Manif pour tous : le terme
fut choisi en écho au slogan de « mariage pour tous » désignant le
projet de loi gouvernemental ouvrant le mariage civil aux personnes de même
sexe, avec tous les privilèges associés au mariage, en particulier la
possibilité de l’adoption plénière. Vouloir une démonstration non politicienne
et non confessionnelle parce que l’enjeu dépasse de loin tous les partis et les
divergences théologiques, je pouvais le comprendre et j’ai fait partie du
million et quelques de manifestants. Mais aussi généreuse et juste soit l’idée,
il reste à lui donner une assise théorique sans laquelle ce ne serait que feu
de paille vite éteint par des flots d’idéologie bien articulée – même et
surtout si, comme je le crains, l’idéologie avouée du PS n’est que le cache-pot
de préoccupations beaucoup plus pernicieuses et qui ne viennent pas de la ligne
de pensée que s’était donnée la gauche depuis le XIXe siècle. Donc, pourquoi ai-je
manifesté dimanche ? Papa, maman, la bonne et moi ?
La famille dont j’ai eu
l’expérience dans mon enfance était plus vaste que ce noyau là, elle comptait quatre
générations, des oncles, des tantes, des cousines et même un ou deux cousins.
C’est dans ce contexte que j’ai appris le respect, la tendresse, les coups de
gueule, la solidarité et les jugements abrupts, la fidélité et les injustices
de l’existence, la différence entre l’amitié de choix et la parenté donnée. Bref,
la vie. Mais des familles comme la mienne, qui en a encore l’expérience ?
Je voyais ma grand-mère maternelle tous les jours, mes grands-parents paternels
toutes les semaines ou presque. Aujourd’hui, la famille est unie quand un enfant
passe quelques jours par an chez ses grands-parents à l’autre bout de la France
si ce n’est du monde. Comme je le disais dans l’un de mes derniers articles, la
famille recomposée n’est pas une invention moderne, même si c’était la mort et
non le divorce qui entraînait les remariages et la vie sous le même toit de
frères, demi-frères, enfants sans lien de sang éduqués ensemble. Rappelons nous
le conte de Cendrillon ! Mais elle se recomposait au sein d’un ensemble
plus vaste où chacun savait d’où il venait, quels étaient ses ancêtres et son
cousinage propre. Je ne suis pas sûre que les familles patchwork actuelles
aient gardé tant de liens avec les ascendants et les collatéraux. Le tissage
des liens de sang et des liens d’alliance existe depuis les origines de
l’humanité. On le trouve chez les aborigènes australiens ou les indiens
d’Amazonie comme dans la France des années 1950. Il a donné, en se codifiant au
sein des diverses cultures, la structure de clan puis de tribu, c’est à dire
toute la socialisation des chasseurs-cueilleurs puis des agriculteurs. D’où
vient que cette famille élargie encore vivace il y a si peu de temps et qui
tenait depuis des millénaires se soit effondrée en moins d’un demi-siècle, au
point qu’on en arrive à ce projet de loi ?
Evacuons d’emblée les accusations
simplistes ou les complots fantasmatiques. Ce n’est pas le simple désir de
jouissance des adolescents de mai 68 ni la doctrine des frères la gratouille,
comme les appelait Mitterrand, s’acharnant à détruire la religion qui
permettent d’expliquer un tel délitement. Tout au plus discussions en loge et
slogans de mai seraient-ils des symptômes. Lors de la révolution russe, Staline
a très vite rétabli le mariage traditionnel en le laïcisant et les quelques
velléités d’union libre ont terminé en Sibérie. Il faut se poser des questions
beaucoup plus fondamentales et qui donc risquent de fâcher les uns ou les
autres.
La famille n’est pas une
spécificité humaine. Elle commence avec les oiseaux, avec la couvaison, le
nourrissage et l’éducation de petits nés immatures, incapables de survivre par
eux-mêmes[1]. En
deçà, poissons, tortues, reptiles, tous les ovipares à sang froid abandonnent
leurs œufs et, lors de l’éclosion, c’est à chaque bébé d’assurer sa propre
survie pour le plus grand bonheur des prédateurs. Chose notable, c’est
également avec les oiseaux que surgit le sommeil paradoxal, l’état de rêve qui,
si l’on en croit Michel Jouvet, permet de dépasser la programmation génétique
et, selon quasiment tous les chercheurs, a quelque chose à voir avec la mémoire
et l’apprentissage. Si l’on ajoute l’hypothèse d’Aimé Michel, à savoir que le
raisonnement, la logique débute aussi avec les oiseaux et très précisément avec
leur chant[2], nous
avons là une constellation des plus essentielles, le gain d’une liberté que ne
permet pas ou peu la simple programmation génétique. La vie passe un cap aussi
important que la sexuation. On peut lire l’évolution des espèces de manière non
darwinienne[3] comme une montée vers la
liberté autant que vers la complexification croissante dont un Hubert Reeves
reconnaît la présence depuis la première seconde de l’univers.
Gain de liberté au niveau de
l’espèce : les comportements ne sont plus entièrement instinctifs, de
simples réflexes en réponse aux conditions extérieures. L’oiseau choisit les
brindilles qui composeront son nid alors que les fourmis ramènent n’importe
quoi tant qu’elles peuvent le traîner ; il dispose d’un langage pour
interagir avec ses congénères ; il peut revoir ses propres actes et les
améliorer grâce au simulateur sans risque qu’est le rêve. Que cette autonomie
soit encore limitée, nul n’en disconviendra mais elle existe. Quand les
mammifères apparaîtront, la vie ne reviendra pas en arrière, elle étendra même
plus loin cette latitude. Toutefois le gain d’indépendance au niveau de
l’espèce s’accompagne de contraintes encore inconnues au niveau de l’individu.
La transmission par apprentissage suppose que les parents s’imposent la longue
immobilité de la couvaison, un temps de chasse accru pour nourrir les petits, l’accompagnement
des premiers envols. On voit même s’esquisser la distribution des rôles selon
le sexe puisque seules quelques espèces pratiquent la couvaison alternée par le
mâle et la femelle.
Quand on arrive à l’homme, le
gain de liberté devient immense. Toutes les capacités esquissées chez les
oiseaux nous sont données de manière plénière – enfin, aussi plénière que le
permettent les lois de la matière qui compose notre planète. Nous pouvons
modifier nos comportements comme aucun animal ne l’a jamais pu. Nous sommes, si
nous le voulons, maîtres de notre sexualité par la possibilité de
continence ; maîtres de notre respiration, voir les yogi et les plongeurs
en apnée ; maîtres de notre alimentation, à la fois omnivores et
susceptibles de jeûner volontairement ; maîtres de notre sociabilité
puisque, si la hiérarchie existe dans l’espèce humaine, elle peut s’exprimer
selon divers modes ; maîtres de notre violence sans la bride animale
qu’est l’interdit du meurtre intraspécifique ; maîtres de notre langage
qui peut s’enrichir et se transformer selon nos activités, prendre des formes sonores
ou graphiques ; maîtres enfin de nos territoires puisque nous voyageons
sans difficulté. Ces gains d’autonomie ont leur revers : nous sommes
capables de nous détruire par de mauvais choix, y compris en tant qu’espèce,
sans qu’un garde-fou génétique ne nous limite. Nous pouvons, sans aller jusqu’à
la destruction, nous imposer de la souffrance en poursuivant des chimères.
Il nous reste des contraintes
naturelles. Nous ne pouvons pas nous passer totalement de nourriture ni de
sommeil. Il faut toujours qu’un spermatozoïde pénètre un ovule pour que naisse
un enfant. Nous ne pouvons pas restreindre le temps nécessaire à
l’apprentissage et donc à l’éducation des petits – il tend même plutôt à
s’allonger, il en reste une capacité tout au long de la vie qui permet
l’accumulation des savoirs, la diversification des cultures et leur évolution.
Cela signifie que les adultes sont obligés de prendre en charge d’une manière
ou d’une autre celui qui ne peut encore assurer sa subsistance. C’est à ce
niveau très fondamental, antérieur à toute différenciation culturelle, que se
pose la question de la famille. Claude Lévi-Strauss a pu montrer dans ses Structures élémentaires de la parenté
qu’il n’en existait que quelques modalités mais son travail est également
trompeur puisqu’il ne prend en compte que l’ossature et non le vécu, ses joies
et ses souffrances.
La souffrance est la grande
inconnue. On ne sait pas très bien quand elle apparaît dans l’histoire de la
vie, peut-être très tôt comme garde-fou mais elle est indéniablement liée à la
capacité d’apprentissage et de transformation des comportements, donc au
passage de la nature à la culture en tant que régulateur de nos existences. Le
problème vient de ce qu’elle accompagne deux mouvements contraires, celui qui
pérennise et fixe ce qui est appris et qu’on pourrait appeler, au sens le plus
large, la tradition, celui qui pousse vers le nouveau, vers l’inconnu, vers le
degré de liberté supplémentaire avec tous les risques qu’il comporte, ce qu’on
peut nommer, là encore au sens le plus large, le progrès. Comment démêler si
elle sert d’avertissement quand nous prenons un chemin qui nous détruit ou s’il
s’agit d’une sorte de courbatures accompagnant un effort inédit mais
salutaire ? De même le bien-être vient-il du moindre effort que signifie
la transformation de la tradition en routine (terme non péjoratif) ou du gain
de liberté d’un nouvel apprentissage ?
Les partisans du mariage
homosexuel et des familles homoparentales nous affirment qu’il s’agit là d’un
progrès et s’appuient pour ce faire sur l’existence des familles recomposées
dont nous avons vu qu’elles n’ont rien d’une nouveauté, qu’elles sont une
réponse astucieuse de l’humanité aux aléas de l’existence. Un oisillon au nid
dont un busard a croqué les parents va mécaniquement crever de faim : la
liberté de son espèce ne va pas jusqu’à l’altruisme de nid à nid, sauf parfois
dans les colonies d’oiseaux sociaux. Un enfant humain orphelin survivra, pris
en charge soit par sa parentèle élargie soit par une institution qui la
remplace tant bien que mal, soit encore par l’adoption. Souffrira-t-il plus,
moins, autant que celui qui aura grandi entre ses père et mère
biologiques ? Le débat sur ce point ne peut que s’enliser à l’infini car
il n’existe pas de thermomètre de la douleur et, d’autre part, la qualité, la
fonction de cette souffrance précise n’est jamais définie. Ce qui serait effectivement
une nouveauté, ce serait l’ouverture du mariage et de l’adoption aux personnes
de même sexe. Pourquoi ? Parce que la famille n’a de sens qu’en fonction
des soins à donner aux jeunes, qu’elle apparaît comme nous l’avons vu avec la
naissance de bébés immatures et incapables de survivre seuls. C’est la
perspective de l’enfant qui amène les amants à se plier aux contraintes
rappelées jusque par le code civil : fidélité, assistance mutuelle,
contraintes dont l’acceptation volontaire est un devoir. Le centre du débat ne
peut être que l’enfant, sinon la « bénédiction » laïque et
républicaine d’un couple stérile par essence et destiné à le rester n’est
qu’une parodie ou un gratouillis d’ego. Ils pourraient s’offrir une fiesta avec
les amis pour fêter leur décision de vie commune sans y inviter monsieur le
maire, à moins qu’il ne s’agisse de considérations bassement matérielles comme
la communauté des biens, l’héritage ou la possibilité de jouir d’une pension de
réversion mais tout cela pourrait se régler par contrat de droit privé ou par
décision ministérielle autorisant de tels accords sans cérémonie devant un élu
en écharpe tricolore.
Or le point aveugle des
structures définies par Lévi-Strauss, c’est le sort des orphelins et des
bâtards et c’est aussi le cœur du débat d’aujourd’hui. Qui peut, qui doit en
prendre soin ? La réponse a varié au cours des siècles et d’une culture à
l’autre mais la question ne se posait véritablement qu’en cas de défaillance de
la famille élargie, sinon les grands parents, les oncles et tantes suppléaient
aux absents.
(à suivre)
[1] Peut-être a-t-elle
commencé chez les dinosaures puisqu’il semble admis aujourd’hui qu’il
s’agissait d’animaux à sang chaud, que certains se déplaçaient en troupeau,
qu’il existait des stratégies de chasse en groupe, tous comportements qui
suggèrent un apprentissage.
[2] Aimé Michel,
« Prélude à l’homme », La
liberté de l’esprit, 1990 si ma mémoire est bonne.
[3] Je me fiche du mécanisme.
Quand j’emploie les termes « évolution des espèces », je fais
allusion au fait indéniable que la vie possède une histoire bien datée par les
couches géologiques, qu’elle a commencé par des unicellulaires, est passée par
les invertébrés, les vertébrés à sang froid puis à sang chaud, enfin les
mammifères. La complexification croissante de l’écosystème est un fait et,
disait le vieux Lénine, les faits sont têtus. Qu’elle soit produite par survie
des survivants (Darwin), par la fécondité de Gaïa (Lovelocke) ou par créations
successives du Grand Architecte (nom divin parfaitement recevable en théologie)
n’a aucune incidence sur mon raisonnement.
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