Wednesday, January 30, 2013

Interrogations sur une manif4



Outre Alain de Benoist, Jean Pierre Dickès a bien vu, lui aussi, ce que je ne cesse de titiller du bout de l’intelligence comme on revient du bout de la langue sur une dent gâtée. Dans son livre récemment paru, L’ultime transgression, il fait la liste de toutes les avancées théoriques et techniques qui donnent à l’homme la maîtrise presque entière de la vie. Mais Jean Pierre Dickès est un homme de certitudes alors que je suis une femme d’interrogations. Il sait que c’est mauvais par principe puisque, dans le Conte de la vie et de la mort, en Genèse 3, Dieu protège l’arbre de vie des atteintes de l’Adam. J’ai toujours préféré les théologiens qui interprètent ce mythe en disant que ces arbres aux fruits étranges, la connaissance du bon et du mauvais[1] et la vie, faisaient l’objet d’un interdit provisoire : on ne met pas la boîte d’allumettes dans le coffre à jouets d’un bambin de trois ans même si elle a sa place dans le sac à dos de l’ado qui part camper. Et comme on ne remet pas un poussin dans l’œuf, il faut bien faire avec le décalage inéluctable entre la connaissance donc la maîtrise technologique potentielle de l’univers et l’incertitude des conséquences. Les Grecs la personnifiaient sous les traits de la déesse Hécate qui présidait aux carrefours, aux accouchements, à tous les actes chargés d’incertitude existentielle. Pierre Lavedan[2] qui la pense d’origine thrace note la différence d’approche entre les fonctions que lui attribue le culte et le sentiment populaire à son égard. On dépose les offrandes sur ses autels à la Nouvelle Lune, quand la nuit est totalement noire et ne permet pas de se guider sur les chemins sans une lampe, on lui donne donc comme attributs d’être δαδοφόροϛ ou φωσφόροϛ, porteuse de torche ou porteuse de lumière[3]. Elle a partie liée avec la germination des végétaux et la fécondité animale et humaine et veille sur les marins et leurs ports, en particulier quand la mer est orageuse. Dans le culte et les hymnes orphiques, on la qualifie de bonne et d’aimable. Pourtant, le sentiment populaire en fait une sorte de démone, dispensatrice des cauchemars et des terreurs de la nuit, reine des spectres, magicienne habile aux incantations, aux philtres d’amour et aux poisons mortels. Cette ambiguïté reflète évidemment celle de toute naissance. Les pancartes des partisans du mariage homosexuel avaient raison d’affirmer qu’Hitler aussi a eu un père et une mère – encore que, sans en rajouter du côté du point Godwin, on puisse noter que sa famille s’éloignait déjà de la norme idéale. Hécate préside à l’aventure qu’est forcément la vie concrète avec ses beaux fruits, ses beaux bébés, ses marins héroïques, ses tempêtes, ses angoisses, ses jalousies, ses conjurations. Parmi ses fêtes, notons celle de la Clef, Κλειδόϛ πομπή, à Lagina qui comportait, outre des jeux et des distributions de nourriture et d’argent, une procession solennelle. Qu’ouvrait et que fermait cette clef ? Les portes de la ville, celles du temple ou celles de la vie ? C’est une puissance triple, une déesse à trois visages qui récapitule en somme les âges de la vie (comme les Parques ou les Nornes), les fonctions féminisées, les phases lunaires visibles, proche de la triple Brigit irlandaise[4]. C’est bien l’ambiguïté d’Hécate qui préside aujourd’hui aux questions de bioéthique et d’orientation de la civilisation qui ne peuvent être séparées des revendications de mariage homosexuel.

Comme le remarque Jean Pierre Dickès, tout converge pour certains idéologues vers la création d’un homme artificiel par ectogenèse, conçu in vitro avec toutes les ressources de la bio-ingénierie, mené à terme dans un utérus artificiel irrigué d’un liquide amniotique tout aussi artificiel, éduqué en batterie (euh, pardon, en crèche collective, écoles, etc.). On trouve de fait sur Internet l’écho de toutes les recherches qui vont dans ce sens, ainsi que de l’idéologie qu’il dénonce. On y apprend en particulier qu’il serait bel et beau de libérer les femmes des contraintes de la grossesse. Contraintes ? S’il est vrai qu’on se sent un peu lourde dans les derniers mois et même cousine d’une vache épanouie, ces inconvénients s’accompagnent de tant d’émotions subtiles, d’amour et de plaisir qu’elles se supportent fort bien. Même les nausées matinales du début s’oublient vite. Dans ce rêve d’ectogenèse, on risque bien de jeter au sens propre du terme le bébé avec l’eau du bain amniotique naturel. L’enfant participe par le cordon ombilical aux émotions de la mère, il voit, il entend, j’ai le souvenir d’une qui se trémoussait dans mon ventre si j’écoutais certaines musiques. Dans un sac artificiel, quel préapprentissage de la vie aura-t-il ?

Donna Haraway, biologiste et féministe américaine, dans son essai de 1984, The Cyborg Manifesto[5], insiste sur la construction purement sociale non seulement du sexe mais de tout le corps humain. Dès la première ligne, nous sommes prévenus : « Je vais tenter ici de construire un mythe politique ironique qui soit fidèle au féminisme, au socialisme et au matérialisme. » La métaphore du cyborg, qu’elle emploie tout au long du texte, est explicitement empruntée à la science-fiction où il se présente comme un hybride d’homme et de machine. Elle présente son essai comme « une tentative de contribution à la culture et à la théorie féministes socialistes sur un mode postmoderne qui ne se réfère pas à la “ nature ”, dans la tradition utopiste d’un monde sans genres sexués qui est peut-être un monde sans genèse mais peut-être aussi un monde sans fin. L’incarnation du cyborg est extérieure à l’histoire de la rédemption. Elle ne s’inscrit pas non plus dans un calendrier œdipien car elle ne cherche pas à cicatriser les terribles clivages du genre dans une utopie symbiotique orale ou une apocalypse post-œdipienne. » Plus loin, elle précise : « Le cyborg n’a pas d’histoire de ses origines au sens occidental du terme – ultime ironie puisqu’il est aussi l’horrible conséquence, l’apocalypse finale de l’escalade de la domination de l’individuation abstraite, le moi par excellence, enfin dégagé de toute dépendance, un homme dans l’espace. » Après la disparition pour la science du XXe siècle de la cassure ontologique entre l’homme et l’animal, elle envisage la fin de la distinction entre l’homme et la machine grâce à la cybernétique.

Arrêtons-nous un instant. Ce flou des frontières, quoi qu’elle en dise, n’a pas grand chose à voir avec les incertitudes quantiques qui sont d’abord la reconnaissance des limites de la mesure. Depuis la scolastique médiévale, on sait que distinguer est un acte de l’intelligence[6] et, sans l’avoir alors formulé, que la carte n’est pas le territoire. En ce sens, affirmer la construction sociale du réel revient à enfoncer des portes ouvertes. S’il fallait crier que l’appartenance n’est pas l’essence, que l’identité sociale de chacun est multiple si on l’assimile aux fonctions que l’on peut assumer, cumuler ou rejeter, c’est que le discours américain dominant était d’une naïveté confondante[7]. Sartre lui-même, dans sa critique du « garçon de café qui se prend pour un garçon de café », n’a fait que redécouvrir ce que disaient les théologiens depuis le rejet conciliaire du montanisme, quand les évêques ont tranché en posant que la validité des sacrements dépendait de celle de la fonction (en ce cas, de la régularité de l’ordination) et non de la pureté personnelle du célébrant. A beaucoup d’égards, les critiques qu’adressait en 1984 Donna Haraway à la société dont elle décrivait les défauts ne concernaient que le continent américain et même plus précisément l’ensemble formé par les USA, le Mexique et les autres Etats méso-américains.

Or à ce mythe ironique du cyborg qu’elle proposait comme perspective révolutionnaire et que les transhumanistes proposent comme palier suivant de l’évolution humaine, les Américains – et particulièrement les femmes – ont déjà répondu au travers d’un vécu mythique collectif aux allures de cauchemar, les enlèvements extraterrestres[8]. Il s’agit d’expériences vécues et l’on n’insistera jamais assez sur ce point, qui concernent des milliers de personnes depuis 1985, avec un nombre déjà important de cas précurseurs dans les décennies précédentes. En 1987, le spécialiste du folklore Thomas E. Bullard avait déjà étudié 300 cas assez dispersés pour que les premiers expérienceurs n’aient pas pu communiquer entre eux, alors que leurs récits se ressemblaient étroitement. Il a pu dégager 64 motifs et les regrouper en 8 épisodes types :la capture, l’examen « médical », la conférence du chef des Aliens révélant le but de leur séjour sur Terre, la visite de l’engin volant, le voyage spatial, la théophanie survenue à l’insu des ravisseurs, le retour sur Terre, les répercussions physiques et psychiques sur le ravi. A ces séquences, il faut ajouter pour certaines femmes les grossesses interrompues[9]. Inséminées lors de « l’examen médical », elles subiront l’extraction du fœtus au quatrième mois. La plupart d’entre elles vont vivre d’autres épisodes d’enlèvement et décrire ensuite des salles emplies d’utérus artificiels en forme de sacs dans lesquels se développent les hybrides auxquels elles ont servi de mères porteuses involontaires, puis les nurseries où sont soignés les bébés eux-mêmes. Ces enlèvements répétés ont pour but d’obliger les femmes terriennes à bercer et choyer ces enfants qui s’étiolent faute de tendresse.

Deux des professionnels qui ont enquêté sérieusement sur ces cas sont des psychiatres renommés, John Mack et Rima Laibow. Ils n’ont cessé d’affirmer que ces expérienceurs ne sont pas atteints de maladies mentales ; il s’agit de gens ordinaires, plutôt bien insérés socialement, sur qui le cauchemar va débouler sans crier gare, au point que Rima Laibow a fait plusieurs communications dans les instances professionnelles pour présenter ce qu’elle a appelé des traumatismes sans trauma, du moins sans trauma recevable par notre conception du réel. Or quel que soit le statut des entités qui se manifestent ainsi, une chose est frappante : ce que racontent les ravis depuis plus de vingt ans, c’est exactement le monde que Donna Haraway et les transhumanistes nous présentent comme un paradis à atteindre, le summum de la liberté des femmes et l’étape ultime de l’humanité. Non, répondent les ravis, c’est une horreur ! Un monde dont ont disparu le respect de l’autre, la relation vraie, la chaleur humaine, la tendresse, un monde où ne reste que l’artifice technologique, l’utilitarisme froid, pas même la cruauté, un monde asexué, idéologique, caricatural.

Tout se passe comme si l’inconscient collectif regimbait de toutes ses forces contre le projet sur l’homme dont rêvent depuis longtemps les féministes révolutionnaires rejointes par les multinationales des marchandises de santé.


[1] Je ne le répèterai jamais assez, il s’agit d’adjectifs en hébreu et pas de substantifs qui absolutiseraient le bien et le mal. L’ensemble désigne la sphère des jugements de valeur, la classification des ressentis selon des critères « humains trop humains », comme aurait dit Nietzsche. Il n’est pas question non plus d’interdire la connaissance comme on le lit parfois. « Soyez un bon benêt, mon fils » n’a jamais fait partie du projet divin tel que le commentent les rabbins du judaïsme talmudique ou les pères de l’Eglise.
[2] Pierre Lavedan, Dictionnaire illustré de la mythologie et des antiquités grecques et romaines, Hachette, Paris, 1931, article Hécate pp.31-33.
[3] Ce qui se traduirait en latin par lucifer.
[4] Il faudra bien un jour faire pour les déesses triples que l’on rencontre dans tout l’espace indoeuropéen le travail qu’a fait Dumézil pour les fonctions masculines.
[5] http://www.cyberfeminisme.org/txt/cyborgmanifesto.htm
[6] Ce qu’on appelait alors l’intellect agent.
[7] A lire certains sites « chrétiens », évangélistes ou baptistes, on peut légitimement se demander si ce n’est pas le cas.
[8] Voir à ce propos les travaux de Rima Laibow, de Budd Hopkins, John Mack ou Thomas Bullard, ainsi que Marie Thérèse de Brosses, Enquête sur les enlèvements extraterrestres, Plon, Paris, 1995 et J’ai Lu 4643, Paris, 1997. Voir aussi Bertrand Meheust, En soucoupe volante : vers une ethnologie des récits d’enlèvements, Imago, Paris, 1992.
[9] Bertrand Meheust, in Pinvidic et al., OVNI, vers une anthropologie d'un mythe contemporain, Heimdall, 1993.

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