Autre texte refusé en son temps par le même imbécile.
Dans les premiers siècles de notre ère, l’une des premières déviances que dut combattre l’Eglise en croissance fut la méfiance des païens les plus éclairés et les plus sincères envers le corps de l’homme et la matière de la création. Issue du platonisme et de certaines spéculations du Vedanta qui circulaient avec les caravanes sur la Route de la Soie, cette méfiance donnait lieu à de nombreux mouvements, spéculatifs ou pratiques, qui voyaient dans l’ascèse poussée à l’extrême la seule voie de salut offerte à l’homme. Le mal se concentrait dans les besoins et les désirs du corps et, in fine, en deux composantes organiques de ce dernier : le système digestif et le sexe. Plaisir de la cuisine et plaisir amoureux apparaissaient comme les deux chaînes qui retenaient l’esprit (noûs) prisonnier de la matière impure, des chaînes qu’il suffisait de rompre pour se fondre dans le divin et retrouver l’essence vraie de l’humanité.
L’Etre immuable, la chute, la réintégration.
Derrière ce refus du corps, il fallait entendre un refus du temps et des transformations qu’il manifeste dans l’univers. L’idéal ou la perception que l’on avait de Dieu n’avait pas changé depuis Parménide : il s’agissait toujours d’opposer aux contraintes cosmiques d’impermanence et de vieillissement, nous dirions aujourd’hui à l’entropie, une ontologie de l’immuable. L’Etre parménidien, le Sphaïros, restait le modèle de toute perfection, isotrope, immuable, indivisible, pure continuité sans qualification, pure stase. L’Inde le voyait infini sans forme ni dimension ; Parménide lui prêtait une forme sphérique afin que son rayon soit partout égal à lui-même. Si la dégradation de cette perfection commençait avec le temps et le mouvement, notons que cette image du divin reste spatiale. L’Etre et l’étendue vide se confondent. Cette vision pose immédiatement une difficulté insurmontable : comment cet Etre parfait a-t-il pu donner naissance à l’univers concret, où l’expérience quotidienne nous montre une multiplicité de formes, de vie végétale et animale, une perpétuelle agitation, de perpétuelles transformations ? un univers où l’homme capable de cette contemplation unitive doit cependant naître, travailler et donc contribuer à la transformation, se nourrir, se reproduire, mourir ? Les solutions données à cette énigme peuvent se regrouper en deux grandes tendances : la dégradation par émanations successives, l’éloignement de l’Etre pur amenant la multiplicité ; et le dualisme où, face à cet Etre parfait, coexiste un chaos qui s’ordonne peu à peu. A partir de là, de nombreux mythes vont raconter le drame de l’apparition du cosmos et, plus intéressant pour l’homme qui cherche une voie de salut, les modalités de la “réintégration” dans l’Etre.
Dans les trois premiers siècles, sous l’influence grandissante du judaïsme, les mythes de la création vont devenir les “gnoses”. Par delà toutes les variantes, et saint Irénée souligne qu’il ne peut toutes les examiner car il en surgit de nouvelles toutes les semaines[1], le schème est toujours le même. L’Etre parfait crée, on ne sait par quelle lubie, des esprits noétiques purs capables de Le contempler et de Le comprendre. L’un d’eux se révolte, à moins qu’il ne s’agisse d’un anti-Etre, d’une conscience de mal tout aussi pur, et crée ou façonne le monde cosmique. Puis il parvient à convaincre certains de ces esprits noétiques de le suivre dans la matière, et voici comment l’homme se retrouve piégé dans un corps dense, changeant, piégé par les deux chaînes de la nourriture et du sexe. Même lorsque le drame cosmique ne devient pas créationniste, les chemins de “réintégration” passent toujours par la rupture de ces deux chaînes. Le salut n’appartient qu’aux ascètes et ne saurait être qu’individuel. A cette conception élitiste et désincarnante on donnera le nom d’encratisme.
La tentation d’un encratisme chrétien.
Le christianisme naissant s’oppose frontalement à cette forme de sagesse. Déjà saint Jean épingle les nicolaïtes[2], dont nous ne savons pas grand chose sinon qu’ils transplantaient en terreau chrétien l’encratisme des philosophes païens[3]. Ces derniers, Ignace d’Antioche les raille gentiment : ils refusent la résurrection de la chair ? qu’à cela ne tienne, après leur mort ils deviendront de ces purs esprits qu’ils ont souhaité être, et on verra bien où réside la plénitude[4]. Mais la tentation de l’encratisme revient sporadiquement et même chez les théologiens. Origène admet que l’incarnation de l’homme commence à la chute d’Adam. Il y voit cependant une miséricorde divine, l’homme soumis au changement obtenant ainsi la possibilité de revenir progressivement vers Dieu, ce qui ne serait pas possible dans un univers noétique immuable. Son disciple tardif Evagre, un siècle plus tard, en tirera une cosmologie typiquement gnostique mais qui garde la conception origéniste du temps[5]. Le salut est toujours étroitement lié à l’ascèse mais le temps et les “résurrections” successives dans des univers de moins en moins denses permettent la réintégration finale de tout et tous.
Si nous écartons de notre réflexion les variantes des dramaturgies de la chute et de la réintégration, l’encratisme pourrait se définir comme le rejet d’une composante de la nature humaine, en laquelle se trouverait ontologiquement le siège du péché. Aux premiers siècles, le rejet du biologique s’accompagne d’une exaltation des facultés “supérieures”, à commencer par l’intellect. Dans les Dialogues d’Hermès Trismégiste et d’Asklépios qui forment ce que l’on nomme aujourd’hui le Corpus Hermeticum, les auteurs font appel en permanence à la capacité de raisonnement logique[6]. Les moines tentés par l’enseignement d’Evagre sont des savants pour qui ascèse et science se complètent. Si la plus haute contemplation, pour eux, ressemble à l’extase sans contenu prônée par le Vedanta, elle se prépare par la mise en oeuvre des facultés intellectuelles. C’est, dans l’ordre de l’intelligible, la progression que propose Platon au sentiment amoureux dans le Banquet. On part de l’intelligence des formes et des structures pour aboutir au concept pur puis à l’apophatique.
L’encratisme qui rejette le corps pour exalter l’intellect a traversé les siècles. On le retrouve presque à l’identique chez les hermétistes de la Renaissance italienne, en particulier Marsile Ficin. Il ressurgit sous une forme plus modérée au XVIIIe siècle avec Louis-Claude de Saint-Martin, puis à la fin du XIXe siècle chez Péladan[7]. Avec ces derniers auteurs, le temps de l’ascèse extrême est passé. Le corps peut jouir d’une honnête hygiène et l’on en revient plutôt à la modération platonicienne, mais il s’agit toujours d’une prison. D’autre part, le sens esthétique est plus volontiers convoqué que l’intellect, surtout chez Péladan, mais ce dernier garde encore la part belle.
Perspective inversée
En notre fin de XXe siècle, nous assistons à un renversement de perspective aussi virulent que l’encratisme de l’empire romain. La mouvance new age foisonne et buissonne autant que les systèmes gnostiques du temps de saint Irénée. Comme eux, elle pénètre de nombreux domaines de notre quotidien et génère toute une mentalité collective. Le schème cosmologique est plus flou que dans les premiers siècles. L’opposition entre Etre pur immuable et création soumise à l’entropie cède le pas à une forme de panthéisme qui intègre vaille que vaille quelques données scientifiques comme le vide quantique, l’évolution des espèces et la notion de système écologique. Mais ce flou dogmatique a sa raison d’être.
Renversement de perspective, disions nous. En effet, le corps se voit exalté et promu au rang d’instrument de salut. Il faut l’écouter, y promener sa conscience, en rassurer les cellules ou les muscles où s’imprime la mémoire des émotions parasites, choisir les nourritures saines, éviter ce qui l’empoisonne, etc. De nombreuses écoles de psychothérapie passent par le réveil et la tendresse envers le corps pour réduire les névroses. Le hatha yoga qui, dans l’Inde primitive, était conçu comme une ascèse libératrice des contraintes alimentaires et sexuelles devient un moyen “de se sentir bien dans son corps”. Les capacités de réaction émotionnelle semblent déjà suspectes et l’on conseille de ne cultiver que les “positives”, un “amour” abstrait toujours dépourvu de complément et censément universel, en fait une abréaction souriante[8]. Mais l’adversaire, le lieu ontologique de tout mal, c’est l’intellect rebaptisé souvent “mental”. Qui raisonne logiquement ou structure sa pensée pactise avec l’enfer. Comme nous l’avons entendu dernièrement : “Tout est sauvable dans l’homme, sauf le mental[9].” On n’est pas plus clair.
Ce rejet de l’intellect s’accompagne d’une recherche d’états de conscience dits modifiés, encore qu’en ce domaine toute la gamme de l’expérience potentielle de l’homme ne soit pas sollicitée. Pour aboutir au “vide”, à l’exclusion de toute pensée verbale ou conceptuelle, trois voies seront proposées : la sensation corporelle, soit par la relaxation soit par la danse ; la visualisation où l’image envahit tout le champ perceptif ; l’extase sans contenu. Cette dernière s’avérant diantrement difficile à atteindre fait figure d’idéal de réalisation et se voit toujours placée au sommet de l’échelle de conscience. Elle est souvent remplacée dans les faits par la visualisation d’une simple étendue lumineuse accompagnée de ce qu’Aldous Huxley nommait un “sentiment océanique”[10]. La description expérimentale de tels états de conscience n’a certes pas attendu le new age ; on la retrouve aussi bien chez les chamans sibériens que chez les yogis, les soufis ou les mystiques chrétiens. Le new age se caractériserait plutôt par une réduction drastique de la gamme des états recherchés. Où donc sont passés le jnâna yoga hindou, la contemplation platonicienne des Idées ou l’illumination intellectuelle de notre moyen-âge ? Même l’esthétique tend à se confondre avec la sensation ou avec la luminosité de l’image visualisée. On ne lira jamais sous une plume new age des considérations sur l’harmonie des proportions ou des résonances sonores. Elle est censée surgir spontanément lorsque l’on parvient à éliminer le mental honni. (Serait-ce l’explication du regain de mode que connaît aujourd’hui l’art “pompier” de la fin du XIXe siècle ?)
Notons que ce rejet de l’intellect ne surgit pas avant la fin des années 60 et plus sûrement encore celle des années 70. Chez Alice Bailey où apparaît dans les années 30 l’expression “new age” et le descriptif planifié de la construction de cette mouvance[11], le mental a sa place et forme l’un des “sept rayons”, celui d’Intelligence active. Dans son anthropologie très hiérarchisée, le mental se situe presque au sommet des facultés humaines, dépassé seulement par le “supra-mental”. Là encore, et quelles que soient les réserves très graves que nous émettons à l’encontre d’Alice Bailey dont la doctrine parvient à mélanger arianisme et nestorianisme, force est de constater un appauvrissement. Il a même gagné dans les années 80 le monde de l’entreprise. Les réunions de cadres ne devaient plus amener de débat argumenté, mais de simples énoncés de formules que l’on triturait jusque à ce qu’on obtienne un consensus unanime. On définissait ainsi les buts d’une association ou d’une fondation, les objectifs d’une campagne publicitaire, voire même certaines normes de production.
Nous pourrions considérer le new age, en bloc et en détail, comme un paganisme extérieur au monde chrétien et nous contenter d’une méfiance de principe. Ou même n’en point parler, le trouvant vulgaire et indigne de l’attention des doctes, comme font les théologiens d’autres Eglises. Nous le pourrions si nous n’avions entendu depuis deux ou trois ans, dans les couloirs mêmes de la paroisse Saint-Irénée, des réflexions contre l’intellect en soi qui témoignent d’une pénétration insidieuse et d’une tentation de cette mentalité.
Un nouvel encratisme
L’encratisme des premiers siècles revenait à dire que tout est sauvable en l’homme, sauf le corps. Si l’encratisme dogmatique, affirmant l’ascèse comme unique voie de salut, a toujours été condamné, synode après synode, par l’Eglise universelle, il est longtemps resté un encratisme psychologique qui permit aux moines et à certains clercs de se croire, de par leur célibat, un peu plus chrétiens que les autres fidèles[12]. Le concile du Quinisexte en témoigne abondamment et son rejet par l’occident se basait sur un durcissement encore plus sensible de la discipline. Aux termes stricts du Quinisexte, les 9/10e d’entre les orthodoxes (Grecs, Serbes, Roumains, Américains, Russes et Syriens compris) devraient être qui excommunié qui suspendu. Le critère de Gamaliel[13] a prévalu : le temps a usé ce qui ne venait que des hommes et non de Dieu. Les canons psychologiquement encratistes du Quinisexte sont quasiment tous tombés en désuétude et l’Eglise universelle ne les a jamais reçus, que ce soit d’ailleurs pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Il n’en reste que l’obligation de choisir les évêques parmi les moines et ce dernier canon est actuellement sérieusement remis en cause par l’Eglise d’Amérique.
Si l’on nous dit aujourd’hui que tout est sauvable en l’homme, fors l’intellect, c’est appliquer à la nature humaine la même démarche encratiste. Dans ce genre de formule, l’erreur est double et porte à la fois sur la chute et sur le salut. Tous les Pères s’accordent à voir comme conséquence du péché adamique une torsion de la nature humaine dans son ensemble. Il n’y a pas de faculté en l’homme qui soit ontologiquement le siège du mal, ne serait-ce que parce que le mal n’a pas de réalité ontologique, ni le vecteur unique du péché. Il n’en est pas non plus qui soit préservée, en soi, des atteintes de ce même péché. Certes, les passions de l’âme peuvent se nourrir de l’intellect, comme elles dévorent les désirs du corps, les émotions, les sentiments, et Goethe l’a bien décrit dans son second Faust. Certaines avidités de l’intelligence, comme les avidités de pouvoir, seraient même plus mortifères que la gourmandise ou la luxure qui trouvent une limite, après tout, dans la capacité stomacale ou la nécessité de refaire ses forces avant l’assaut. Cela ne signifie pas que, en soi, l’intellect ou la volonté seraient créatures de Satan.
La seconde erreur est d’exclure du salut une part de la nature humaine, quelle qu’elle soit. Pour ne pas être sauvable, il faudrait que cette part n’ait pas été assumée par le Christ. Là encore, les Pères sont unanimes. Toutes les longues querelles christologiques sur l’union des deux natures, humaine et divine, ont abouti à constater que le Christ a revêtu la plénitude de la nature humaine. Si cela excluait l’intellect, comment aurait-il pu apprendre et utiliser le langage humain dans sa prédication ? Très brutalement : un homme qui parle possède au moins un QI de 70. En deçà, ce sont les débiles profonds et encore trouve-t-on chez eux un intellect rudimentaire. Ce raisonnement par l’absurde risque d’être ressenti comme un blasphème et il nous est évident que, si le Christ possède la plénitude de la nature humaine, cela inclut la plénitude de l’intelligence humaine. Mais il faut parfois forcer le trait pour montrer où mène une affirmation imprudente (comme “tout est sauvable en l’homme, sauf l’intellect”), voire une simple tendance psychologique à justifier cette imprudence, lorsqu’on les confronte aux bases mêmes de notre foi.
Ce nouvel encratisme a des conséquences très concrètes sur notre civilisation dont il alimente les contradictions. Par exemple, il justifie que les média ne fassent jamais appel aux facultés d’analyse et de raisonnement mais présentent l’actualité en termes “de bon et de mauvais[14]” ne devant susciter qu’un acquiescement émotionnel. Il génère une morale hygiéniste qui risque de devenir aussi étouffante et névrotique que l’ancien refoulement sexuel et qui, en tout cas, ne cultive guère l’injonction du Christ : “Ne jugez pas si vous ne voulez pas être jugés.” Il ne s’agit pas d’un simple phénomène de mode. S’il s’infiltre aux marges des Eglises, nous ne tarderons pas à voir refleurir la doctrine d’Apollinaire supposant qu’en Christ le noûs divin prend la place du noûs humain et même d’une part de la psyché humaine, comme nous avons vu un retour de l’arianisme (le Christ “maître cosmique”) et du nestorianisme (chez Ambelain, à l’AMORC et dans une bonne part du new age).
Une difficile question anthropologique
Une partie du problème réside dans la divergence entre psychologie moderne et anthropologie traditionnelle. Les représentations que l’homme se fait de sa propre nature ont beaucoup varié selon les cultures et au cours des âges. La connaissance du corps semble la plus aisée. Pourtant, entre la médecine chinoise et la médecine occidentale, toutes deux efficaces, aucun pont conceptuel n’a pu être lancé encore à l’heure où j’écris. Pour passer de l’une à l’autre, il ne suffit pas d’intégrer des techniques, il faut réapprendre jusqu’à l’axiomatique. La connaissance des dimensions psychique et noétique a donné lieu à plus de divergences encore. Selon les auteurs, y compris patristiques, des facultés comme la raison ou la volonté sont “classées” en l’une ou en l’autre, voire comme tenant des deux. Encore cette image ternaire n’est-elle pas unanime. L’anthropologie latine, distinguant animus et anima, tend au quaternaire. Certaines cultures amérindiennes distinguent jusqu’à cinq dimensions.
Comment privilégier un modèle de l’homme plutôt qu’un autre ? Tous s’appuient sur une observation expérientielle. Tous nous apprennent quelque chose de nous-mêmes et leur confrontation nous suggère fortement la présence en l’homme d’une profondeur apophatique. Nous ne sommes jamais totalement transparents à nous-mêmes ni à notre langage. Partant, l’absolutisation d’un modèle, quel qu’il soit, risque très vite de le transformer en un terrifiant lit de Procuste. Même le modèle patristique ternaire et c’est sans doute pourquoi les Pères se gardent de définir trop étroitement les notions anthropologiques et débordent constamment leur propre descriptif.
Notre culture moderne a favorisé le réductionnisme : le spirituel devait s’expliquer par le psychique (voir la conception freudienne de l’extase mystique comme regressio ad uterum) et ce dernier par la chimie du cerveau. Comme l’entreprise n’a pas donné les résultats escomptés et que le “parallélisme corps/esprit” cher aux neurosciences reste encore un simple postulat[15], on aboutit surtout à compliquer à l’extrême la modélisation du psychique : instances freudiennes, matrices archétypales jungiennes, systèmes COEX de Stanislav Grof[16], etc. Mais tous ces modèles de psychologie clinique ont un point commun. Ils s’intéressent tous aux perturbations affectives et laissent de côté l’intellect et les facultés qui lui seraient associées. Ces derniers seraient du ressort de la psychologie expérimentale. On peut quand même se poser des questions sur sa validité lorsque l’on voit que les deux tiers de ses résultats s’obtiennent en expérimentation animale. Le “ratomorphisme” que dénonçait Koestler[17] a la peau dure. Quant au noétique, on s’aperçoit qu’il se confond soit avec les matrices archétypales de Jung, soit avec le “sentiment océanique” d’Huxley. La confusion est totale.
Le seul point d’accord entre toutes les écoles consiste dans l’affirmation claire ou floue du “parallélisme corps/esprit”, ce qui s’accorde assez bien avec le panthéisme diffus du new age. Comme ce dernier a intégré d’assez larges pans de la psychologie jungienne, en particulier la notion d’archétypes, ainsi que les exercices d’autres écoles cliniques comme la Gestalt-thérapie, il s’est donc fondé sur des descriptions anthropologiques qui excluaient de fait l’intellect. De cette exclusion à sa dévalorisation, puis à sa diabolisation, il y avait tout de même un abîme. Il se peut que la séparation stricte, à l’intérieur des universités, entre “sciences humaines” et “sciences dures” ait joué un rôle. On pourrait également arguer de la pauvreté de l’outil mathématique, statistique le plus souvent, dans les sciences humaines. Il est sans doute utile aux compagnies d’assurances ou pour prévoir les résultats d’un vote aux choix simplifiés, mais il faut bien admettre qu’il ne nous apprend pas grand chose sur la dynamique psychique, encore moins sur le noûs. Mais on peut se demander pourquoi on n’a pas cherché d’outils plus appropriés plutôt que de décréter que l’intellect serait, en soi, déshumanisant, générateur de croyances parasites, obstacle à la vision immédiate de la réalité ultime et à l’épanouissement du corps et de l’âme.
La hiérarchisation de la nature humaine
La plupart des modèles anthropologiques, y compris ceux de notre siècle, introduisent une hiérarchisation des dimensions et des facultés humaines. Mais ce terme est ambigu le plus souvent. On ne sait pas vraiment s’il s’agit d’une hiérarchisation structurelle, d’une arborescence, ou d’un système de valeurs. On ne sait pas toujours quels en sont les critères. Dans une perspective parménidienne, où le changement, le mouvement, dévalorisés, distinguent le monde des phénomènes du Sphaïros en qui réside la plénitude de l’Etre, la hiérarchisation serait ontologique. Pour le dire crûment, il y a plus d’être dans le noûs capable de contempler le Sphaïros que dans le corps susceptible de vieillir, de souffrir, de mourir, et qui participe de la contingence. La perspective est un peu différente dans la pensée de l’Inde. Dans certains textes, il semblerait que la volonté occupe le sommet, les ascèses du corps, de l’âme et de l’esprit servant à accumuler une énergie que le yogi peut alors utiliser à la transformation du monde. La volonté d’un ascète contraint jusqu’aux devas qui seraient le nom local des hiérarchies angéliques[18]. Dans les Upanishad, la contemplation de l’atman serait plutôt recherche d’unité que de permanence. Il n’y a pas moins d’être dans les chatoyances de la mâyâ ou voile des apparences que dans le substrat unitaire dont elle émane. Pour les gnostiques, la rupture ontologique est totale entre noûs (qui inclut l’intellect) et corps. Le premier appartient au monde divin, le second au mal pur. Le psychique jouit, si l’on peut dire, d’un statut incertain entre les deux.
La perspective moderne a d’abord renversé la hiérarchisation d’un point de vue structurel. Le corps, par la chimie du cerveau, engendre le psychisme. Il semble que le new age soit écartelé entre cette hiérarchisation structurelle et un système de valeurs issu d’une compréhension superficielle des Upanishad relayée par Alice Bailey. D’où la valorisation des extrêmes, corps et “supra-mental” (rebaptisé intuition le plus souvent), en dessous desquels se placeraient l’affectif et, dans les enfers, l’intellect et la volonté qui tendent à se confondre[19].
L’anthropologie patristique — mais il faudrait ici nuancer le propos plus que ne le permet un article — reconnaît aussi une hiérarchisation qui place le noûs au sommet, la psyché en intermédiaire et le corps en bas de l’échelle. Mais, et c’est ce qui manque à toutes les autres perspectives, cette hiérarchisation s’accompagne, dans l’état adamique comme après la Résurrection, d’une kénose telle que Dieu se penche sur le noûs et le nourrit, le noûs nourrit l’âme, cette dernière nourrit le corps. La chute renverse ce processus. Dans le péché, le corps parasite le cosmos, l’âme le parasite à son tour et le noûs, s’il s’éveille, ce que rien ne garantit, parasite la psyché. La métanoïa, ou retournement, ne consiste pas seulement à s’ouvrir à l’amour divin, elle a pour conséquence de rétablir la circulation juste des nourritures et des énergies. Du fait même de cette kénose, la hiérarchisation structurelle ne peut pas se transformer en système de valeurs. Pour que le noûs accepte de nourrir l’âme, il faut qu’il lui reconnaisse une valeur et de même entre âme et corps. On ne peut à la fois nourrir et mépriser ce qu’on nourrit. Si la kénose abaisse le “plus grand” vers le “plus petit”, elle tend à élever en retour l’inférieur vers le supérieur. C’est ainsi que Théophane le reclus demande qu’on lui envoie un violon pour nourrir de musique son âme affamée. Le méprisant “c’est psychique !” qu’on entend parfois dans nos paroisses n’est pas chrétien. S’il est bon de limiter le foisonnement psychique pour permettre l’éveil noétique, il n’a jamais été question de dessécher l’âme ou de la mettre au pain sec et à l’eau. L’art liturgique tient compte de ses besoins autant que de ceux du noûs.
Lorsqu’un encratisme, dogmatique ou psychologique, s’installe, sa première conséquence est de briser le mouvement de kénose par lequel le supérieur nourrit l’inférieur et l’élève. C’est à dire de briser tout le processus de la création (“et Dieu vit que cela était bon”) et de la déification.
Le problème particulier de l’intellect
Ce mouvement de kénose est, en général, assez bien compris dans le domaine esthétique — du moins dans les milieux orthodoxes. La théologie de l’icône, l’art liturgique, le chant, les encens ont permis d’en avoir une approche expérimentale. Tout se gâte lorsqu’il s’agit de savoir comment nourrir les facultés intellectuelles. Citant un jour la phrase de monseigneur Jean, “le Christ est venu pour nous apprendre à penser autrement[20]”, j’ai observé à l'ECOF des réactions scandalisées. On n’osait pas trop contredire monseigneur Jean, hors de critique par définition, mais on doutait de l’exactitude de la citation ou de sa pertinence. Si par hasard j’ajoutais que les cours de l'ex-évêque Germain reprenant l’enseignement de monseigneur Jean sur l’antinomie, m’ont été précieux dans mes études universitaires et m’ont permis de me placer d’emblée dans une perspective transdisciplinaire, il n’était pas rare que ce soit vu comme une profanation de la théologie.
Il m’a fallu longtemps pour comprendre où se situait la difficulté. Les grands théologiens russes du début de ce siècle étaient souvent aussi mathématiciens et physiciens et cela ne leur posait aucun problème[21]. Théophane le reclus s’intéressait aux découvertes de la psychologie naissante en occident et certains de ses écrits ont un siècle d’avance sur les théoriciens contemporains. Là encore, aucun problème, aucune opposition entre théologie et scrutation du monde. La méfiance rencontrée chez certains orthodoxes, tant à l’ECOF que dans les milieux grecs (très rarement russes), venait-elle d’un héritage historique purement occidental, de l’opposition du positivisme à la foi chrétienne sous toutes ses formes ? Seraient-ce les dernières traînées de poussière d’une guerre de “boutiques” ? Il eût été temps de s’en débarrasser ! S’agissait-il de “l’air du temps” dont nous avons vu qu’il penche vers un encratisme anti-intellect ?
Il me semble aujourd’hui que la difficulté vient d’une confusion entre nourriture et scrutation. Si la science étudie les lois qui sous-tendent le cosmos ou la nature humaine, est-ce l’âme intellectuelle qui se nourrit parasitairement du monde, du corps, de la matière, au lieu de se nourrir de la contemplation noétique du divin ? Où commence la dévoration, où finit la légitime scrutation ? Cette difficulté est typiquement grecque. La theoria, dans l’antiquité grecque, c’est le regard mutuel entre les dieux et les hommes, les hommes et le cosmos[22]. On s’y “mange des yeux” autant que l’on se contemple gratuitement. La confusion est inconcevable dans la culture juive où l’essentiel de la relation nourricière de Dieu vers l’homme passe par l’écoute. Le regard n’est pas absent, mais il a fonction de constat, d’aide au discernement, toujours second par rapport à l’écoute.
Pour nous qui sommes largement héritiers de la culture grecque, la bonne question pourrait être : “Sommes nous en présence d’une kénose ou d’une domination parasitaire ?” Si les deux processus coexistent dans notre civilisation, l’usage scientifique de l’intellect est alors sans ambiguïté. Ce qui différencie le chercheur scientifique du philosophe, du gnostique, etc., c’est l’humilité intrinsèque de la démarche expérimentale[23]. L’intellect se penche vers la matière (ou vers le vivant animal), l’interroge et, en se laissant guider par ses réponses, lui permet d’exprimer ses potentialités cachées. Une expérience rapportée par René Dubos[24] m’a particulièrement frappée. Des éthologues ont cherché la communication avec les chimpanzés et, pour cela, leur ont fourni du papier et des crayons de couleur. Ils ont alors constaté que les dessins faits par les grands singes témoignaient d’une organisation et d’un embryon de sens esthétique. Ainsi les singes portent en eux le germe de l’art — mais sans l’intervention humaine et, entre autres, sans l’invention humaine du papier et des crayons, ce potentiel serait resté à jamais enfoui, stérile. Si, comme le disent les Pères, dans le processus de transfiguration cosmique qui accompagne la déification de l’homme, les animaux doivent s’humaniser, cette expérience en participe. Et ceci que les scientifiques en aient eu conscience ou non.
Que, par suite du péché, la démarche des chercheurs soient parasitée par les passions au même titre que tout en l’homme, c’est une évidence. Qu’une part de l’activité technique soit pure dévoration, convenons-en. Mais l’expérience prouve qu’un chercheur nourri de théologie orthodoxe pose plus vite les questions pertinentes et tend à élever ce qu’il interroge. Et puis, relire cette intuition ou cette vision de monseigneur Jean dans son commentaire d’Ezéchiel, cette anticipation du monde transfiguré où les usines brillent de toutes leurs lumières... Au début du XIe siècle, Fulbert de Chartres ou Gerbert d’Aurillac concevaient la science comme louange à Dieu, offrande d’une création embellie par la compréhension de l’homme. Aujourd’hui, nous sommes devenus pessimistes, culpabilisés par la pollution et la bombe atomique. Sans doute est-il bon que nous apprenions à scruter avec délicatesse et respect. Mais se faire idiot pour ne plus pécher... ? Douteux.
[1]Saint Irénée, Contre les hérésies.
[2]Apocalypse 2, 6 et 15.
[3]Dans sa version “de la main gauche”, comme diraient les yogis. De même les gnostiques, à partir du même mépris du corps vont le briser soit par la continence absolue soit par l’exaspération sensuelle temporaire, orgiaque, qui doit mener au dégoût et provoquer la rupture ascétique.
[4]Ignace d’Antioche, “Lettre aux Smyrniotes”, in Les Pères apostoliques, écrits de la primitive Eglise, trad. F. Quéré, Seuil - Sagesses, 1980, p.146.
[5]Evagre, Kephalaia gnostica. Voir à ce propos la remarquable étude de Guillaumont aux éditions du Seuil.
[6]Les ... d’Hermès Trismégiste, trad. Louis Ménard, reprint Trédaniel
[7]Louis-Claude de Saint-Martin, .... ; Sâr Péladan, L’occulte catholique, Paris, 190...
[8]Notons que dans l’Ecriture Sainte, l’amour n’est jamais nommé de manière abstraite. Il est commandé d’aimer Dieu, son prochain, ses ennemis, etc. Le complément incarne et concrétise.
[9]F. G. , communication personnelle reprise sous la forme “il y a de la conscience partout, sauf dans le mental” in “Qu’est-ce que le spirituel ? Déconstruction des croyances et retour à la première personne”, Imaginaire et conscience n° 1, 1998,
[10]Aldous Huxley, Les portes de la perception.
[11]Alice Bailey, Extériorisation de la hiérarchie, Dervy-Livres, 1986. Les textes réunis vont de mars 1934 à septembre 1949.
[12]On le trouve naïvement exprimé dans les Confessions d’Augustin, lorsqu’il raconte son propre baptême. Ils sont tout un petit groupe de disciples de saint Ambroise qui doivent recevoir le sacrement de régénération. Un d’entre eux s’abstient. Marié, il préfère attendre d’être veuf pour demander le baptême, afin de pouvoir mener une vie “pleinement chrétienne”. Toute une mentalité !
[13]Actes des Apôtres, 5, 38-39.
[14]C’est la traduction exacte de l’hébreu en Gn 3, que la plupart des Bibles françaises rendent par “arbre de la connaissance du bien et du mal”, ce qui en détourne singulièrement le sens. Il ne s’agit pas d’une ontologie dualiste ni même d’une morale absolutisée mais de dialectique plaisir/répugnance ou de systèmes de valeurs. Exactement ce que mettent en oeuvre les bulletins d’information télévisés.
[15]Claude Debru, Neurophilosophie du rêve, Hermann, Paris, 1990.
[16]Stanislav Grof, Royaumes de l’inconscient humain, trad. P. Couturiau et C. Rollinat,Le Rocher, Monaco, 1983.
[17]Arthur Koestler, Le cheval dans la locomotive.
[18]Cette affirmation se retrouve dans plusieurs textes en particulier dans le Mahabharata.
[19]Pour F. G., op. cit., la mémoire, la volonté et la logique sont des facultés du mental.
[20]Cours sur l’Antinomie, à paraître.
[21]Citons par exemple Florensky, mais c’est encore le cas de monseigneur Jean et de Maxime Kovalevsky.
[22]Charles Kerényi, La religion antique, ses lignes fondamentales, trad. Y. Le Lay, Georg, Genève, 1957, pp. 113-116.
[23]Comme le faisait remarquer à la dernière assemblée régionale du sud-est le père Jean Henri Zuang, un savant peut être personnellement orgueilleux, mais la démarche scientifique est toujours humble.
[24]René Dubos, L’homme et l’adaptation au milieu,
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