Tuesday, August 01, 2006

Liban

On nous fait pleurer aux infos – mais, après avoir pleuré, ce qui est relativement aisé par un bel été à des milliers de kilomètres des zones de combat, je voudrais comprendre. J’ai lu nombre d’analyses, les doctes et les engagées, les avouables et les inavouables, de gauche ou de droite. A part le cri de Viktor Dedaj[1], mais c’est encore un cri nu, rien ne me touche en profondeur de ces discours. Je note seulement cette « petite phrase » de Walid Charara, porte-parole du Hezbollah, dans une interview donnée le 14 juillet 2006 à Olfa Lamloum et publiée sur le site des Indigènes de la République : « Jusqu’à présent, l’armée israélienne mène une campagne de bombardements. Je ne crois pas qu’elle ira jusqu’à une invasion militaire à grande échelle. C’est une bataille qui sera extrêmement coûteuse pour le Liban mais aussi pour Israël. C’est un conflit des volontés. Celui qui cède le premier a perdu. Je ne crois pas que le Hezbollah cèdera[2]. » Tout en maintenant que le seul but du Hezbollah était un échange de prisonniers, Charara donne sans s’en apercevoir l’explication de la tactique israélienne en expliquant que son mouvement a disséminé ses moyens logistiques et qu’il est, selon le mot célèbre, « dans la population comme un poisson dans l’eau ». Si ce n’est pas de la forfanterie et je ne vois pas pourquoi cela en serait, ce fait signifie que tout le Liban aurait pu lui servir de bouclier humain. Mais cette immersion dans l’espace urbain et les villages, c’est le caractère de la plupart des guérillas du moyen orient qui, de toute manière, ne peuvent compter sur la géographie pour leur offrir des maquis quelque peu sûrs. Et cela ne date pas d’hier.

Si l’on me permet une rapide analyse géopolitique qui ne représente ni mon désir ni de ma part la moindre idéologie mais le simple recul par rapport à l’événement que donne une formation d’historien[3], deux éléments de comparaison me rendent pessimiste quant à l’avenir de l’Etat d’Israël. La première donnée, c’est que l’on échappe difficilement à sa propre mémoire collective. Confronté à un entourage hostile, le monde juif a toujours privilégié les citadelles imprenables d’où les armées sortaient pour les entourer d’une sorte de no man’s land invivable à l’ennemi. Cela durait jusqu’à ce que l’adversaire finisse par prendre la citadelle dont les défenseurs devenaient les héros de chroniques épiques et désespérées. Je crains que la construction du mur n’obéisse à la même logique héroïque et suicidaire. Tsahal se perçoit-il comme l’héritier des frères Macchabée ?

La seconde donnée, c’est la ressemblance d’ailleurs soulignée par les gens d’al-Qaida avec le royaume latin de Jérusalem lui aussi conçu comme une reconquête, lui aussi ne se maintenant qu’au prix d’une guerre permanente avec des phases aiguës et des phases de latence, lui aussi en interaction constante avec ses pays d’origine. Pour le royaume latin, il s’agissait d’accueillir des pèlerins ; pour Israël de donner asile aux juifs de la diaspora qui le désirent. Mais cet apport de population variable ne va pas sans conflit avec les colons de première génération, sans parler du facteur religieux susceptible de déraper en déni du réel. Le royaume latin ne s’est maintenu que tant que ses voisins furent divisés. La conjonction d’un unificateur des émirats, Salah al-Dîn, et d’un roi faible, Guy de Lusignan, a suffi pour en sonner la fin même s’il est resté un royaume croupion autour de Saint Jean d’Acre encore un bon siècle.

Ces comparaisons, je ne dois pas être la première à les faire et les analystes du Mossad ont dû me précéder de longue date tant elles s’imposent au premier regard jeté sur la carte et c’est sans doute ce qui a jeté Israël dans la course aux armements de dissuasion nucléaire ou chimiques et ce qui l’amène à ces réactions disproportionnées qui finissent par lui aliéner la sympathie des journalistes et donc, par ricochet, des peuples. Terre tragique, au sens de Sophocle pour qui les situations deviennent sans issues non par les bassesses des hommes mais par le conflit de leurs plus nobles passions. Ou, dans le cas présent, par le conflit de légitimités historiques.

Mais c’est le Liban qui en crève aujourd’hui sous les bombes. Le Liban qui achevait à peine de se reconstruire et qui venait à peine de reconquérir pacifiquement son indépendance par rapport à la Syrie. Il y a dans cette offensive israélienne un élément d’absurdité irréductible. Les USA qui depuis des décennies jouaient les médiateurs ne le peuvent plus, englués qu’ils ont en Irak et en Afghanistan. Aucun pays européen ne peut davantage intervenir, sauf pour évacuer ses nationaux et fermer les yeux si leur nombre s’accroît quelque peu.

Si j’en crois Herwig Lerouge, cette apparente absurdité applique en fait un plan stratégique élaboré par un groupe de neocons américains dont Richard Perle et remis en 1996 à Benjamin Netanyahu sous forme d’un document intitulé A Clean Break[4] (une rupture nette). Ce plan prévoyait un changement de régime en Irak, de chasser la Syrie du Liban, puis l’attaque par Israël du Hezbollah le long de sa frontière nord, attaque accompagnée ou suivie d’une mise en accusation de la Syrie et de l’Iran. Si Lerouge a raison, l’administration Bush applique ce plan sans en dévier d’une virgule et l’on peut alors se demander si le coma dans lequel a sombré Sharon dès qu’il a pris conscience devant l’importance de la résistance irakienne du danger que représentait une stratégie d’expansion continue pour Israël et mis en route une autre politique n’est qu’un accident naturel. Les derniers événements, tant à Gaza qu’au Liban, ont évidemment renvoyé dans les limbes les orientations initiées par Sharon.

Mais ce que Perle n’avait pas prévu, semble-t-il, c’est que l’Iran rentrerait dans les accords de Shanghai.



[1] Que je ne peux pas référencer car on me l’a fait suivre par courriel et je ne trouve pas l’URL d’origine.

[2] « Le Hezbollah ne cèdera pas ! », entretien avec Walid Charara, publié le 16 juillet 2006 sur le site www.indigenes-republique.org

[3] Incise. Tous les médias célèbrent aujourd’hui Pierre Vidal-Naquet et lui font éloge d’avoir été un « historien engagé ». C’est une ânerie de première grandeur. L’homme, le citoyen peut s’engager ; l’historien, même quand il observe le présent, ne peut faire son métier qu’en prenant trois pas de recul et seule cette analyse a-passionnelle lui permet en tant qu’homme de s’engager s’il le juge bon en toute connaissance de cause. L’appel constant à l’émotionnel et la méfiance envers la raison comprise comme froideur et manque de cœur autorise, par contre, toutes les propagandes.

[4] Ce plan fut révélé par le journaliste Rainer Rupp dans les colonnes du journal allemand Junge Welt du 17 juillet 2006. Voir Herwig Lerouge, « Israël veut une ‘rupture nette’ », 20 juillet 2006, repris sur le site www.ptb.be/

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