Wednesday, October 05, 2005

Structure de l’Apocalypse

Encore un texte ancien dont je ne sais plus s'il est paru ou non dans P.O. De toute manière, le reprendre peut intéresser quelques lecteurs...


L’Apocalypse de Jean n’apparaît dans les lectures liturgiques qu’au début du IVe siècle. Nous avons sur ce point le témoignage d’Eusèbe de Césarée qui se méfie de cette innovation et se demande s’il ne s’agit pas d’un texte gnostique ou, du moins, apocryphe. Il est difficile de lui attribuer une date de rédaction, plus difficile encore d’identifier son auteur. La tradition le confond avec Jean l’Evangéliste, mais de nombreux arguments de critique textuelle tendent à distinguer les deux hommes. Il n’en demeure pas moins que ce Jean de Patmos, à qui l’on peut attribuer aussi la seconde et la troisième épîtres, et qui signe seulement “l’ancien” ne peut être qu’un auteur chrétien du premier siècle ou des tous débuts du second. L’Apocalypse qu’il rédige n’est pas un texte isolé. Il s’agit d’un genre littéraire florissant dans les milieux juifs de cette époque. Sa symbolique se rapproche de celle du Pasteur d’Hermas mais, plus que ce dernier, témoigne d’une connaissance approfondie de l’Ancien Testament et tout particulièrement de la Genèse. Si l’auteur diffère de l’Evangéliste, il se rattache en tout cas à la même école, à la même lignée spirituelle.
La structure de l’Apocalypse s’éclaire lorsque on la rapproche du Poème de la création qui forme le premier chapitre de la Genèse. Autant qu’une vision eschatologique, il s’agirait donc du poème de la recréation du monde, d’envisager ce que l’apôtre Paul nomme “les douleurs de l’enfantement” comme une nouvelle Genèse. Chacun des septénaires qui rythment l’Apocalypse se réfère avec précision aux “jours” du Poème. Cette lecture n’est certes pas la seule envisageable : si l’on en croit la tradition rabbinique, les écrits inspirés de Dieu possèdent 70 niveaux de sens accessibles à l’homme et peut-être une infinité. Il ne s’agit donc pas ici de proposer une exégèse définitive. Mais le rapprochement que l’on peut opérer entre les deux créations permet une mise en perspective.
Les premiers mots des deux textes sont signifiants. Bereshit bara Ælohim : les exégètes juifs remarquent que le verbe bara est déjà inclus dans le bereshit qui signifie littéralement “en tête”. Or ce verbe, selon le très fort commentaire de Paul Nothomb, ne peut avoir qu’un sujet, Dieu, et qu’un complément, la liberté. Bereshit désignerait donc le don d’une liberté première qui serait aussi une pensée. Apokalypsis, en grec, signifie littéralement “hors de, à cause de ou depuis l’action de couvrir” et plus précisément de couvrir la tête d’un voile. L’Evangéliste commençait son Prologue par en archè, qui traduit exactement bereshit. La parenté d’intention semble évidente.
Avant la succession des “jours”, la Genèse nous décrit la terre informe et vide, tohu wa bohu, les ténèbres et les eaux couvées par l’Esprit ou le Souffle (ruach) de Dieu. La traduction française rend mal les résonances du verset hébraïque. Il ne s’agit pas du chaos des cosmogonies grecques, d’un état de désordre absolu, mais d’une dynamique puissante qui permet le mûrissement d’un univers dont les potentialités sont encore indifférenciées. Jean de Patmos retrouve une image très proche lorsqu’il cite Dn 7, 4 : “Voici qu’il vient parmi les nuées”. Dans le vécu des pays méditerranéens, il ne peut s’agir que des nuages bouillonnants et crépitants traversés des éclairs de l’orage : rien de diaphane ou d’éthéré dans cette vision, mais l’obscurité, la puissance et la vie.
La Genèse distingue trois modes d’action divins : Dieu bara, Dieu dit, Dieu sépare. C’est le texte le plus explicitement trinitaire de tout l’Ancien Testament. La vision du “fils d’homme” qui suit l’allusion aux nuées dans l’Apocalypse développe une christologie sans équivoque. Jean entend une voix “comme le son d’une trompette”. Il ne voit qu’ensuite l’homme transfiguré dont les yeux sont “comme une flamme de feu”, les pieds “comme du bronze rougi au four”, la voix “comme la voix des grandes eaux”. Toutes ces images apparaissent chez les Prophètes, dans les Psaumes ou le Deutéronome comme des icônes de Dieu. L’homme de la vision s’identifie : “J’étais mort et me voici vivant aux siècles des siècles. Je tiens les clefs de la mort et du séjour des morts”. On comprend les réticences d’Eusèbe de Césarée qui penchait vers l’arianisme. L’auteur de l’Apocalypse reprend dans sa vision l’affirmation du Prologue : Dieu dit, le Logos divin, “le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous.”
A partir d’ici, nous abandonnerons la lecture linéaire de ces textes pour une exégèse Jour par Jour. Les septénaires qui se suivent dans l’Apocalypse reprennent la même création sous des points de vue complémentaires : 7 Eglises, 7 sceaux, 7 trompettes, 7 coupes.
Le premier jour, ou plutôt le jour premier, archétype du rythme de la création et qui porte en lui-même sa plénitude, la lumière est nommée et séparée des ténèbres. Dans l’Apocalypse, l’adresse à l’Eglise d’Ephèse vient de “celui qui tient les sept étoiles dans sa main droite, qui marche au milieu des sept chandeliers d’or”, la thématique de la lumière est réaffirmée. Le vainqueur recevra “de manger de l’arbre de vie qui est dans le jardin de Dieu”, retrouvera donc l’Eden des origines. L’ouverture du premier sceau fait surgir l’archer couronné et vainqueur sur son cheval blanc. La première trompette précipite sur la terre de la grêle et du feu mêlés de sang qui consument arbres et verdure. La première coupe verse un ulcère sur les hommes marqués par la bête. Ces trois images semblent s’éloigner, à première lecture, de la thématique de lumière. Mais il faut savoir que si les flèches, dans la symbolique de l’antiquité, désignent les épidémies, elles sont le plus souvent associées aux rayons solaires. En Grèce, Apollon, figure solaire et donateur de lumière, est aussi l’archer qui dispense les pestes. A Sumer, le Soleil d’été devient Nergal, maître des fièvres et pourvoyeur des enfers. Pour les contemporains, il s’agissait d’une allégorie limpide. Le feu et le sang qui accompagnent la grêle offrent la même ambivalence, puisqu’ils signifient énergie et vie autant que destruction. Enfin l’ulcère est souvent associé, comme l’épidémie, à une brûlure solaire. Tous ces symboles se rejoignent : la lumière de vie blesse si elle devient trop intense ; la lumière divine blesse celui qui ne peut plus la supporter. D’autre part, il serait imprudent de s’en tenir à l’aspect terrifiant de ces visions. Quelle épidémie va propager l’archer qui part “en vainqueur et pour vaincre” ? Son arc ne serait-il pas celui que Noé voit s’éployer dans les nues au sortir du déluge, signe d’alliance entre Dieu et l’homme ? Seul l’ulcère semble ne pas avoir de contrepartie positive, sauf si l’on se souvient de l’épreuve de Job.
Le second jour de la Genèse voit l’appel de l’étendue et la séparation des eaux d’en haut et d’en bas. Paul Nothomb remarque qu’il s’agit de la seule étape de la création qui ne comporte pas le sceau de l’approbation divine : “Dieu vit que cela était bon” ; comme si elle restait alors inachevée ou imparfaite. Dans l’Apocalypse, l’adresse à l’Eglise de Smyrne est dite par “le premier et le dernier, celui qui était mort et qui est revenu à la vie”, et le vainqueur “ne sera pas touché par la seconde mort”. Tout se passe comme si la résurrection représentait la plénitude de la séparation des eaux. L’ouverture du second sceau fait apparaître le guerrier armé de l’épée, sur un cheval rouge, qui reçoit “le pouvoir d’ôter la paix de la terre”. La seconde trompette jette dans la mer une montagne embrasée qui change l’eau en sang. La seconde coupe, versée également dans la mer, la change encore en sang, mais celui d’un mort. C’est la seule répétition de l’image dans tout le texte. Le cheval a aussi la couleur du sang, qui signifie la vie. Les allusions évangéliques sont claires : le Christ “n’est pas venu apporter la paix mais la guerre”, il change l’eau en vin à Cana et le vin en son propre sang lors de la Cène. La mer, en hébreu, ce sont les eaux d’amertume. Au delà des apparences terribles, il s’agit du combat contre la mort.
Au troisième jour, le sec émerge de l’univers fluide, puis la verdure et les arbres, la vie végétale. Il englobe deux étapes de la création, scellées par “Dieu vit que cela était bon”, la première venant achever l’oeuvre du second jour. Nous retrouvons cette dualité dans l’Apocalypse. L’adresse à l’Eglise de Pergame vient de “celui qui a l’épée aiguë à deux tranchants”, le vainqueur reçoit “de la manne cachée et un caillou blanc” sur lequel est inscrit un nom nouveau, inconnaissable. De même, l’ouverture du troisième sceau suscite un cavalier, monté sur cheval noir, une balance à la main et une voix qui fixe le prix du blé et de l’orge, interdit de toucher à l’huile et au vin. Ajoutons que la balance a toujours deux plateaux. La troisième trompette fait tomber sur les fleuves l’étoile Absinthe. La troisième coupe transforme les fleuves en sang, puis l’ange des eaux parle : “Ils ont versé le sang des saints et des prophètes et tu leur as donné du sang à boire.” Que pèse la balance du cavalier sombre ? Les grains ou les coeurs ? Notons encore que si le blé et l’orge, qui servent à faire le pain, sont mesurés et leur valeur fixée, l’huile et le vin qui doivent rester en abondance sont les remèdes évoqués dans la parabole du bon Samaritain. Les médecins faisaient macérer les médicaments dans l’huile ou le vin, selon qu’ils devaient être pris par voie externe ou interne. L’absinthe elle-même faisait alors partie de la pharmacopée. Ici la recréation est guérison.
Le quatrième jour, Dieu nomme les astres et les temps et leur confie la fonction de séparer, comme au premier, lumière et ténèbres. Il y a là comme une maturité de la création, un gain de discernement. La thématique de la lumière reparaît aussi dans l’Apocalypse. Celui qui parle à l’Eglise de Thyatire “a les yeux comme une flamme de feu”, “les pieds (...) semblables à du bronze” et le vainqueur reçoit “autorité sur les nations” et “l’étoile du matin”. L’ouverture du quatrième sceau fait surgir la mort sur cheval verdâtre, accompagnée du séjour des morts. Au son de la quatrième trompette, “le tiers du soleil fut frappé, ainsi que le tiers de la lune et le tiers des étoiles, afin que le tiers en soit obscurci et que le jour perde un tiers de sa clarté ; et la nuit de même”. La quatrième coupe, versée sur le soleil, brûle les hommes par le feu. L’exégèse de cette quatrième étape est plus difficile car elle semble concerner d’abord le monde cosmique.
Le cinquième jour de la Genèse marque l’apparition de la vie animale dans les eaux et dans les airs. Pour la première fois depuis le début du Poème, la parole de Dieu ne suffit pas. Dès qu’il a dit “Que les eaux grouillent d’êtres vivants...”, il les bara, leur accorde donc un degré de liberté supplémentaire. Puis il ne sépare pas mais les bénit. L’individuation, la tension vers la personne, s’exprime sur un autre mode qui respecte la nouvelle autonomie de l’univers. A l’Eglise de Sardes parle “celui qui a les sept esprits de Dieu et les sept étoiles”. Notons qu’il n’est plus question de chandeliers mais de souffles (pnevmata), ou des sept dons de l’Esprit Saint. Le vainqueur “se vêtira de vêtements blancs, je n’effacerai pas son nom du livre de vie et je confesserai son nom devant mon Père et devant ses anges.” L’ouverture du cinquième sceau montre sous l’autel les âmes des martyrs qui reçoivent ce vêtement blanc. La cinquième trompette est suivie d’une vision complexe : une étoile tombée reçoit la clef de l’abîme, l’ouvre, il en sort la fumée d’une grande fournaise et des sauterelles, chimères de chevaux, d’hommes, de femmes, de lions, de mécanique et de scorpions. La cinquième coupe, versée sur le trône de la bête, en obscurcit le royaume. Les hommes en sont torturés mais “ne se repentent pas de leurs oeuvres”. Il semblerait qu’ici les réalisations humaines, les choix spirituels de civilisation soient l’équivalent des animaux primitifs. La liberté nouvelle implique une responsabilité, une douloureuse éducation de l’humanité par les conséquences de ses oeuvres.
Le sixième jour, comme le troisième, comporte deux étapes, l’appel des animaux terrestres et la création de l’homme. Après la parole qui nomme : “faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance”, a lieu un triple bara : “Dieu bara l’homme à son image — il le bara à l’image de Dieu — homme et femme il les bara”. L’image trinitaire en l’homme est une liberté tri-unique. Vient alors la bénédiction et, pour la première fois, Dieu parle à sa créature comme un père parle à l’enfant. L’Apocalypse suit le même rythme. A l’Eglise de Philadelphie, “voici ce que dit le Saint, le Véritable — celui qui a la clef de David — celui qui ouvre et personne ne fermera — celui qui ferme et personne n’ouvrira” et “du vainqueur je ferai une colonne dans le temple de mon Dieu et il n’en sortira plus. J’écrirai sur lui le nom de mon Dieu et celui de la ville de mon Dieu, la nouvelle Jérusalem qui descend du ciel d’auprès de mon Dieu, ainsi que mon nom nouveau.” L’ouverture du sixième sceau reprend la prophétie eschatologique du Christ : tremblement de terre, soleil obscurci, lune “comme du sang”, étoiles qui tombent et ciel qui se retire “comme un livre qu’on roule”. Vient alors le rassemblement de la foule de ceux qui portent les robes blanches et doivent recevoir le sceau des serviteurs de Dieu. La sixième trompette délie les quatre anges enchaînés sur l’Euphrate. Immédiatement, ils deviennent une armée de feu, d’hyacinthe et de soufre. La sixième coupe, versée aussi dans l’Euphrate le tarit, la gueule du dragon, celle de la bête et la bouche du faux prophète s’ouvrent, il en sort trois esprits démoniaques qui rassemblent à Armaggédon “les rois de toute la terre” pour le combat. Notons que ce combat, qu’il s’agisse de la trompette ou de la coupe, n’oppose pas deux armées, il s’agit toujours d’une armée sans adversaire désigné, tout comme l’Euphrate d’Eden, dans la Genèse, n’entoure aucun pays. L’ébranlement cosmique se traduit en colère des orgueilleux et des idolâtres, mais en colère pure, sans objet, sans prétexte, un état spirituel.
Le septième jour, l’oeuvre de Dieu est achevée et il entre dans son repos. Mais il le bénit et le sanctifie. L’adresse à l’Eglise de Laodicée vient de “l’Amen, le témoin fidèle et véritable, l’auteur de la création de Dieu” et le vainqueur, “je le ferai asseoir avec moi sur mon trône, comme moi j’ai vaincu et me suis assis avec mon Père sur son trône”. Le septième sceau s’ouvre sur un silence, la septième trompette est d’abord annoncée comme le jour où “le mystère de Dieu s’accomplirait”. Quand elle retentit, elle est suivie de la louange : “le royaume du monde est passé à notre Seigneur et à son Christ. Il régnera aux siècles des siècles !”, le temple s’ouvre et l’arche de l’alliance apparaît. Et lorsque la septième coupe est versée dans l’air, une voix vient du trône et dit “c’en est fait”. Après l’ébranlement vient le silence de l’accomplissement.
Mais ce silence n’est pas une stase. Après l’adresse aux sept Eglises vient la vision de la liturgie céleste. Après l’ouverture du septième sceau, l’offrande de l’encens. Après l’annonce de la septième trompette, Jean reçoit de l’ange le livre ouvert qu’il doit avaler, puis le roseau pour mesurer le temple, comme Ezechiel, et la vision des deux témoins, de leurs tribulations et de leur résurrection. Lorsqu’elle a résonné, c’est la grande vision de la femme revêtue de soleil, et qui enfante un fils que le dragon cherche à dévorer, vision que suit celles de la bête qui monte de la mer et de la bête qui monte de la terre, la liturgie de l’Agneau, la moisson et la vendange. Après la septième coupe vient le jugement de la prostituée, l’Alléluia de la liturgie céleste et les noces de l’Agneau, le combat annoncé dans la sixième étape, la première résurrection, la défaite de Satan, la résurrection générale, le renouvellement des cieux et de la terre. Ce silence s’avère de plus en plus plein et opératif. Remarquons que les visions qui parachèvent l’Apocalypse forment également un septénaire, mais qu’il serait difficile de comparer avec les “jours” de la Genèse : la nouvelle création s’opère par des phases nouvelles qui ne sont plus des “jours” rythmés du soir et du matin.

Geneviève Béduneau

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