voisine, celle qui fabrique des explosifs militaires et le carburant d’Ariane, engageraient aussi financièrement et moralement l’Etat. Elles seront évoquées dans un siècle, quand les historiens auront le droit de travailler sur les archives nécessaires.
[2] J’ai cherché à retrouver ces images sur Internet, mais je n’y suis pas parvenue.
[3] Quelque temps plus tard, l’affaire Baudis prolongera cette inversion mythique comme des variations sur le thème de la dame vile, qu’il s’agisse de la prostituée dénonciatrice ou de la ville corrompue ; le tueur en série prolongeant aussi le thème du faux héros diabolique.
No comments:
Post a Comment