Monday, October 24, 2005

Rumeurs sur la Toile : le Bohemian Club sur la sellette

Article non publié dans B.I. faute de place (ah, l'actualité !), toujours sous le coude, mais en attendant, mieux vaut blog que tiroir...

Dans l’article que j’avais consacré au groupe de Bilderberg dans le n°89 de BI, j’avais cité en passant d’autres structures de connivence, dont le Bohemian Club, strictement réservé aux milliardaires mâles (après en moyenne 18 ans d’attente une fois la candidature posée), connu surtout pour son luxueux camp d’été au Bohemian Grove, un domaine boisé dans le comté de Sonoma où l’on « communie avec la nature » en pique-niquant au caviar et où, accessoirement, l’on discute des questions politiques du moment. Fondé en 1872 par un groupe d’artistes et de journalistes de San Francisco sur le modèle des clubs anglais, il passa très vite, dès 1880, entre les mains des hommes d’affaires et des politiciens ; depuis quoi les journalistes en furent progressivement bannis, discrétion oblige, et les artistes accueillis au compte-goutte.
Comme dans tout camp de vacances qui se respecte et comme ces messieurs ont en général tâté du scoutisme dans leur adolescence, on se réunit le premier soir autour d’un feu de camp. On trouve dans The Wasp du 22 août 1885 la description du premier rituel mis en scène par un comédien et un compositeur de San Francisco, inspirés manifestement par les carnavals du vieux continent puisque la cérémonie se terminait par la crémation du malheur de l’année passée sous la forme d’un mannequin squelettique surnommé Dull Care, enfermé dans un gigantesque couffin imbibé d’essence. La chaleur du brasier libéra une montgolfière elle-même embrasée qui s’éleva lentement dans le ciel nocturne. Et The Wasp de conclure que le spectacle avait enchanté la population. Depuis lors, ce rituel est repris à l’ouverture de chacun des camps d’été qui ont lieu traditionnellement la seconde quinzaine de juillet – mais si les officiants au pied d’une gigantesque chouette de béton portent toujours de longues tuniques rouges, blanches ou noires, si Dull Care est conduit au supplice sur la barque de Charon dont le nautonier dissimule ses traits sous une tête de mort (un souvenir des « pirates » du Skull and Bones de Yale ?), si le grand prêtre invoque l’oiseau nocturne en des termes que n’auraient pas rejetés les fidèles d’Athéna, « O Toi, grand symbole de la sagesse mortelle, Chouette de Bohême, nous T’en supplions, accorde-nous Ton conseil », la musique est désormais reprise du Fantasia de Walt Disney. Autre temps, autres mœurs… Il est vrai que Dull Care représente, selon The Progressive de janvier 1981, « les fardeaux et les responsabilités » qui pèsent sur les épaules des oligarques des affaires et de la politique. Ainsi les milliardaires s’amusent et la rumeur veut même que l’on ait vu danser ensemble, sous la pleine lune de juillet 2000, Dick Cheney et Colin Powell, ce qui choqua profondément la puritaine Amérique[1]. On ne précise pas s’ils avaient gardé leurs robes rituelles.
Passée cette ouverture en fanfare, les choses deviennent plus sérieuses. C’est au Bohemian Grove que fut prise en 1942 la décision de lancer le Manhattan Project qui devait aboutir à la bombe d’Hiroshima. Aujourd’hui encore, on ne réunit pas impunément des gens comme Henry Kissinger, les Bush père et fils, tous les anciens présidents des Etats Unis et nombre des Ex de par le monde si ce n’est des futurs comme le prince Charles d’Angleterre, la plupart des idéologues du parti républicain et l’aile droite du parti démocrate, Casper Weinberger, Frank Borman, David Rockefeller et autres banquiers, financiers, pétroliers, gros actionnaires de multinationales… Un programme de conférences bien choisies vient leur rappeler qu’ils sont censés diriger le monde. En 1991, Helmut Schmidt est venu évoquer « les énormes problèmes du vingt-et-unième siècle », tandis que Dick Cheney, pour ce même siècle, décrivait les « problèmes majeurs de défense ». Dommage de n’avoir que les titres de ces interventions, il serait piquant de comparer treize ans plus tard leur contenu avec la réalité. La même année, John Lehman envisageait les « armes intelligentes » (déjà !) et estimait à 200 000 les morts irakiens de la guerre du Golfe, tandis qu’Elliot Richardson plaidait pour « définir un Nouvel Ordre Mondial » – n’oubliez pas les majuscules, s’il vous plaît. Le plus inquiétant était peut-être l’intervention de Joseph Califano : « Révolution des soins de santé en Amérique. Qui vit, qui meurt, qui paie. » Ou la conférence donnée en 1994 par un éminent professeur de sciences politiques de l’Université de Californie sur « les dangers du multiculturalisme, de l’afro-centrisme et de la perte des limites de la famille », dans laquelle il faisait l’éloge des élites basées sur le mérite et le comportement[2] en précisant que l’on « ne peut permettre à des masses non qualifiées de décider de la politique ». Ah, qu’en termes galants ces choses là sont dites ! Mais nous voilà prévenus. Cela fait au moins dix ans que l’oligarchie américaine rejette consciemment la constitution démocratique des Etats Unis. Au fait, ce sont bien les mérites du multiculturalisme que l’on vantait à la même époque et un peu plus tard pour la Bosnie et le Kosovo ?
Le Bohemian Club ne serait qu’une structure de connivence parmi d’autres bien qu’un peu plus folklorique si, depuis 1980 et de manière de plus en plus insistante, il n’était l’objet d’une rumeur sinistre abondamment relayée par Internet. Cathy O’Brien et Mark Phillips décrivent le rituel devant la Chouette comme un culte démoniaque, retour à la fois au druidisme et à l’adoration de Moloch, accompagné de flots d’alcool, de drogue, d’homosexualité, de sodomie, de kidnapping, de viols et de pédophilie s’achevant par des meurtres rituels. Un article sur ce thème serait même paru en juillet 1993 dans le Santa Rosa Sun, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne figure pas dans la liste des grands journaux internationaux. Cathy O’Brien, qui se présente comme une victime du programme MK ULTRA[3], ce qui est fort possible, en garde une sensibilité à fleur de peau pour tout ce qui touche à la manipulation mentale. Mark Phillips est le thérapeute qui lui a permis de se reconstruire. Ils citent un survivant (anonyme) échappé du Bohemian Club : « Des esclaves d’âge avancé ou à la programmation défaillante sont tués sacrificiellement au hasard dans les bosquets de Bohemian Grove et j’ai senti que ce n’était qu’une question de temps avant que ne vienne mon tour… » Cette citation se retrouve sur une quinzaine de sites Internet en langue anglaise.
John DeCamp, dans son livre intitulé The Franklin Cover-Up, cite le témoignage de Paul Bonacci. Ce dernier aurait vu un snuff film, expression intraduisible désignant un film pornographique avec meurtre non simulé, où s’exhibait l’assassinat rituel d’un enfant le 26 juillet 1984 en Californie, dans « un endroit où il y a de grands arbres ». Lorsqu’on lui montre une photo en noir et blanc de la chouette géante du Bohemian Club, il identifie aussitôt le site comme étant celui du meurtre. Il y aurait eu une enquête de police stoppée au nom du National Security Act.
Au moins un et peut-être deux paparazzi d’un genre nouveau auraient réussi à se glisser dans le domaine malgré les gardes et les alarmes et à filmer la cérémonie de la Crémation de Dull Care. Le premier, en 1980, se nomme Rick Clogher ; le second, le plus virulent aujourd’hui, Alex Jones. C’est lui surtout qui interprète le rituel en terme de culte de Moloch et parle de sacrifices humains réels, en particulier d’enfants en bas âge.
Cette rumeur n’est pas neuve. Les historiens des mentalités la connaissent bien car elle revient de siècle en siècle flétrir la réputation des groupes marginalisés. On la trouve chez les Romains à l’encontre des premiers chrétiens, lorsque le culte n’ayant pas droit de cité se célèbre dans les catacombes ; elle ressort au moyen âge à propos de tous les groupes considérés comme déviants, depuis les disciples d’Eon de l’Etoile jusqu’aux Vaudois ; on la retrouve en Espagne lors de la reconquista, puis en Allemagne lors de la Grande Peste de 1348, lancée contre les Juifs ; durant les guerres de religion, chaque faction en fait grief à l’adversaire ; puis à partir de 1560, c’est l’une des accusations le plus souvent portées dans les traités contre la fantasmatique « synagogue des sorciers ». Et, last but not least, elle revient au début du XXe siècle dans les milieux de « catholiques intégraux » à l’encontre de la Franc-Maçonnerie.
Que signifie qu’elle resurgisse aujourd’hui contre le Bohemian Club auquel, nous fait-on remarquer avec insistance, George W. Bush est affilié ? Il pourrait certes s’agir d’un argument de campagne électorale trop au dessous de la ceinture pour être ouvertement lancé par le parti démocrate. Mais le fait même que l’on choisisse ce mythème du sacrifice rituel d’enfants et que l’impact soit patent puisque de nombreux sites rapportent la même histoire, n’est pas anodin. Notons d’abord que, pour la première fois dans l’histoire connue, le groupe ainsi livré en pâture à la vindicte des honnêtes gens est celui qui détient le pouvoir économique, politique et intellectuel[4]. La marginalisation ne s’opère pas comme autrefois en fonction de critères ethniques ou religieux, elle souligne et accentue la distance entre les élites et le reste du peuple.
On sait que les inégalités sociales n’ont jamais été aussi marquées que de nos jours, que partout les classes moyennes sont détruites en tant que telles (même lorsqu’elles gardent à peu près le même niveau de vie, elles ne remplissent plus leur fonction d’intermédiaire entre le haut et le bas de l’échelle sociale) si ce n’est détruites tout court par une paupérisation galopante. Mais, de plus, le pouvoir tend à l’éloignement. Encore à la veille de la révolution française, malgré la codification du rituel de cour, n’importe qui, aussi humble fût-il, pouvait s’adresser directement au roi au détour d’une allée. Le malheureux qui s’y risquerait à la Maison Blanche finirait étouffé sous le poids de cinq ou six membres du Service Secret avant même d’avoir ouvert la bouche ! Encore visite-t-on la Maison Blanche… mais allez donc sonner chez Bill Gates ou chez le PDG de votre compagnie d’électricité quand vous habitez la Californie et que vous êtes excédé par les coupures à répétition !
Cet éloignement des élites, cette cassure entre leur monde clos sur lui-même et celui des gens « ordinaires[5] », nourrit depuis plusieurs années les fantasmatiques du complot, l’idée qu’un gouvernement mondial secret, diabolique par essence, règne derrière les fantoches élus de l’état spectacle avec ou sans l’aide des « petit gris » dans leurs bases souterraines, modernes avatars des démons. Ces mythes, eux aussi récurrents depuis plus d’un siècle (les 200 familles, les 72 qui mènent le monde, les 7 ou 9 maîtres cosmiques incarnés, le roi caché de l’Agartha, etc.), prêtent aux puissants une unanimité qui n’a jamais existé et, paradoxalement, plutôt moins de cynisme qu’ils n’en ont vraiment. Mais le retour du mythème du sacrifice rituel de la descendance des autres marque une étape supplémentaire dans la rupture. Le peuple commence à rejeter viscéralement les élites hors de la sphère de l’humain – non vers le surhumain dispensateur de civilisation, de lumière et de bien comme lorsque l’on divinisait les empereurs antiques, mais vers l’infra-humain, vers le monstrueux, le déviant, le pur destructeur.
Les émergences passées de ce mythème ont précédé de peu des actions violentes contre les communautés accusées de se livrer à ces sacrifices impies. Sommes nous devant le prélude fantasmatique à des émeutes de grande ampleur contre les quartiers protégés de Los Angeles ou de Boston ? Déjà en janvier 2002, un homme de 37 ans nommé Richard McCaslin fut arrêté alors qu’il tentait de pénétrer en armes dans le domaine de Bohemian Grove, dans l’intention avouée de le détruire. McCaslin, qui revendique le pseudonyme de Patriote Fantôme et qui a été enfermé dans la section psychiatrique de la prison du comté de Sonoma, a déclaré être sain d’esprit, avoir soigneusement préparé son expédition et l’avoir décidée après avoir vu « la » vidéo de la Crémation de Care[6]. Il était sincèrement persuadé d’avoir affaire à des tueurs pédophiles sectateurs de Moloch. Ajoutons qu’un certain « Allen » qui se présentait comme un membre du Service Secret est venu à la demande du Bohemian Club l’interroger longuement dans sa cellule sans même avertir par courtoisie le shérif Mike Costa en charge de l’enquête officielle, ce qui n’a pas amélioré l’image du Club dans la région. Certes, ce n’est qu’un acte isolé, encore qu’il s’inscrive dans une mouvance qui se renforce de plus en plus, celle des groupes « patriotiques » d’autodéfense musclée, prêts à défendre les armes à la main ce qu’ils considèrent comme leurs libertés fondamentales et la moralité de l’Amérique. Mais demain ?
Les Etats Unis sont sans doute aujourd’hui le pays où surgissent le plus de rumeurs et de mythes à connotation politique. Il serait mal venu de les ignorer ou de les mépriser car ils traduisent, sur un mode onirique, les malaises et les souffrances d’un peuple à ne pas confondre avec ses dirigeants.

Geneviève Béduneau

Principaux sites consultés :
http://libweb.sonoma.edu/regional/faculty/phillips/bohemian.pdf
www.jutier.net/contenu/bricbrac.htm
www.sfmuseum.org/hist5/boho.html
www.geocities.com/bohemiangrovecult
www.petermoss.org/BOHEMIAN.html
http://www.infowars.safeshopper.com/
www.counterpunch.org/bohemian.html

[1] Deux hommes ! Un blanc et un noir !
[2] Comme d’habitude, la chanson américaine vient en France avec dix ans de retard. N’a-t-on pas entendu ça fort récemment du côté de Matignon, à propos des fonctionnaires ?
[3] Ce programme expérimental de manipulation mentale de la CIA, dans les années 50-60, utilisait comme cobayes des civils américains drogués ou irradiés à leur insu. Voir B.I. n°
[4] On m’objectera le thème du vampirisme des tyrans dans la rhétorique de la révolution française. Mais il s’agit alors d’effets de manche d’avocats et d’orateurs et non d’une mythopoièse réellement populaire et il n’a jamais été question d’accuser la cour de Versailles de meurtres concrets.
[5] La France d’en bas, disait l’autre.
[6] En fait il en existe au moins trois en circulation, dont un pastiche réalisé par le satiriste Harry Shearer avec des acteurs connus, ce qui ne simplifie pas la question.

1 comment:

Unknown said...

Enfin une source d'information rationelle et objective sur le bohemian club