Il pleut et tout a reverdi dans les prés. Cette fin d’août a le goût de celles de mon enfance, ce qui me laisse pensive quant au changement climatique dont on nous rebat les oreilles. Hier, un vol de mouettes est passé au dessus de mon toit, à se croire au bord de mer ; quand j’avais sept ou huit ans et qu’elles commençaient de s’installer près de la Saône ou des étangs de Bresse, les braves gens y voyaient le signe d’hivers froids. En fait, les oiseaux de mer venaient coloniser les eaux douces, changement écologique d’importance qui n’ameute aucun chantre de la nature immobilisée en son état d’hier. Et pourtant, les cormorans qui se sont récemment appropriés la Loire vers Orléans en surexploitent le poisson bien plus que les pêcheurs à la ligne et font plus de massacre que toutes les pollutions imaginables. Adieu goujons, adieu brochets ! Sans parler des anguilles qui remontent encore dans le Fouzon. Désormais, les cris rauques et nostalgiques des grands voiliers l’emportent presque sur les chants mélodieux des oiseaux de forêts ou de haies. On avait déjà connu de tels exodes quand les hommes se sont mis à construire en dur voilà quelques millénaires, offrant sous le rebord des toits un rocher artificiel aux hôtes des falaises comme hirondelles et martinets, sans parler des pigeons, colombes et autres tourterelles, lesquelles préfèrent souvent pour guetter l’horizon les antennes de télévision aux branches hautes des chênes et des érables. Mais les cormorans ont tous les droits. Les écologistes ne crient que lorsque un arrêté préfectoral autorise en temps de canicule le rejet dans le fleuve des eaux chaudes du circuit de refroidissement des centrales nucléaires. Quelques degrés de plus dans le courant ! Et les poissons !? Si je voulais vraiment jouer les cyniques, j’ironiserais sur le casse-croûte perdu des oiseaux noirs car, au bout du compte, c’est bien de cela qu’il s’agit. Mais pas de souci. Quand ces braves bêtes commenceront de crever de faim pour avoir dépoissonné tout le bassin fluvial, par un cycle de régulation bien connu, c’est encore l’homme qu’on accusera et de préférence l’homme blanc puisque désormais le racisme imbécile se mêle à la fausse écologie comme si le taux de mélanine dans la peau garantissait le respect de la vie animale et végétale. Idéologie, quand tu nous tiens…
Que l’on ne s’y trompe pas. J’aime bien les cormorans. Ils font partie de ma mémoire ancestrale qui compte des gens de mer autant que des vignerons, des bâtisseurs ou des chefs de clan. Mais je dois avouer un certain racisme qui n’a rien à voir avec la couleur des yeux, des cheveux ou de la peau : j’ai du mal à supporter les imbéciles et les idéologues. Surtout les idéologues, qu’ils soient de droite, de gauche, du dessus ou du dessous, de devant ou de derrière car ils se ressemblent tous et tous tendent à affirmer que le réel n’a qu’à se plier à leur vision du monde. Fabricants de lits de Procuste et il y en a pour tous les goûts. Le premier dont on a gardé la mémoire était un Grec nommé Platon, premier théoricien de la cité parfaite et dont la statue devrait orner l’entrée de tous les goulags car il les a théorisés dans ses Lois avant d’échouer lamentablement en se frottant au réel comme consultant du tyran Denys[1].
Cet échec est celui de tous ses successeurs, de Dioclétien espérant l’homme solaire et finissant par jeter l’empire dans la pire guerre civile de son histoire[2] au stalinisme récemment moribond[3] en passant par la version impériale de l’Eglise romaine[4], le pangermanisme[5], sans oublier les derniers en date, de l’islam radical[6] au néo-conservatisme américain[7].
Comme le sort des cormorans n’occupe pas toutes mes pensées, je suis en train de lire avec quelque retard le dernier ouvrage de la Grande Cornemuse[8]. Je suis rarement d’accord avec les recommandations de Zbigniew Brzezinski car je ne vois pas pourquoi je favoriserais les intérêts américains mais, Dieu, que cet homme est intelligent ! Assez en tout cas pour ne pas recourir à la langue de bois et ne pas se gargariser de structures sociales préconçues. Un paragraphe de l’introduction me frappe : « L’histoire est le registre des changements. Elle nous rappelle que rien ne dure indéfiniment. Elle nous enseigne aussi que certaines données prévalent sur la longue durée et que leur disparition ne signifie pas le retour au statu quo ante. » Ce sont des phrases que j’aurais pu écrire, y compris la conclusion qu’il en tire, à savoir que la prépondérance américaine mondiale disparaîtra comme les empires qui l’ont précédé mais que cela ne ramènera pas le jeu des anciennes puissances, pas plus que la fin de Rome n’a signifié le retour aux cités et royaumes hellénistiques.
Voilà qui, par la bande, me rend aux cormorans et aux écologistes nostalgiques, entre autres, ou plutôt à une interrogation qui me taraude depuis fort longtemps et pour laquelle je n’ai pas de réponse : pourquoi, depuis en gros le VIIIe siècle avant notre ère et c’est surtout sensible aux Indes et en Grèce, les théoriciens de l’homme cherchent-ils à sortir de l’histoire ? Pourquoi cette nostalgie d’une stase indéfiniment prolongée, d’une société figée sans devenir, cette valorisation de l’immuable ?
Notons que cette tendance, je l’ai déjà souvent évoqué, vaut d’abord pour les philosophes. Des Upanishad à Parménide, il n’est question que d’un substrat unique à la diversité du réel, substrat isotrope, immuable, incolore et sans saveur, sans contenu discernable, impersonnel, pure abstraction que l’on baptise âme (du monde) ou être et que l’on valorise aux dépens de l’observable[9]. Il faut avouer que les plus grosses bêtises de la pensée humaine sont sorties de cette abstraction. En théologie, c’est la conception toute humaine de ce que Blaise Pascal nommait « le Dieu des philosophes et des savants » ; l’accent mis sur la nature divine et son identification à cet « être » simple, immuable, isotrope, etc. nous a valu d’abord le Souverain Bien de Platon et ce n’est sans doute pas un hasard si la métaphore de la caverne forme le cœur de sa République. C’est tout de même au nom de cette intuition philosophique du Bien suprême et suprêmement abstrait qu’il tient tant à rationaliser la société, à instituer un corps de gardiens, à interdire toute mythopoièse et toute indépendance de pensée, ne tolérant une certaine liberté qu’à la production économique et au commerce. Dans les débuts du christianisme, on va le retrouver dans les écoles gnostiques toutes plus ou moins néo-platoniciennes et nourries de dualisme zoroastrien. Mais la pensée de Zoroastre, contemporain des philosophes grecs et des rédacteurs des Upanishad, ne fait que résoudre l’opposition manifeste entre le monde tel qu’on le perçoit, tangible, diversifié, vivant, évolutif, dramatique et ce substrat abstrait par la présence temporaire d’un second pôle, sombre et mauvais, responsable du temps, du mouvement et de la matière. Son Dieu, Dieu des philosophes et des savants s’il en fût, Ahura Mazda, a pour le seconder six anges, six messagers dont le premier, Vahumano, se traduit par Bonne Pensée ! C’est exactement ce qu’on retrouve vaguement égyptianisé dans le Corpus Hermeticum et surtout chez Plotin.
La même conception parménidienne, plotinienne de la nature divine a nourri la pensée d’Arius et la primauté donnée à cette essence lui interdit de percevoir la trinité révélée des personnes[10]. On la retrouve chez Augustin où elle entraîne une cascade de difficultés dans son effort pour tenir à la fois le Dieu des philosophes et celui de la révélation chrétienne ; Thomas Ross Valentine[11] montre avec clarté rare comment Arius, plotinien, « identifie le Père avec l’Un[12], le Fils/Logos avec la Pensée et l’Esprit Saint avec l’Ame du Monde[13] » et comment Augustin « subordonne les personnes aux attributs et les attributs à l’essence » divine rigoureusement simple, isotrope, etc. jusqu’à devoir introduire une sorte d’usine à gaz logique pour justifier l’apparition des personnes en ce Dieu si abstrait, usine à gaz mieux connue historiquement sous le nom de filioque. C’est de l’arianisme mais qui accepte que le Fils et l’Esprit soient Dieu puisque l’Eglise le dit. Impossible toutefois de tenir à la fois la doctrine trinitaire de Nicée et le Dieu Sphairos sans introduire une hiérarchisation et une forme subreptice de temporalité causale.
Parmi les conséquences rarement explicitées de cette doctrine arienne et augustinienne qui soumet Dieu à sa propre essence et cette dernière à la logique humaine (ou comme disait le vieux Voltaire : « Dieu a créé l’homme à son image et celui-ci le lui a bien rendu. »), il faudrait relever la transformation de l’eschatologie. Les Evangiles, le credo de Nicée-Constantinople et l’Apocalypse parlent d’une fin et d’une recréation du monde, ce qu’on retrouve sous une autre forme dans un paganisme jamais passé à la philosophie, le mythe germano-scandinave du ragnarök, le destin des puissances, destruction violente de la Terre actuelle qui laisse place à la Terre Verte, toute neuve et toute belle[14]. Mais il ne s’agit pas d’une stase. Dans l’Apocalypse, la fin du monde de la chute introduit à une liturgie indéfiniment renouvelée. Dans le mythe nordique, la nouvelle Terre est celle de l’abondance végétale qui porte du fruit sans être cultivée. Dans les deux cas, ce qui s’ouvre est une histoire différente, une histoire d’où le mal et la souffrance sont exclus mais une histoire. L’eschatologie augustinienne (arienne, gnostique, plotinienne, etc.), si elle admet et même appelle la destruction de ce monde, ne peut concevoir la perfection que sur le mode simple, uniforme et immobile du Sphairos. Leur « paradis » pour lequel le corps est inutile d’où le remplacement progressif de l’espérance de la résurrection par le destin individuel post mortem consiste à contempler ad libitum l’essence divine et son immuabilité. Bref, c’est un monde parfait parce qu’il ne s’y passe rien[15].
Sécularisée, cette eschatologie de l’immobile rejoint la cité parfaite et rationnelle selon Platon. L’argument varie d’un totalitarisme ou d’une idéologie l’autre. Pour Marx, il s’agit d’abolir la division en classes sociales – variante assez proche de la doctrine védantiste pour qui l’Age d’Or originel et donc eschatologique, l’ère des Cygnes ou Hamsa, se caractérise par l’absence de castes, toute l’humanité étant également parfaite ; les castes naissent de la chute différentielle due à la dégradation des Ages suivants. Hésiode ne dit pas autre chose puisque combats et rivalités ne commencent qu’au troisième Age, celui de bronze[16]. Pour les néo-conservateurs américains, il s’agit de la primauté définitive de l’économie sur la politique accompagnée de la généralisation du mode de pensée américain sous la surveillance hégémonique des USA[17]. Ce faisant, ils renouent avec la vision « solaire » et totalitaire de l’empire qui fut celle d’Aurélien puis surtout de Dioclétien. In fine, c’est bien entendu la version platonicienne de la cité que l’on réveille ainsi. La variante européenne, celle de Jacques Delors et de la commission, consiste seulement à intercaler des sous-empires régionaux et réduire le corps des gardiens à un ensemble hiérarchisé de technocrates[18]. Une troisième variante me semble celle de certains libéraux à la française, particulièrement au Club de l’Horloge, qui misent tout sur l’économie mais sans vigilance impériale, prônant plutôt le dépérissement de l’Etat[19]. Ils hurleront mais tant pis : rappelons que c’était déjà un horizon de la doctrine marxiste, sinon de sa pratique. Il faut citer aussi celle de Mussolini qui, à l’inverse, parie tout sur l’Etat-nation, mais un Etat refondu sur le modèle platonicien revu à la manière des légions romaines[20]. Enumération non exhaustive car on voit surgir aujourd’hui d’autres variantes encore incomplètes ou marginales tant à gauche qu’à droite.
On retrouve ainsi ce modèle platonicien/augustinien de sortie de l’histoire dans un vaste éventail d’idéologies souvent contradictoires entre elles mais toutes aussi totalitaires les unes que les autres et toutes prônant une structure sociale et sociétale aussi parfaite qu’immuable. On peut même voir là leur point commun, la pierre de touche qui permet de les reconnaître. Comme la théologie qui leur sert de base insiste sur la nature – simple, abstraite et immuable – de Dieu, les utopies de la famille platonicienne voient le salut dans les structures confondues avec une sorte de nature intrinsèque du social.
En incise sur laquelle il me faudra revenir, deux idéologies totalitaires échappent en partie à ce modèle, le nazisme enfant du pangermanisme et l’écologisme radical (hypothèse Gaïa), une autre représente une sorte de mixte entre le modèle structural platonicien et le modèle biblique, d’ailleurs mal compris, l’islam radical. Ce sont toujours des utopies mortelles mais basées sur d’autres erreurs de perspective.
Si l’on peut ainsi repérer assez aisément les diverses variantes du modèle dont, il faut le dire et le redire, toutes les tentatives pour le concrétiser se sont achevées dans le sang et les larmes, je ne comprends toujours pas la fascination de cette théologie simpliste de l’immuable isotrope aux racines de notre culture. Notons d’ailleurs qu’il a fait autant de ravages en sciences, que le « miracle grec » a failli ne pas s’en relever, que l’horreur du mouvement chez les Eléates leur a fait rater le calcul intégral et, plus généralement, méconnaître l’algèbre dont ils ont stoppé le développement en Mésopotamie et en Egypte lors des conquêtes d’Alexandre[21], que l’horreur de la matière a tari chez eux l’invention technique si prisée des Celtes, que leur parti-pris de géométrisation de l’astronomie leur a fait négliger les calculs d’Aristarque de Samos établissant l’héliocentrisme… Faut-il continuer ?
(à suivre…)
Que l’on ne s’y trompe pas. J’aime bien les cormorans. Ils font partie de ma mémoire ancestrale qui compte des gens de mer autant que des vignerons, des bâtisseurs ou des chefs de clan. Mais je dois avouer un certain racisme qui n’a rien à voir avec la couleur des yeux, des cheveux ou de la peau : j’ai du mal à supporter les imbéciles et les idéologues. Surtout les idéologues, qu’ils soient de droite, de gauche, du dessus ou du dessous, de devant ou de derrière car ils se ressemblent tous et tous tendent à affirmer que le réel n’a qu’à se plier à leur vision du monde. Fabricants de lits de Procuste et il y en a pour tous les goûts. Le premier dont on a gardé la mémoire était un Grec nommé Platon, premier théoricien de la cité parfaite et dont la statue devrait orner l’entrée de tous les goulags car il les a théorisés dans ses Lois avant d’échouer lamentablement en se frottant au réel comme consultant du tyran Denys[1].
Cet échec est celui de tous ses successeurs, de Dioclétien espérant l’homme solaire et finissant par jeter l’empire dans la pire guerre civile de son histoire[2] au stalinisme récemment moribond[3] en passant par la version impériale de l’Eglise romaine[4], le pangermanisme[5], sans oublier les derniers en date, de l’islam radical[6] au néo-conservatisme américain[7].
Comme le sort des cormorans n’occupe pas toutes mes pensées, je suis en train de lire avec quelque retard le dernier ouvrage de la Grande Cornemuse[8]. Je suis rarement d’accord avec les recommandations de Zbigniew Brzezinski car je ne vois pas pourquoi je favoriserais les intérêts américains mais, Dieu, que cet homme est intelligent ! Assez en tout cas pour ne pas recourir à la langue de bois et ne pas se gargariser de structures sociales préconçues. Un paragraphe de l’introduction me frappe : « L’histoire est le registre des changements. Elle nous rappelle que rien ne dure indéfiniment. Elle nous enseigne aussi que certaines données prévalent sur la longue durée et que leur disparition ne signifie pas le retour au statu quo ante. » Ce sont des phrases que j’aurais pu écrire, y compris la conclusion qu’il en tire, à savoir que la prépondérance américaine mondiale disparaîtra comme les empires qui l’ont précédé mais que cela ne ramènera pas le jeu des anciennes puissances, pas plus que la fin de Rome n’a signifié le retour aux cités et royaumes hellénistiques.
Voilà qui, par la bande, me rend aux cormorans et aux écologistes nostalgiques, entre autres, ou plutôt à une interrogation qui me taraude depuis fort longtemps et pour laquelle je n’ai pas de réponse : pourquoi, depuis en gros le VIIIe siècle avant notre ère et c’est surtout sensible aux Indes et en Grèce, les théoriciens de l’homme cherchent-ils à sortir de l’histoire ? Pourquoi cette nostalgie d’une stase indéfiniment prolongée, d’une société figée sans devenir, cette valorisation de l’immuable ?
Notons que cette tendance, je l’ai déjà souvent évoqué, vaut d’abord pour les philosophes. Des Upanishad à Parménide, il n’est question que d’un substrat unique à la diversité du réel, substrat isotrope, immuable, incolore et sans saveur, sans contenu discernable, impersonnel, pure abstraction que l’on baptise âme (du monde) ou être et que l’on valorise aux dépens de l’observable[9]. Il faut avouer que les plus grosses bêtises de la pensée humaine sont sorties de cette abstraction. En théologie, c’est la conception toute humaine de ce que Blaise Pascal nommait « le Dieu des philosophes et des savants » ; l’accent mis sur la nature divine et son identification à cet « être » simple, immuable, isotrope, etc. nous a valu d’abord le Souverain Bien de Platon et ce n’est sans doute pas un hasard si la métaphore de la caverne forme le cœur de sa République. C’est tout de même au nom de cette intuition philosophique du Bien suprême et suprêmement abstrait qu’il tient tant à rationaliser la société, à instituer un corps de gardiens, à interdire toute mythopoièse et toute indépendance de pensée, ne tolérant une certaine liberté qu’à la production économique et au commerce. Dans les débuts du christianisme, on va le retrouver dans les écoles gnostiques toutes plus ou moins néo-platoniciennes et nourries de dualisme zoroastrien. Mais la pensée de Zoroastre, contemporain des philosophes grecs et des rédacteurs des Upanishad, ne fait que résoudre l’opposition manifeste entre le monde tel qu’on le perçoit, tangible, diversifié, vivant, évolutif, dramatique et ce substrat abstrait par la présence temporaire d’un second pôle, sombre et mauvais, responsable du temps, du mouvement et de la matière. Son Dieu, Dieu des philosophes et des savants s’il en fût, Ahura Mazda, a pour le seconder six anges, six messagers dont le premier, Vahumano, se traduit par Bonne Pensée ! C’est exactement ce qu’on retrouve vaguement égyptianisé dans le Corpus Hermeticum et surtout chez Plotin.
La même conception parménidienne, plotinienne de la nature divine a nourri la pensée d’Arius et la primauté donnée à cette essence lui interdit de percevoir la trinité révélée des personnes[10]. On la retrouve chez Augustin où elle entraîne une cascade de difficultés dans son effort pour tenir à la fois le Dieu des philosophes et celui de la révélation chrétienne ; Thomas Ross Valentine[11] montre avec clarté rare comment Arius, plotinien, « identifie le Père avec l’Un[12], le Fils/Logos avec la Pensée et l’Esprit Saint avec l’Ame du Monde[13] » et comment Augustin « subordonne les personnes aux attributs et les attributs à l’essence » divine rigoureusement simple, isotrope, etc. jusqu’à devoir introduire une sorte d’usine à gaz logique pour justifier l’apparition des personnes en ce Dieu si abstrait, usine à gaz mieux connue historiquement sous le nom de filioque. C’est de l’arianisme mais qui accepte que le Fils et l’Esprit soient Dieu puisque l’Eglise le dit. Impossible toutefois de tenir à la fois la doctrine trinitaire de Nicée et le Dieu Sphairos sans introduire une hiérarchisation et une forme subreptice de temporalité causale.
Parmi les conséquences rarement explicitées de cette doctrine arienne et augustinienne qui soumet Dieu à sa propre essence et cette dernière à la logique humaine (ou comme disait le vieux Voltaire : « Dieu a créé l’homme à son image et celui-ci le lui a bien rendu. »), il faudrait relever la transformation de l’eschatologie. Les Evangiles, le credo de Nicée-Constantinople et l’Apocalypse parlent d’une fin et d’une recréation du monde, ce qu’on retrouve sous une autre forme dans un paganisme jamais passé à la philosophie, le mythe germano-scandinave du ragnarök, le destin des puissances, destruction violente de la Terre actuelle qui laisse place à la Terre Verte, toute neuve et toute belle[14]. Mais il ne s’agit pas d’une stase. Dans l’Apocalypse, la fin du monde de la chute introduit à une liturgie indéfiniment renouvelée. Dans le mythe nordique, la nouvelle Terre est celle de l’abondance végétale qui porte du fruit sans être cultivée. Dans les deux cas, ce qui s’ouvre est une histoire différente, une histoire d’où le mal et la souffrance sont exclus mais une histoire. L’eschatologie augustinienne (arienne, gnostique, plotinienne, etc.), si elle admet et même appelle la destruction de ce monde, ne peut concevoir la perfection que sur le mode simple, uniforme et immobile du Sphairos. Leur « paradis » pour lequel le corps est inutile d’où le remplacement progressif de l’espérance de la résurrection par le destin individuel post mortem consiste à contempler ad libitum l’essence divine et son immuabilité. Bref, c’est un monde parfait parce qu’il ne s’y passe rien[15].
Sécularisée, cette eschatologie de l’immobile rejoint la cité parfaite et rationnelle selon Platon. L’argument varie d’un totalitarisme ou d’une idéologie l’autre. Pour Marx, il s’agit d’abolir la division en classes sociales – variante assez proche de la doctrine védantiste pour qui l’Age d’Or originel et donc eschatologique, l’ère des Cygnes ou Hamsa, se caractérise par l’absence de castes, toute l’humanité étant également parfaite ; les castes naissent de la chute différentielle due à la dégradation des Ages suivants. Hésiode ne dit pas autre chose puisque combats et rivalités ne commencent qu’au troisième Age, celui de bronze[16]. Pour les néo-conservateurs américains, il s’agit de la primauté définitive de l’économie sur la politique accompagnée de la généralisation du mode de pensée américain sous la surveillance hégémonique des USA[17]. Ce faisant, ils renouent avec la vision « solaire » et totalitaire de l’empire qui fut celle d’Aurélien puis surtout de Dioclétien. In fine, c’est bien entendu la version platonicienne de la cité que l’on réveille ainsi. La variante européenne, celle de Jacques Delors et de la commission, consiste seulement à intercaler des sous-empires régionaux et réduire le corps des gardiens à un ensemble hiérarchisé de technocrates[18]. Une troisième variante me semble celle de certains libéraux à la française, particulièrement au Club de l’Horloge, qui misent tout sur l’économie mais sans vigilance impériale, prônant plutôt le dépérissement de l’Etat[19]. Ils hurleront mais tant pis : rappelons que c’était déjà un horizon de la doctrine marxiste, sinon de sa pratique. Il faut citer aussi celle de Mussolini qui, à l’inverse, parie tout sur l’Etat-nation, mais un Etat refondu sur le modèle platonicien revu à la manière des légions romaines[20]. Enumération non exhaustive car on voit surgir aujourd’hui d’autres variantes encore incomplètes ou marginales tant à gauche qu’à droite.
On retrouve ainsi ce modèle platonicien/augustinien de sortie de l’histoire dans un vaste éventail d’idéologies souvent contradictoires entre elles mais toutes aussi totalitaires les unes que les autres et toutes prônant une structure sociale et sociétale aussi parfaite qu’immuable. On peut même voir là leur point commun, la pierre de touche qui permet de les reconnaître. Comme la théologie qui leur sert de base insiste sur la nature – simple, abstraite et immuable – de Dieu, les utopies de la famille platonicienne voient le salut dans les structures confondues avec une sorte de nature intrinsèque du social.
En incise sur laquelle il me faudra revenir, deux idéologies totalitaires échappent en partie à ce modèle, le nazisme enfant du pangermanisme et l’écologisme radical (hypothèse Gaïa), une autre représente une sorte de mixte entre le modèle structural platonicien et le modèle biblique, d’ailleurs mal compris, l’islam radical. Ce sont toujours des utopies mortelles mais basées sur d’autres erreurs de perspective.
Si l’on peut ainsi repérer assez aisément les diverses variantes du modèle dont, il faut le dire et le redire, toutes les tentatives pour le concrétiser se sont achevées dans le sang et les larmes, je ne comprends toujours pas la fascination de cette théologie simpliste de l’immuable isotrope aux racines de notre culture. Notons d’ailleurs qu’il a fait autant de ravages en sciences, que le « miracle grec » a failli ne pas s’en relever, que l’horreur du mouvement chez les Eléates leur a fait rater le calcul intégral et, plus généralement, méconnaître l’algèbre dont ils ont stoppé le développement en Mésopotamie et en Egypte lors des conquêtes d’Alexandre[21], que l’horreur de la matière a tari chez eux l’invention technique si prisée des Celtes, que leur parti-pris de géométrisation de l’astronomie leur a fait négliger les calculs d’Aristarque de Samos établissant l’héliocentrisme… Faut-il continuer ?
(à suivre…)
[1] Je sais que, disant cela, je vais choquer les spiritualistes qui portent Platon aux nues. Pourtant, les deux dialogues majeurs que sont La République et Les Lois sont des exemples quasi indépassables de pensée totalitaire, une tentative de rationalisation c’est à dire de simplification forcée du système sociétal, avec formation du parti unique et d’un corps de « gardiens » à la fois idéologues et policiers, stratification en castes, goulag pour les récalcitrants et structures réputées parfaites donc à jamais figées. J’ai passé un an dans le cadre d’une formation pour adultes à décortiquer phrase par phrase La République pour démonter le mécanisme du raisonnement totalitaire ou idéologique, c’est la même chose. Après quoi, les responsables gauchisants de cette formation, n’ayant vu que le nom de Platon sur mon programme et réagissant selon l’idée préconçue que c’était forcément un auteur de droite, m’ont traitée de fasciste. L’humour (noir) de la chose ne m’a pas échappé…
[2] Je me demande toujours pourquoi les Perses n’en ont pas profité plus que ça et les Goths non plus. Sept prétendants à l’empire bataillant les uns contre les autres occupaient pourtant l’ensemble des légions.
[3] Je renvoie au Livre noir du communisme pour le décompte des victimes.
[4] Initiée par Hildebrand/Grégoire VII, elle a débouché sur une première série de guerres sous Innocent III au début du XIIIe siècle et, après son théoricien de choc, Boniface VIII, engendré la guerre civile à Rome même, d’où la papauté d’Avignon, le grand schisme et, in fine, la Réforme avec ses conflits sanglants, la révolution anglaise et, cerise sur le gâteau, la première boucherie pan-européenne que fut la guerre de trente ans. Ou comme le chantait Brecht dans Mère Courage : « Le printemps vient. Debout, chrétiens ! – La neige fond sur tous les morts – Et tout ce qui se traîne encore – Repart en guerre sur les grands chemins. »
[5] Qui fut à la racine de trois guerres européennes dont deux mondiales et dont la dernière resucée, par la reconnaissance hâtive de l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie avant toute discussion sur les limites territoriales et le sort des peuples a déclenché la guerre civile en ricochets de l’ex-Yougoslavie ainsi que l’appel à une agence de pub pour élaborer la propagande ignoble qui diabolisa les Serbes.
[6] Et du terrorisme associé
[7] Conseiller de George Deubelyou, ce qui nous a valu en moins de 6 ans l’expédition d’Afghanistan, la guerre d’Irak, les révolutions de soie, de roses, de velours, d’orange et de papier mâché qui ne cessent de tenter d’ajuster les républiques issues de l’éclatement de l’URSS. Voir sur le numéro 110, mai 2006, de B.I. (Balkans Infos) les résultats sur la génétique humaine de l’uranium appauvri généreusement utilisé pour pilonner les pays de « l’axe du mal ».
[8] C’est Brzezinski que je surnomme ainsi ; il a un nom imprononçable et Zbigniew, c’biniou, c’est bien une cornemuse, ma brave dame. Quant à l’ouvrage susdit : Zbigniew Brzezinski, Le vrai choix : l’Amérique et le reste du monde, trad. Michel Bessières, Odile Jacob, Paris, 2004.
[9] Et qu’on ne me dise pas que le « vide quantique » donne raison à cette obsession philosophique. C’est certes un substrat universel mais dynamique, bourré d’énergie et en perpétuelle interaction avec les niveaux différenciés du réel. Rien à voir avec Parménide.
[10] D’où la définition de Dieu chez l’évêque arien Wulfila, évangélisateur des Goths : « sans commencement, sans fin, sempiternel, élevé, sublime, supérieur, auteur du plus haut, plus élevé que toute excellence, meilleur que toute bonté, sans borne, sans capacité, invisible, immense, immortel, incorruptible, incommunicable, de substance incorporelle, non composé, simple, sans changement, sans division, sans mouvement, sans manque, inaccessible, insécable, sans règne, incréé, non fait, parfait et issant de sa singularité […], plus impassible qu’impassible, plus incorruptible qu’incorruptible et plus immobile qu’immobile… » Ce morceau de bravoure du à la plume de son principal disciple, Auxence, nous apprend que Wulfila était pleinement arien, pas modéré pour deux ronds, malgré les affirmations des historiens cathos. En dehors de ce point d’histoire, quelqu’un voit-il une différence avec l’atman des Upanishad et le Sphairos de Parménide ? Texte entier sur http://ccat.sas.upenn.edu/jod/texts/auxentius.htm
[11] J’ai résumé et traduit en partie sur le forum orthodoxe, sur le fil Filioque : deux approches, le remarquable article de Thomas Ross Valentine sur le filioque dont une grande part est consacré à l’analyse de sa genèse dans l’œuvre d’Augustin. En anglais, texte complet sur http://www.geocities.com/trvalentine/orthodox/filioque.html Il faut noter que l’on trouve une expression du filioque chez les ariens, en particulier dans le texte d’Auxence cité à la note précédente.
[12] Nom de ce substrat chez Plotin.
[13] Plotin, sans le dire, s’appuie sur le zoroastrisme autant que sur les Upanishad tardives pour en quelque sorte triadiser l’Un par décalques successifs. On reconnaît Vahumano dans la Pensée/Logos et sa parèdre la Sagesse dans l’Ame du Monde. Retraduire ainsi les noms montre aussi la parenté avec les doctrines gnostiques bien que ces dernières décrivent un drame cosmique par éloignement du substrat divin. Mais il en va de même chez Augustin, à tout prendre.
[14] Voir Régis Boyer, L’Edda poétique, Fayard, Paris, réed. 1992, pp. 501-503.
[15] Et les enfants uniques qui ont connu l’ennui des dimanches d’hiver interminables dans les villes comprendront que le choix laissé entre la souffrance des tortures de l’enfer (ou du purgatoire) et un paradis où rien ne se passe puisse engendrer la terreur de la mort et de son analogon, le sommeil. J’ai du pour ma part réinventer à 8 ou 9 ans le rêve lucide pour m’autoriser à dormir en vivant des histoires.
[16] Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 106 à 202 de l’édition Jean Louis Backès (Folio Gallimard, Paris, 2001, pp. 101-107).
[17] Brzezinski, op. cit., le décrit magnifiquement comme une des données du problème sécuritaire des Etats-Unis.
[18] Merci, X Crise ! Une utopie de jeunes polytechniciens des années 30 est en train d’amener la récession d’une Europe voulue rationnelle et parfaite.
[19] Comme par ailleurs ils soutiennent des notions souverainistes et conçoivent les cultures comme des boîtes étanches plus ou moins hiérarchisées, leurs contradictions sont aussi patentes que celles d’Augustin et aboutissent aussi à de belles usines à gaz théoriques.
[20] Fascisme vient du symbole des faisceaux accompagnés de la hache, emblème des Licteurs dans l’ancienne Rome. Comme les Licteurs étaient, selon Pierre Lavedan (Dictionnaire illustré de la mythologie et des antiquités grecques et romaines, Hachette, Paris, 1931), des « appariteurs que les magistrats romains utilisaient pour faire exécuter leurs ordres » et, en particulier, formaient sur le passage des dits magistrats une garde d’honneur musclée et servaient de bourreaux lors des condamnations à la peine capitale, nous ne sommes pas loin des gardiens platoniciens.
[21] Le monde hellénistique se gave de compilations reprenant les travaux antérieurs de tous les peuples conquis mais n’offre aucune créativité scientifique et même, à bien des égards, régresse.
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