Tuesday, August 01, 2006

Les prophètes de la grande muraille (2)


L’attitude malthusienne n’est pas nouvelle puisque Malthus lui-même (1766-1834) dès la fin du XVIIIe siècle prônait le contrôle des naissances par le célibat volontaire pour réduire la population et la maintenir à un niveau acceptable par rapport aux ressources agricoles. Ce qui m’étonne et me pose vraiment question, c’est que ce raisonnement revienne de manière récurrente alors même qu’il a été et qu’il est encore à chaque fois infirmé par les faits. Quand une idéologie se maintient ainsi hors de toute raison, c’est qu’elle s’adosse à autre chose en l’homme, qu’elle mobilise un désir profond ou son corollaire, une peur élémentaire, et qu’elle s’exprime en termes mythiques. Il n’est pas inutile de se demander quels sont alors les mythèmes ou les images puissantes qui déclenchent en réponse une telle aspiration au suicide collectif.

Gilbert Durand, dans sa remarquable étude des structures de l’imaginaire, note que « pour le tout jeune enfant, comme pour l’animal, l’inquiétude est provoquée par le mouvement rapide et indiscipliné. Tout animal sauvage, oiseau, poisson ou insecte, est plus sensible au mouvement qu’à la présence formelle ou matérielle[1] ». C’est ce que Konrad Lorentz a mis en évidence avec le phénomène de l’empreinte : l’oisillon s’attache au premier être qui bouge devant lui au moment de l’éclosion[2]. Mais lorsque le mouvement « anarchique » atteint le stade du fourmillement ou du grouillement larvaire, il « cerne d’une aura péjorative la multiplicité qui s’agite[3] ». Durand rapproche ce mouvement que nous pourrions appeler brownien de l’archétype du chaos, à partir d’une remarque de Bachelard : « Il n’y a pas dans la littérature un seul chaos immobile[4]…et au XVIIe siècle on voit le mot chaos orthographié cahot[5]. » Un détour par les représentations de l’enfer chez Jérôme Bosch, Brueghel ou la fresque de la chapelle Sixtine permet alors à Durand ce diagnostic : « Le schème de l’animation accélérée qu’est l’agitation fourmillante, grouillante ou chaotique, semble être une projection assimilatrice de l’angoisse devant le changement, l’adaptation animale ne faisant dans la fuite que compenser un changement brusque par un autre changement brusque[6]. » Il le rapproche des expériences douloureuses du nourrisson : naissance, manipulations brusques par les adultes, plus tard sevrage. Le choix des œuvres qu’il évoque pourrait orienter vers une autre expérience du changement, plus collective et sociologique, puisque la chapelle Sixtine est une commande de Sixte IV, pape de 1471 à 1484, que Bosch a vécu de 1462 à 1516 et Brueghel le Jeune (ou d’Enfer) de 1564 à 1637. On voit à ces dates qu’elles s’inscrivent dans la période de transition ouverte par la chute de Constantinople et l’expansion turque, période qui verra aussi bien les chatoyances artistiques de la Renaissance que les débuts de la science expérimentale, les grandes explorations, la colonisation de l’Amérique, la Réforme et les guerres qui s’ensuivent, le triomphe des marchands et des banquiers sur la noblesse d’épée, des rois sur le principe d’empire, le refroidissement climatique, des famines, des épidémies, la grand peur du sorcier… Une période qui commence en musique et s’achève aisément en cauchemar à l’ouest de l’Europe et, pour la région centrale et orientale au sud de l’Autriche, marque la perte de toute indépendance sous les conquêtes de Soliman II « le Magnifique ». Aujourd’hui, ce grouillement chaotique pourrait être l’expérience de la ville, de la foule ordinaire que rien n’aimante, où chacun vaque à ses affaires, foule entassée dans le métro aux heures de pointe, pressée dans les grandes surfaces le samedi, foule au mouvement aléatoire sur les places et les trottoirs. Il serait intéressant de savoir à quel âge les prophètes de la grande muraille ont connu la grande ville.

Dans la même famille d’images liées au changement perçu comme négatif, à l’expérience mortifère du temps, il n’est pas anodin que Gilbert Durand ait pu rattacher l’eau sombre[7], l’eau noire, celle où l’on se noie, l’abîme maritime où, pour Victor Hugo, les larves « vaquent aux farouches occupations de l’ombre[8] » On voit immédiatement la parenté dans l’imaginaire angoissé de cette fantasmatique eau du Styx ou de l’Achéron avec la perception concrète qu’on a du pétrole brut, ce liquide visqueux que l’on tire des infernalia, des profondeurs de dessous terre, de plus liquide à l’odeur désagréable ; la même thématique a pu jouer pour le charbon, pierre noire arrachée dans les mines, autre analogon de l’enfer, par des hommes lémures, grouillant dans la pénombre et luisant de sueur par endroits. Nous sommes sans conteste dans le versant négatif de ce que Durand appelle le régime diurne de l’image, l’opposition manichéenne et polémique du pur et de l’impur, de la lumière et des ténèbres, du bien et du mal, opposition liée à l’expérience du temps. Il semble encore exprimer l’angoisse du changement collectif. Quand William Stanley Jevons (1835-1882), comme le fait remarquer Vaclav Smil, jette en 1865 son cri d’alarme quant au pic charbonnier, la querelle du darwinisme bat son plein et c’est toute la weltanschauung de la société anglo-saxonne qu’elle vient bouleverser en même temps que s’opère la seconde révolution industrielle, le passage de la vapeur à l’électricité.

Cette angoisse du changement qui nourrit les images liées à « la face obscure de la Force », atteint aujourd’hui un paroxysme. Les Malthus ou les Jevons restaient très minoritaires en leur temps et ne réunissaient qu’un nombre ridicule de partisans. Les actuels prophètes de la grande muraille semblent avoir une audience beaucoup plus forte, du moins en Europe ainsi qu’au Canada. Il n’est pas impossible que ce pessimisme soit alimenté par des manipulateurs professionnels au service d’intérêts étrangers, ce serait de bonne guerre économique pour ôter tout dynamisme à l’Europe[9], mais même le meilleur propagandiste ne peut pas faire surgir une mentalité collective comme un lapin du chapeau de l’illusionniste. On peut pousser sur la pente s’il existe une pente, augmenter la peur si elle a commencé de s’exprimer, mais un thème totalement en dehors de l’air du temps n’a aucune chance de prendre.

On pourrait évidemment tenter d’expliquer le succès relatif des prophètes de la grande muraille par l’un ou l’autre des déséquilibres qui affectent notre société, qu’il s’agisse de la pyramide des âges, des zones déculturées et violentes de nos banlieues, du chômage, des délocalisations et autres maux du siècle. L’ennui, c’est que les apaches de la Belle Epoque tout au long de la petite ceinture valaient bien les jeunes de banlieue de notre temps, que leurs bandes contrôlaient aussi des zones de non droit et qu’il en allait de même aux XVIIe et XVIIIe siècles avec la cour des miracles. L’ennui, c’est qu’il y eut des pestes puis la tuberculose quand nous avons le SIDA, que la pyramide des âges a toujours souffert des guerres et des retours à la paix et qu’elle n’a cessé d’alterner périodes de vieillissement global et périodes d’explosion de jeunesse. On est toujours fasciné par les souffrances et les défis de son propre temps mais l’historien ne leur accordera pas une valeur si explicative.

Nous ne savons même pas si la surrection d’une constellation mythique, ce que Gilbert Durand nommait un bassin sémantique[10], est le symptôme ou le moteur d’un comportement collectif. Du moins pouvons nous repérer abandons et émergences. Et ce que nous pouvons faire avec assez de sûreté, c’est compléter la constellation potentielle et voir ce qui, dans le réel, pourrait lui correspondre. Il ne s’agit pas d’un exercice vain. Une des observations intéressantes de Claude Lévi-Strauss et qui reste d’actualité, c’est qu’un mythe actif ne disparaît jamais. Quand il s’affaiblit et cesse d’alimenter la croyance d’une société, il ne tarde pas à reparaître mais inversé dans ses valeurs : les « bons » de l’histoire deviennent les « méchants » et vice-versa. Nous avons assisté entre 1980 et 1985 à ce processus de retournement quant à la représentation sociale de l’extraterrestre : d’abord figure de sauveur potentiel[11] ou, du moins, de sage représentant de l’évolution future[12], il s’épuise après la sortie du film de Spielberg, Rencontres du troisième type, qui le replace clairement dans l’imaginaire, puis s’inverse aux Etats-Unis avec les mutilations animales, les histoires d’enlèvements, de grossesses interrompues, de pacte signé par Truman[13] et des souterrains de la zone 51 où les Greys font la loi. Lorsqu’une fixation de l’imaginaire devient aussi ouvertement suicidaire que celle des apôtres du pic pétrolier, il pourrait être intéressant d’en explorer les variantes afin de trouver, comme en thérapie individuelle, une autre fin, plus satisfaisante, à l’histoire ; et récupérer ainsi pour un surcroît de vie l’énergie qui s’épuise dans l’anxiété.

On peut comprendre que l’angoisse du changement amène à situer l’âge d’or dans le passé, un passé par ailleurs indéfini. Nous serions alors dans une nouvelle inversion de la vision mythique du temps linéaire. La foi prométhéenne dans le progrès qui avait fleuri principalement au XIXe siècle, engendré entre autres l’utopie marxiste et, après Darwin et les découvertes de la paléontologie humaine, la tentation eugéniste, s’est brisée sur trois chocs dont les occurrences ont rythmé le XXe siècle : l’emploi des gaz lors de la première guerre mondiale fit prendre conscience que la science forgeait en fait l’épée en même temps que la charrue et qu’elle ne dispensait pas d’une éthique ; la bombe A lancée sur Hiroshima puis Nagasaki a suggéré que l’humanité pouvait entièrement disparaître en tant qu’espèce, au delà de la mort individuelle ou du déclin des civilisations ; l’excursion de Tchernobyl a montré qu’une telle disparition pouvait venir de causes accidentelles. Il est frappant que le marxisme a cessé de faire recette parmi les intellectuels européens juste après Tchernobyl et que c’est également l’époque où l’on a vu surgir l’expression « post-moderne » comme un déni de modernité, c’est à dire de progrès[14]. Ce mythe prométhéen eut en fait plusieurs variantes. Certaines faisaient une synthèse avec l’eschatologie chrétienne ou même germano-scandinave pour annoncer la fin de l’histoire et l’instauration d’une ère de progrès technique indéfini couplée avec une stase sociale née de la surabondance : c’était entre autres la vulgate du marxisme. On peut évoquer aussi une sortie de l’histoire, cette fois informationnelle et mystique, avec la noosphère de Teilhard de Chardin. En dehors de ces visions extrêmes, le progrès se confondait avec la civilisation et avec l’histoire elle-même, une histoire indéfinie, continuée du moins tant que l’univers offrirait de l’énergie pour maintenir la vie.

L’inversion malthusienne actuelle comporte aussi plusieurs variantes mais s’appuie toujours sur un maître mot apparu dans les années 70 après la publication du rapport dit du Club de Rome, en fait des études commandées au MIT, croissance zéro. Ce rapport Meadow de 1972, moins catastrophiste que ce qu’on lui fait dire, prévoyait un effondrement économique et démographique irrémédiable vers 2100 selon plusieurs scénarii : 1, épuisement des ressources non renouvelables, énergie comprise ; 2, pollution extrême raréfiant les ressources alimentaires ; 3, dégradation des sols, qui conduit à la même famine généralisée ; 4, si la productivité agricole demeure et s’accroît, l’industrie en fera autant donc retour à la pollution ; 5, le contrôle démographique recule seulement de quelques années l’effondrement. L’intérêt de ce rapport réside surtout en ce qu’il prenait l’activité humaine comme un système et qu’il tenait compte de boucles de rétroaction au lieu de prolonger bêtement et linéairement les tendances. Toutefois, il souffre des mêmes défauts que toutes les études de futurologie, l’incapacité à prévoir l’irruption du nouveau.

Mais la limite posée par le Club de Rome ne s’intéressait qu’à l’homme, son activité et ses besoins. A la suite du roumain Nicholas Georgescu-Roegen, les actuels prophètes de la grande muraille veulent tenir compte de l’ensemble de l’écosystème et s’appuient explicitement sur l’hypothèse Gaïa. Jacques Grinevald, résumant la théorie de Georgescu-Roegen, écrit par exemple : « La crise écologique planétaire qui s'annonce depuis une bonne vingtaine d'années affecte de proche en proche tous les secteurs de notre civilisation industrielle en expansion. Il ne s'agit pas seulement de pollution et de dégradation de l'environnement[15] ! L'économie dans son aspect biophysique, c'est-à-dire le processus de production, de distribution et d'élimination des ressources naturelles, ne fait pas exception. Il relie le métabolisme industriel de la société humaine à la biogéochimie de notre planète. L'évolution des sciences de la nature depuis Carnot et Darwin, c'est-à-dire depuis la thermodynamique et l'évolutionnisme, ne permet plus de séparer le vivant et l'environnement terrestre. Il s'agit d'une coévolution, l'évolution biologique est en interaction réciproque avec les changements de l'environnement planétaire. On redécouvre ainsi l'unité du vaste système écologique dynamique qu'on doit nommer, à la suite des travaux pionniers du savant russe Vladimir Vernadsky (1863-1945), la Biosphère, et que certains, de nos jours, nomment Gaïa. » Quant à la crise écologique qu’il dénonce ainsi, elle vient, évidemment, du « développement économique international, accéléré par l'expansion démographique humaine et l'évolution des techniques » Il ajoute : « Cependant l'occidentalisation et la militarisation de la planète masquent pour l'instant la faillite du modèle industriel de l'Occident. » Car « la science économique usuelle est pré-thermodynamique, pré-évolutive et pré-écologique[16]. »

Les disciples de Georgescu-Roegen caressent l’utopie de la décroissance soutenable, d’un monde édénique pré ou post-industriel ou, du moins, à industries choisies et régulées, où la vie intellectuelle, culturelle et conviviale remplacerait la consommation des objets. C’est encore une forme douce de sortie de l’histoire sur le modèle de l’enfance ou d’une sage vieillesse rurale. C’est la comté des Hobbits ramenée à son état premier et intemporel par Merry et Pippin après l’absurde épisode industriel de Saroumane[17]. L’âge d’or se situerait alors dans un XVIIIe siècle idéalisé[18].

Les plus radicaux des prophètes de la grande muraille ont conscience du caractère utopique et uchronique de ce rêve campagnard. Vincent Cheynet pose brutalement la question : « Sauverons nous le monde ? Veuillez m’excuser, mais j’en doute fort. Nous le savons, le défi écologique auquel est confrontée l’humanité est gigantesque, tant par son échelle que par sa complexité. Personnellement, ce défi me paraît tellement énorme que j’aurais du mal à ne pas considérer comme potentiellement dangereuse toute personne, ou groupe, qui prétendrait sauver l’humanité de la catastrophe annoncée[19]. » Il ne lui reste plus alors qu’à subordonner l’écologie à l’humanisme, c’est à dire à la décroissance conviviale. La sortie de l’histoire n’est peut-être que temporaire mais du moins l’humanité connaîtrait un temps de bonheur avant l’inéluctable fin. Notons au passage que ce rêve « écologique » fait preuve d’un pessimisme étonnant envers les capacités d’adaptation de la vie. La crise n’existe que parce que l’on veut une écologie elle aussi figée et sortie de l’histoire, de son histoire évolutive. J’écoutais ce dimanche matin la radio d’une oreille un peu distraite et en zappant, ce qui m’empêche de référencer le poste ou l’auteur mais il s’agissait d’un universitaire connu. Il parlait des papillons et de leurs capacités de mimétisme défensif. L’un d’eux, blanc et vert à l’origine, imitait l’écorce des bouleaux. Lorsque les activités humaines ont déversé des suies dans l’atmosphère, les troncs des bouleaux ont noirci dans nos villes ; le papillon en question en a fait autant. Avec l’abandon du charbon comme moyen de chauffage, les bouleaux retrouvent leur aspect initial. Et le papillon ? Lui aussi, bien sûr[20].

Reste enfin l’inversion absolue et suicidaire. Elle s’appuie en France sur l’ouvrage d’Yves Paccalet, L’humanité disparaîtra, bon débarras ! qui bénéficie d’un étonnant soutien de presse. Chez lui, la jouissance de la mort annoncée est à son paroxysme : « Je vois venir ma mort avec délectation ». On n’est pas plus clair. Il est intéressant de noter les métaphores qu’il emploie pour étendre cette jouissance anticipée à l’ensemble de l’espèce humaine et qui rentrent dans la thématique du grouillement étudiée par Gilbert Durand. Yves Paccalet accuse ainsi la pulsion sexuelle qui « nous incite à nous multiplier comme le font aussi les poux, les cafards, les rats ». « Pour la conscience commune, tout insecte et toute vermine est larve », commentait Durand qui ajoutait d’après Bachelard que « le ver est une image terrifiante » et que « le serpent, lorsqu’il n’est considéré que comme mouvement serpentant, c’est à dire comme fugace dynamisme, implique lui aussi une discursivité répugnante qui rejoint celle des petits mammifères rapides, souris et rats[21]. » Que l’homme soit le seul être vivant capable de maîtriser sa pulsion sexuelle comme l’ont prouvé depuis des siècles les ascètes au moins temporaires, des chamans aux moines chrétiens en passant par les pratiquants bouddhistes ou les yogis n’effleure même pas Paccalet. Aucune culture, aucune religion n’ignore l’ascèse, ne serait-ce que comme purification rituelle cyclique, pas même la nôtre à ses marges. Entre autres amabilités comme de considérer tout homme comme nazi (toujours pour son incontinence sexuelle, ce qui laisse assez perplexe) ou comme une espèce jetable à l’instar de sa civilisation, il considère l’humanité comme le cancer de la Terre.

Il y a chez Paccalet comme un redoublement du péché originel puisqu’il remarque assez justement que l’homme diffère des animaux par le développement de son cerveau, cortex et néo-cortex, au delà du cerveau reptilien[22]. Et nous avons vu son insistance sur la sexualité, telle qu’il semble confondre l’homme avec le Bolot occidental de Claire Bretécher. Or autant les premiers siècles de notre ère ont eu tendance, tant chez les philosophes païens que chez les chrétiens, à voir dans la sexualité l’organe même du mal et de la chute, autant depuis les années 1970, avec la psychologie transpersonnelle, l’essor du new age et la découverte du bouddhisme et des techniques de méditation, c’est dans l’usage rationnel du cerveau que l’on tendait à situer la faute aliénante. Paccalet associe les deux, sûr ainsi que rien ne sera sauvable.

Ce pessimisme radical n’est pas nouveau puisque le romancier J. B. Priestley écrivit juste avant la seconde guerre mondiale un roman assez étonnant, The doomsday men, où une poignée de fanatiques dont un astrologue chef de secte et un physicien atomiste envisagent sérieusement de faire sauter la Terre hors de son orbite. Priestley anticipe les suicides collectifs du type Guyana ou Temple Solaire (il est même question de revivre sur Sirius) et la découverte du plutonium. Mais le plus étonnant, ce sont les motivations de ces hommes qui s’arrogent le droit de déclencher la fin du monde, telles que les décrit l’héroïne, Andrea, au jeune homme qui l’aime et qu’elle a tenté de décourager :

« – Malcolm ! (…) pourquoi tout est-il si beau ici ? pourquoi ?

Il la regarda, étonné, car il ne comprenait pas le sens de cette étrange question.

– Ne le sais-tu pas ? reprit-elle, frémissante. Parce que ceci est encore le vrai visage du monde, le ciel, le soleil, les rochers et la terre, et parce que les hommes n’ont pas encore eu l’occasion de le salir.

– Crois-tu que les hommes salissent le monde ? demanda Malcolm avec étonnement.

– Oui. Regarde tout autour de toi et pense ensuite au monde des hommes, à Londres avec ses millions d’habitants, à New York, à Chicago où ils vivent entassés, criant, se querellant, se réjouissant au fond d’eux-mêmes de leurs actes mesquins et égoïstes, prêts à tout instant à s’entretuer. Plus il y a d’hommes réunis dans un même endroit, plus ils deviennent mauvais. Il y a longtemps, quand le monde n’était pas encore peuplé comme de nos jours, il existait peut-être encore des milliers d’endroits comme celui-ci : en ce temps là tout était beau et bon. Mais maintenant il naît toujours plus d’hommes ; il se passe des choses horribles, effroyables et il ne reste plus grand chose de bon[23]. »

Les deux héros contemplent alors la région la plus désertique des Etats-Unis, la Vallée de la Mort. Priestley n’a pas choisi le site « pur » au hasard.

Le sentiment que l’humanité grouille et, ainsi, contribue à l’impureté du monde, semble accompagner d’autres époques d’urbanisation. Il existe une évidente parenté entre les actuels prophètes de la grande muraille et les gnostiques des trois premiers siècles de notre ère, ces siècles dont Dodds a pu dire qu’ils étaient aussi « un âge d’angoisse[24] ».



[1] Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire : introduction à l’archétypologie générale, Bordas, Paris, 1969, p.75.

[2] Konrad Lorenz, Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons, trad. Denise Van Moppes, Flammarion, 1968, réed. J’ai Lu 1973 pp. 100-108.

[3] Durand, op. cit., p.76.

[4] Même pas en mathématique !

[5] Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Corti, Paris, 1948, p. 270.

[6] Durand, op. cit., p. 77.

[7] Op. cit., pp. 103 et sq.

[8] Victor Hugo, Les travailleurs de la mer, I, chap. 6.

[9] Mettre en berne le moral de l’adversaire a toujours fait partie des préoccupations stratégiques et cela même dans les rivalités animales.

[10] Et qui semble la contrepartie dans l’imaginaire de ce que Michel Foucault repérait comme épistémés dans l’ordre de la raison et de la raison d’état.

[11] C’est toute la thématique des premiers contactés, en particulier Adamsky : les E.T. viennent avertir les Terriens des dangers de l’énergie atomique et transporteront les plus conscients sur une autre planète si le danger se précise.

[12] Voir Jean Bruno Renard, « L’homme sauvage et l’extraterrestre : deux figures de l’imaginaire évolutionniste », Diogène, 198*

[13] Pacte obligatoirement démoniaque. Même le terme religieux est gardé.

[14] Il est intéressant de noter que l’adjectif moderne est repris aujourd’hui par la propagande étatique pour qualifier la moindre réforme, surtout lorsqu’elle peut apparaître spontanément comme un recul social. Dans cet emploi qui tente de récupérer sa charge positive, le terme se vide de sens et prend plutôt celui d’une mode, voire d’un snobisme. Il ne s’oppose plus à ancien mais à ringard.

[15] Alors de quoi diantre est-il question ?

[16] Jacques Grinevald, « Georgescu-Roegen : Bioéconomie et Biosphère », site de l’Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable, www.decroissance.org/textes.htm Traduisons ces termes pré-scientifiques en langue du pays : elle n’a pas encore compris que tout fout le camp, que les seules valeurs sont culturelles et qu’il faudrait vraiment mettre les villes à la campagne !

[17] Je me réfère ici au livre de Tolkien plutôt qu’au film Le Seigneur des Anneaux.

[18] Un des aspects de la civilisation qui déclenche leur ire, c’est la voiture individuelle et peut-être même toute forme de transport rapide. Ils reviennent en permanence sur le fait que nombre de déplacements sont inutiles, qu’on peut aussi bien communiquer via Internet. Or au XVIIIe siècle, l’horizon de la plupart des hommes ne dépassait pas 25 km. On vivait, on se mariait, on travaillait, on mourait dans un pays fermé. Seuls les marins et les soldats se déplaçaient, ainsi que quelques marchands. Mais cette situation était héritée du grand enfermement du XVIIe siècle et sans doute encore une conséquence du refroidissement climatique. Auparavant, depuis le haut moyen âge en tout cas, le voyage était plus aisément la règle que l’exception. Notons aussi que voiture, train, avion, c’est encore ce mouvement rapide générateur d’angoisse.

[19] Vincent Cheynet, « Décroissance ou décélération ? », », site de l’Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable, www.decroissance.org/textes.htm

[20] Ce qui, entre nous soit dit, rend assez absurde les OGM « défensifs ». Les prédateurs s’adaptent très vite.

[21] op. cit., p. 77.

[22] Que fait-il des mammifères chez qui le mésencéphale, le cortex, est déjà fort développé ? L’âge d’or était-il celui de Jurassik Parc ?

[23] John Boyton Priestley, Quand sonnera l’heure, trad. Olivier Ledin, Marabout n°29, Verviers, sd, pp.150-151. Bien que la date d’édition ne soit pas indiquée, les illustrations suggèrent le début des années 50.

[24] E. R. Dodds, Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse.

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