Dans ma série de messages
intitulée « Vers quel monde ? », j’évoquais l’opposition
nature/culture chère à Lévi-Strauss et je notais qu’il avait touché quelque
chose d’essentiel en la dégageant. J’écrivais : « Toutes les traditions,
lorsqu’elles exaltent une forme d’ascèse, tendent à éloigner l’homme de son
substrat animal, à soumettre à la volonté, à la contemplation noétique, à la
bienveillance désintéressée les fonctions vitales les plus basiques : le
souffle, le besoin de nourriture ou de sommeil, l’instinct de reproduction et
le désir sexuel auxquels il faudrait ajouter le réflexe grégaire de l’animal
social. Aimé Michel voyait cet éloignement jusque dans la technique la plus
quotidienne, par ce qu’il appelait les « extériorisations de
fonction » ; ainsi la cuisine extériorise une partie de la digestion,
l’écriture se substitue à la mémoire, la meule à la dentition, les tapis
roulants à la marche, jusqu’à l’ordinateur qui nous libère de l’obligation de
compter et d’une partie de notre travail mental. Pour lui, les grands mystiques
représentaient le futur de l’homme, son aboutissement évolutif, accessible à
quelques individualités par l’effort ascétique et à l’ensemble de nos
descendants après quelques milliers voire quelques millions d’années
d’extériorisation de tout le substrat culturel en prise sur l’animalité. Que la
prescience grandiose d’Aimé Michel soit juste ou non, ce mouvement constant
vers une libération des contraintes biologiques n’est pas niable. » Une vision
superficielle pourrait confondre l’anomie urbaine, la granulation sociale qui
en résulte avec ce dégagement de l’homme de son substrat animal, dans la mesure
où la ville actuelle est synonyme de technologie, d’une maîtrise sur la matière
dont n’auraient pas rêvé les pionniers de la révolution industrielle. Depuis
juin 2002, d’après un rapport officiel américain[1],
existent les NBIC ou technologies convergentes : Nanotechnologies,
Biotechnologies, Information et sciences Cognitives[2]. Il y
eut même un peu plus tard une mission officielle française, confiée à Jean
Pierre Dupuy, chargée d’évaluer les risques de ces convergences. En d’autres
termes et comme le prévoyait déjà Aimé Michel, nous sommes en passe de devenir
les maîtres de la vie outre ceux de la matière inerte.
Lorsque j’avais évoqué ces faits
sur ce blog, je commençais d’explorer une école de pensée à peu près inconnue
en France, le transhumanisme. Je notais que l’inventeur du terme NBIC n’était
autre que William Sims Bainbridge et que ce haut fonctionnaire de la National Science Foundation, sociologue
spécialisé dans l’étude des groupes religieux, était aussi l’un des piliers de
la World Transhumanist Association
dont l’un des choix pour le futur serait de pouvoir transférer le contenu
informationnel du cerveau dans des mémoires informatiques et remplacer, en
l’améliorant au passage, l’homme biologique mortel par le cyborg robotisé et
immortel et/ou l’avatar virtuel. Rappelons qu’en juillet 2003, Bainbridge
appelait à la constitution de lobbies discrets sinon de sociétés secrètes
prêtes à résister à l’ordre social supposé réactionnaire, au premier rang
duquel il plaçait les religions établies. Outre un rêve d’immortalité
cybernétique, nombre de transhumanistes caressent l’idée de modifier la
génétique humaine afin que chacun puisse choisir la forme corporelle qui lui
siérait, s’adjoindre une paire d’ailes ou incarner la femme araignée des mythes
amérindiens, ou réaliser physiquement l’hermaphrodisme des songes romantiques.
On voit que la théorie du genre, le gender
en anglais, n’est que la première marche d’une longue échelle d’utopies. Pour
passer d’une culture humaine à une société de cyborgs métamorphes voire à
l’univers purement virtuel de Matrix,
la première étape consiste évidemment à briser les structures de parenté, la
territorialité et les identités culturelles.
Notons en incise que ces rêves
transhumanistes s’appuient sur l’idée admise dans les pays anglo-saxons que
chacun est propriétaire de son propre
corps qui ne relève donc plus de la sphère de l’être mais de celle de l’avoir
et que l’on peut chosifier. Reste à savoir qui
alors est le propriétaire, quelle entité en possède les droits et, en
conséquence, une kyrielle de « droits à » que n’équilibrent aucun
devoir[3].
Ainsi, derrière les véhéments appels au progrès, à l’égalité et autres
abstractions se profile une question autrement fondamentale : qu’est-ce
que l’homme ?
Un extrait du manifeste d’une
branche extrême du transhumanisme, celle des extropiens, mérite une
relecture :
Les Extropiens reconnaissent les capacités conceptuelles uniques de
notre espèce, et l'occasion que nous avons de mener l'évolution naturelle à de
nouveaux sommets. Nous constatons que les êtres humains sont à une étape
transitionnelle cruciale, entre notre héritage animal et notre futur posthumain.
Cette idéologie n’a de sens qu’en
se plaçant dans une perspective évolutionniste considérée comme une échelle
montante ayant mené de la première cellule, fruit de la recombinaison de la
matière inerte, au néocortex et aux capacités humaines d’action transformatrice
sur l’environnement. Certes, en dehors de quelques fondamentalistes baptistes
dont le nid se situe au sud-est des Etats-Unis et de quelques « cathos
tradis » totalement déconnectés même de leur propre Eglise, plus personne
ne nie le fait, établi par la paléontologie, que la vie terrestre ait une
histoire échelonnée sur des milliards d’années et que cette histoire soit celle
d’une complexification de l’écosystème. Mais une fois constaté ce fait brut,
indéniable, têtu, il reste à le comprendre et c’est là qu’intervient, qu’on le
veuille ou non, un choix métaphysique. J’ai déjà longuement traité cette
question et il me suffit aujourd’hui de la résumer. Le néo-darwiniste strict,
basé sur les mutations aléatoires et les avantages éventuels qu’ils accordent
pour la survie peine de plus en plus à expliquer les faits d’observation, en
particulier les plus récents comme le constat que les mutations n’auraient pas
lieu au hasard mais en réponse à un besoin de l’espèce engendré par une
modification de l’environnement. Il n’explique pas non plus la tendance lourde
à la complexification que l’on décèle dans l’univers depuis le Big Bang. Il
faut donc supposer soit, comme Hubert Reeves et quelques autres, une force
fondamentale encore inconnue, soit un esprit immanent de type hégélien, soit un
« dessein intelligent » et forcément divin.
Je reprends ici ce que j’écrivais
pour éclairer le débat : depuis les travaux essentiels du mathématicien
Gregory Chaitin, on ne peut plus assimiler suite aléatoire, donc nombre
aléatoire, donc forme aléatoire du résultat d’une mesure, au hasard
métaphysique qui est absence d’intentionnalité et de causalité. En effet,
Chaitin a pu faire la jonction entre théorie des nombres et théorie de
l’information, établir qu’une suite aléatoire équivaut à un programme minimal –
avec pour cerise sur le gâteau que la minimalité n’est pas démontrable et que,
donc, l’aléatoirité d’un nombre ou d’une suite de nombres ne l’étant pas plus,
il s’agit et ne peut s’agir que d’une notion intuitive. Cela signifie que des
résultats de forme aléatoire n’impliquent pas
l’absence d’intentionnalité et que, plus sioux encore, leur caractère aléatoire
ne peut être que supputé, postulé mais non
démontré. Ce qui, en toute rigueur, montre que la science se trouve dans une
situation kantienne telle que la métaphysique négative (absence de Dieu, pour
dire vite) n’est pas plus économique au sens du rasoir d’Occam que la
métaphysique positive.
Sans doute les êtres humains sont-ils à une étape transitionnelle cruciale, entre
notre héritage animal et notre futur posthumain. Mais c’est vrai de tout
temps et tout dépend de ce qu’on entend par futur
posthumain. Ange ou cyborg ?
Ce n’est sans doute pas une
coïncidence si l’éditorial de Robert de Herte (autant dire Alain de Benoist)
dans le dernier numéro d’Eléments
évoque le transhumanisme sans le nommer quand il écrit : « De
véritables transformations anthropologiques
sont à l’œuvre. Elles touchent le rapport à soi, le rapport à l’autre, le
rapport au corps, le rapport à la technique. Elles iront demain jusqu’à la
fusion programmée de l’électronique et du vivant[4]. » Il en accuse directement le libéralisme
économique et financier, responsable de la destruction de toute
« communauté de sens » au profit de « l’idéologie du
désir » narcissique par définition fusionnée avec « la logique du
marché ». La convergence de nos préoccupations montre bien que la chose est
« dans l’air », comme on dit. Toutefois, s’il est clair que le
libéralisme financier favorise aujourd’hui cette forme d’évolution idéologique
qui lui permet comme le roi Midas de transformer en or, c’est-à-dire en
marchandise, tout de qu’il touche, je me demande s’il ne s’agit pas d’une
alliance temporaire. Le transhumanisme a besoin de technologie, pas
obligatoirement du marché – et le marché financier n’a, lui, pas
obligatoirement besoin d’avancées technologiques majeures. Lorsque la
science-fiction a décrit des univers transhumanistes, il s’agissait plus
souvent de dictatures de castes que de libre entreprise et je renverrai en
particulier aux indépassables Seigneurs
de l’instrumentalité de Cordwainer Smith[5].
(à suivre)
[1] Disponible sur www.wtec.org/ConvergingTechnologies/
[2] Jean Pierre Dupuy,
« Le problème théologico-scientifique et la responsabilité de la
science », 2004, sur le site http://formes-symboliques.org,
rubrique philosophie
[3] Pour l’analyse du
manifeste transhumaniste, je renvoie dans les archives de ce blog à la série
« Vagabondages ».
[4] Robert de Herte, « La
fin du monde a bien eu lieu », Eléments
n°146, janvier-mars 2013.
[5] Actuellement chez Folio SF
dans la traduction d’Alain Dorémieux, après plusieurs autres éditions.
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