Extraits significatifs :
L’un des problèmes majeurs de la société française, peut-être le problème majeur, est l’inaptitude de ceux censés constituer ses élites à comprendre le monde tel qu’il devient. Dans nombre d’autres pays du monde, et en particulier dans ceux qui parlent anglais, on comprend que la mondialisation accélérée dans laquelle nous sommes est un fait et que ce fait doit être expliqué par les intellectuels et pris en compte par les hommes politiques.
Qu’est-ce qu’un fait ? Sous la plume de Millière, le devenir collectif semble avoir le caractère inéluctable du fatum antique. Mais la mondialisation accélérée est le fruit d’une convergence de volontés, une réalisation humaine adossée à une vision de l’économie qu’ont toujours défendue les théoriciens américains. L’Angleterre ne s’y est ralliée qu’assez tardivement. Et j’aimerais quand même mettre un bémol : la mondialisation n’empêche pas la plupart des circuits d’échange de rester régionaux ni les Etats-Unis de se protéger par les barrières douanières qu’ils essaient d’interdire aux autres.
Y eut-il dans le passé des époques sans échanges mondiaux ? A l’âge du bronze, c'est-à-dire dès que nous pouvons suivre les circuits économiques, nous voyons l’ambre de la Baltique rejoindre la Méditerranée et même l’Egypte ou, par d’autres voies, la Chine. Ce qui deviendra la Route de la soie s’esquisse par des caravanes régulières entre Chine, Inde, Mésopotamie et, par bateau, les produits d’orient atteignent les îles florissantes de la mer Egée. L’étain vient d’Ecosse, le cuivre de Chypre ou du Zagros. Comme par ailleurs il semble que les échanges entre la Chine et la côte ouest de l’Amérique n’aient jamais cessé malgré le réchauffement climatique interdisant de passer en traîneau le détroit de Béring, on peut déjà parler de mondialisation de l’économie. C’est ainsi qu’un peu plus tard les pharaons d’Egypte consommèrent du tabac comme le suggère l’analyse de la momie de Ramsès II, si ma mémoire est bonne[1]. Ce qui s’accélère aujourd’hui, ce n’est pas la croissance de l’espace géographique des échanges mais celle de leur volume et la vitesse des transports, dus aux progrès technologiques. Mais le fait de base, le commerce à longue distance, n’a pas fondamentalement changé.
On m’objectera, je l’entends d’ici, que l’augmentation quantitative de ces échanges entraîne un changement qualitatif. C’est fort possible. C’est même sans doute vrai. Mais il s’agit de changements culturels, civilisationnels. En dehors d’une analyse marxiste ou d’une idéologie de type école des Annales, on ne peut pas faire de l’économie la cause unique de telles mutations.
Mutation. Millière utilise ce terme pour qualifier le présent et, surtout, le futur proche.
Déchiffrer cette mutation n’est pas simple et implique de se défaire de nombres d’anciennes façons de penser. Ce qui change est non seulement la façon de produire, de vendre, de créer, d’échanger, de communiquer, ce sont aussi les rapports au travail, à l’économie, à l’entreprise, à la culture, les relations des êtres humains entre eux, les définitions et le statut de la matière, du vivant, des technologies.
Sur ce point, nous sommes en accord – à ceci près que je ne cesse pas de me souvenir que tout cela, ce sont des réalisations humaines et non des forces transcendantes.
Il existe sur la planète les lieux où tout cela est acquis et où l’on pense déjà aux prochains horizons. Il existe les lieux où tout cela est en voie d’acquisition. Il existe des lieux d’hostilité radicale où tout cela est refusé, rejeté de manière absolue. Et puis il existe les lieux comme la France où prédominent surtout la peur, l’incompréhension, un mélange de refus de voir et de certitudes anciennes trop ancrées et qui font obstacle. J’entends donner des moyens de surmonter la peur et d’ouvrir les yeux. J’entends dire que le choix est simple : ou bien nous regarderons l’avenir en face, ou bien l’avenir nous oubliera comme s’oublient les civilisations mortes dans la stérilité.
Même si la France disparaissait de la manière qu’il le suggère, on ne pourrait pas parler de « civilisation morte dans la stérilité » car toute son œuvre passée, tout son patrimoine témoignerait au contraire d’une culture féconde. Et s’il est vrai qu’en dehors de quelques polytechniciens abandonnant la science pour le grenouillage mi politique mi commercial, personne ne se précipite vers l’avenir tel que le prônent certains économistes anglo-saxons, ce n’est pas forcément par un mélange de peur et d’aveuglement ni parce que « le monde vu de France est le monde selon José Bové ». Puisque Millière crédite la gauche et, parmi elle, surtout les altermondialistes du désir de « réintroduire du politique dans l’économie », ce parti pris lui cache quelques évidences.
Tout d’abord, il oublie que le malthusianisme sous-jacent à la plupart de l’altermondialisme est d’origine anglo-saxonne autant que les théories libre-échangistes, que ce sont les deux faces d’un même sou, le frein et l’accélérateur d’un même véhicule. La tradition française n’est pas malthusienne, ce qui d’ailleurs explique le faible impact électoral des Verts et l’absence presque totale dans notre paysage politique de contestation écologiste musclée, un brin terroriste, comme il en existe dans les pays anglo-saxons. Il oublie également que l’imaginaire politique traditionnel en France n’a jamais rompu avec la trifonctionnalité que Dumézil pensait indoeuropéenne mais dont l’expression la plus parfaite se trouve chez Raoul Glaber. La révolution française, aussi convulsive qu’elle ait été, n’a fait que déplacer les trois ordres sans les abolir, les universitaires puis aujourd’hui les médias prenant la place des prêtres et les politiciens celle des chefs, c'est-à-dire les deux visages de la première fonction[2] ; la seconde[3] restant incarnée par l’armée, la police et les pompiers ; la production industrielle et le commerce remplaçant les paysans dans la troisième. Et les métaphores guerrières utilisées dans le monde économique n’y changent rien, sauf à suggérer que les multinationales ou les grosses entreprises sont des tribus à part entière portant en elles les trois fonctions de manière transversale ou fractale.
Le problème de la France, de son imaginaire collectif, c’est surtout le vide de plus en plus sensible des deux premières fonctions : politiciens corrompus, intellectuels de la pensée unique, médias englués dans la propagande laquelle ne cesse de dévaloriser l’armée tout en applaudissant à certaines aventures lointaines, police muselée face aux mafias des cités. Des théoriciens qui proposent la libéralisation économique comme remède à tous les maux apparaîtront toujours à cet inconscient collectif comme des usurpateurs, comme la troisième fonction cherchant à s’approprier la « sur-fonction » régalienne.
Josick Croyal m’envoie le texte du commentaire qu’il va poster en réponse à ce texte de Millière. J’en reprends un extrait qui ne manque pas d’intérêt.
En l'état, la meilleure action consiste à contribuer un tant soit peu à priver de revenu l'Etat devenu parasite. C'est l'essence de l'esprit agricole, telle une politique de la terre brûlée, face à la pastoralisation du monde. Ainsi le premier agriculteur, premier résistant, qui castre le reproducteur du troupeau, neutralise son remplaçant en l'appareillant avec le premier. Ainsi, l'attelage de deux boeufs sous le joug retournant la sacro-sainte prairie. Ce sera toujours cela de moins pour l'Etat pastoral.
C’est bien la première fois que je vois comparer l’impôt à la razzia des éleveurs nomades sur les champs des agriculteurs. On pourrait tout de même objecter que les nomades qui prélèvent du butin ne donnent rien en échange alors que l’impôt permet d’entretenir les routes, les chemins de fer, les écoles, les hôpitaux, l’armée, la police, etc. Que certains pensent que les entrepreneurs privés s’en tireraient mieux, c’est leur droit le plus strict. Mais si nous en revenons aux structures profondes de l’imaginaire collectif, il nous faut constater que les services qui dépendent de l’Etat et donc des impôts sont les tâches traditionnellement imparties aux représentants de la première et de la deuxième fonctions. C’était au seigneur local d’entretenir les routes et d’assurer le maintien de l’ordre ainsi que la justice, aux clercs d’assurer l’éducation, le soin hospitalier et la solidarité, la cour royale servant de cour d’appel et d’instance de régulation.
Or la trifonctionnalité n’a pu s’instaurer que par une sorte de fusion des pasteurs nomades razzieurs, ancêtres des guerriers, et des agriculteurs, pères de la troisième fonction, sous l’égide de garants à la fois des serments humains et des serments réciproques des dieux et des hommes. C'est-à-dire lorsque le religieux se détache peu ou prou du magique, lorsque le chaman se transforme en sacrificateur qui offre à la fois les plus belles têtes du troupeau et les prémices des récoltes.
Chez Millière comme chez Croyal, il semble que la mutation actuelle tende à résorber définitivement la première et la seconde fonction, chaque individu devenant au moins idéalement prêtre, guerrier et producteur. Cet imaginaire est sans doute aussi profond historiquement que la trifonctionnalité. C’est en Irlande Lug « polytechnicien » en opposition au système druidique. C’est la société odinique où les Ases et les Vanes cohabitent dans Midgard après s’être longtemps combattus, où la Rigsthula distingue encore trois castes mais, si Thrœll appartient seulement à la troisième fonction, Karl unit en lui la troisième et la seconde tandis que Jarl est la synthèse des trois[4].
Or nous sommes au seuil d’un saut civilisationnel aussi important que la « révolution néolithique », beaucoup plus que la « révolution industrielle » qui n’avait pas changé grand-chose ni dans les rapports humains ni dans les rapports à la matière et à la vie, pour reprendre les termes de Millière. La connaissance du code génétique et les nanotechnologies permettent de passer d’une économie de transformation à une économie de création. Certes, les matériaux qui serviront à fabriquer les objets du futur ne surgiront pas du néant mais la réorganisation atomique permet d’obtenir des molécules qui n’existent pas à l’état naturel[5] ; à terme, c’est la fin de la prédation minière telle que nous la connaissons depuis la nuit des temps. Comme dans la symbolique alchimique, le matériau le plus commun et le plus vil pourra devenir merveille… ou poison sans remède.
Même les libertariens et les transhumanistes, deux mouvements qui partagent au fond le même substrat philosophique, la même revendication adolescente de liberté individuelle absolue[6], sont encore largement héritiers des mémoires, des légendes et des rêves nés avec le néolithique. Une économie de création suppose à la fois de l’audace et un sens aigu de la responsabilité, plus exactement un sens aigu de l’irréversible. Les OGM, pour ne prendre que cet exemple, ne feraient pas tant crier si leur mise en œuvre à l’échelle industrielle ne se faisait pas avant d’avoir toute la connaissance nécessaire, alors qu’on sait bien que l’on introduit des mutations irréversibles ou, du moins, difficilement éradicables si elles se révèlent plus néfastes qu’utiles. Je conseille aux chantres de l’avenir conçu comme un vaste jeu vidéo ou comme un fatum de méditer le roman de SF génial de Neal Stephenson, L’âge de diamant.
La liberté, si rien ni personne ne la garantit, ne tarde pas à se transformer en loi de la jungle[7]. Admettons même que chacun soit armé pour sa défense comme le propose les libertariens : que vaut la pétoire personnelle contre les bombes intelligentes lâchées d’un B2 furtif qui vole hors d’atteinte de la DCA ? On l’a vu en Bosnie, en Serbie, en Irak. Et que vaut le consentement dans le monde du travail si le choix n’est laissé qu’entre trimer pour très peu sans égard au potentiel de chacun mais selon les besoins des actionnaires spéculateurs et se retrouver sur le pavé ? Quel consentement peut avoir le pot de terre face au pot de fer ?
Dans L’âge de diamant, face aux pouvoirs somptueusement totalitaires du néo-tribalisme, c’est la mise en place d’une régulation par des formes de contre-pouvoirs qui résoudra la crise.
[1] Pour la présence de tabac, j’en suis sûre. C’est sur le nom du pharaon ausculté que j’hésite.
[2] Dumézil parle d’une fonction de souveraineté mais les exemples qu’il en donne, pris dans la mythologie indienne, Varuna et Mitra, représentent : Varuna, un dieu de l’orage ou plutôt de la mousson, par métaphore une puissance incontrôlable et destructrice mais promesse d’abondance par le retour de la vie après la sécheresse ; Mitra le gardien des serments et des contrats, gage de leur inviolabilité. Nous sommes très loin de l’image de la souveraineté en tant que légitimité du pouvoir et surtout pas du pouvoir absolu. Rappelons qu’au dessus des 3 fonctions et comme à leur synthèse se tient le roi, c'est-à-dire le régulateur.
[3] La fonction guerrière, offensive et défensive.
[4] La Rigsthula mériterait un commentaire plus détaillé. Notons toutefois que le dieu Tyr, lorsqu’il descend pour s’unir aux mortels, n’omet aucune des castes. Son parcours ressemble à une ascension sociale, du pauvre vers le riche mais aussi de l’irresponsable vers le pleinement responsable. Thrœll, l’esclave, du fond de sa pauvreté offre au Visiteur ce qu’il a de meilleur et qui ne représente sans doute pas son ordinaire. Il possède peu, il ne sait pas fermer sa porte, ce qui signifie que tout rentre en lui et que c’est d’abord des pensées et envies éclatées de l’instant qu’il est esclave, de son ignorance et de son insensibilité, mais il a déjà le sens de l’hospitalité et de la générosité. Dans l’apologue de Péguy, ce serait celui qui, sans autre perspective, taille la pierre. Karl, paysan libre, a plus d’aisance, plus de savoir-faire et de sociabilité (ses fils se nomment Voisin, Bon camarade, etc.) mais son horizon ne dépasse pas sa famille et son village. S’il prend les armes, c’est pour les défendre. C’est celui, chez Péguy, qui sur le chantier gagne sa vie et celle des siens. Jarl enfin, outre la richesse, s’est éveillé à la connaissance (il sait lire) et au sens esthétique (ses vêtements sont amidonnés et repassés), capable d’avoir un projet sur le long terme (son fils se nomme Héritier). Lui peut avoir conscience de bâtir une cathédrale. Mais tous, répétons le, sont capables de s’ouvrir à la visite du dieu et d’en recevoir une fécondité. S’appuyer sur ce texte pour rejeter des hommes hors de l’humanité serait un contresens absolu.
[5] Comme par exemple les fullerènes.
[6] « Ce n'est pas très difficile de présenter la litanie des libertariens : c'est-à-dire l'ensemble des principes moraux, politiques et économiques qui caractérisent ce courant de pensée, car cet ensemble repose sur une prémisse très simple : la revendication radicale de la libre disposition de leur corps ou de leur propre personne. Il revendique ce que l'on appelle le "self ownership" ou la propriété de soi. Ni Dieu, ni Maître. De celle-ci on déduit une philosophie politique, une épistémologie, une éthique et une économie politique qui caractérisent si bien la façon de penser des libertariens. » écrit Bertrand Lemennicier sur son site http://lemennicier.bwm-mediasoft.com dans l’article intitulé « Libertarien ».
[7] De la jungle humaine s’entend car la régulation des sociétés animales est beaucoup plus contraignante pour l’individu.
1 comment:
Merci pour ce lien, ô anonyme, mais quelques mots de présentation de ce forum seraient sympathiques
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