Wednesday, August 27, 2014

Tradition, tradition…


Enfin, je suis parvenue à lire jusqu’au bout deux ouvrages de Parvulesco, La spirale prophétique et Le retour des grands temps ; jusqu’ici, sa prose me tombait des mains tant son style grandiloquent si ce n’est ampoulé me repoussait. Quel contraste avec la sobriété d’un Guénon ou la phrase incisive d’un Julius Evola, pour ne citer que d’autres chantres de la tradition ! Ce qui m’a permis de passer outre, c’est de me souvenir que le français n’était pas sa langue maternelle, qu’il avait dans l’enfance parlé roumain, pensé en roumain ; or on retrouve cette même tentation des périodes et des effets de toge chez d’autres auteurs exilés comme Mircea Eliade, Ioan Couliano voire Cioran, même si Parvulesco la pousse à l’extrême. Puis j’ai retrouvé dans un recoin de ma bibliothèque un autre livre que je n’avais pas ouvert, L’astrologie et le destin de l’occident, de Didier Hadès. Saines lectures, diront certains de mes amis ; lectures, surtout, qui me ramènent à la question des cycles, de ces quatre âges que l’on trouve aussi bien dans les Upanishad que chez Hésiode ou dans le Livre de Daniel. A ma connaissance, ce sont les seules occurrences de cette doctrine quaternaire. Les Amérindiens comptent cinq étapes ou « soleils », le mythe germano-scandinave prédit une fin dramatique et une recréation du monde, tout comme l’eschatologie chrétienne et, dans ce dernier cadre, l’Apocalypse de Jean la rythme par septénaires calqués sur le Poème de la création en Genèse1. Mais ce soir, ce sont les quatre âges que j’aimerais explorer en dehors de toute polémique.

Hadès fait remarquer une chose intéressante : « Si l’on représente l’ensemble du Manvantara par le nombre 100, nous avons : âge d’or 40 ; âge d’argent 30 ; âge d’airain 20 ; âge de fer 10. » En d’autres termes, chaque âge représente une fraction du précédent et si l’âge d’or valait 1, l’âge d’argent en serait les ¾ ; puis l’airain serait les 2/3 de l’argent, le fer ½ de l’airain. Il y a là comme l’amorce d’une gamme musicale pythagoricienne : par rapport à la fondamentale que serait l’âge d’or, l’airain représente l’octave, le fer l’octave encore supérieure. On pourrait même admettre un accord de quarte, 4/3, entre l’âge d’or et l’âge d’argent considéré à son tour comme fondamentale et une quinte (3/2) entre l’argent et la fondamentale de l’airain. Le fer, quoi qu’on fasse, ne vibrera qu’à l’octave de l’airain, à l’octave encore supérieur de l’or, sauf si on le rapporte à l’âge d’argent, où il apparaît comme Sol par rapport au Do de l’octave précédente – du précédent « Manvantara » ? Si on l’envisage ainsi comme musique cosmique, on voit que le jeu des résonances est plus complexe qu’il n’y paraissait au premier abord. Juste un point à rectifier, avant de continuer nos réflexions : Hadès confond le Manvantara avec le Mahâyuga ou ensemble des 4 âges qui vaut, nous dit-on, 4 320 000 années solaires ; il faut compter 71 de ces tours d’horloge cosmique pour obtenir un Manvantara de 306 720 000 années solaires. Même s’il s’agit d’années sidérales plutôt que tropiques, quand on jongle avec les millions d’années, on est vite rejoint par les incertitudes de la paléontologie. On trouve tout de même quelques coïncidences intéressantes. 8 mahâyugas font 34 560 000 ans, c’est le moment où, du fait de la dérive des continents, l’Eurasie apparaît sous la forme d’un croissant ; elle est totalement réunie il y a 4 mahâyugas ; et il y a 2 mahâyugas, l’Afrique vient la lester et les îles de l’ouest forment la péninsule ibérique ; mieux, c’est le début de l’émergence de l’Amérique centrale. Au début de notre mahâyuga, on voit selon les paléontologues la « radiation des australopithèques » qui couvrent l’Afrique avant de laisser place aux espèces proprement humaines dont on commence à voir qu’elles sont apparentées de plus près qu’on ne le croyait il y a encore dix ans. Ce qui, entre parenthèses, repose la question du Sphinx et des conciles réunis : qu’est-ce que l’homme ?

Si ces chiffres ont quelque pertinence, ils donnent pour les 4 âges des durées tout aussi intéressantes :
Or ou Krita yuga : 1 728 000 ans
Argent ou Trêta yuga : 1 296 000 ans
Airain ou Dvâpara yuga : 864 000 ans
Fer ou Kali yuga : 432 000 ans.
En d’autres termes, le Kali yuga aurait commencé avant l’apparition de l’homme moderne que les paléontologues fixent aux environs de 100 000 ans BP. Si nous sommes, comme le croient nombre de spiritualistes, à la fin de cet âge, il aurait commencé avec Néandertal, voire même avant. Or, la domestication du feu apparaît vers 500 000 ans BP. C’est dire que toute civilisation proprement humaine se placerait à l’intérieur du Kali yuga. De quoi conforter les écologistes radicaux qui voient dans l’homme le fléau de la planète ! L’âge d’airain nous mènerait vers 1 296 000 ans BP, soit à l’époque où coexistent Homo Ergaster et Homo Habilis. 
Il est impossible d’opérer une transposition exacte entre les nombres traditionnels indiens et les datations des paléontologues, ne serait-ce que parce que ces dernières sont approximatives et représentent surtout un ordre de grandeur, compte tenu des marges d’erreur des différentes mesures (C14, comparaison des strates géologiques, carottages, etc.) mais on voit que cette musique du temps garde sa pertinence lorsqu’on la confronte aux traces du lointain passé.
Il est tout aussi évident qu’Hésiode, en donnant à ses âges le nom des métaux dans l’ordre de leur découverte nous parle d’une période beaucoup plus réduite. Or les philosophes hindous ont toujours affirmé que ce schéma cyclique était fractal et que l’on retrouve en chacun des yugas la même division inégale en 4 temps. Alors tentons un calcul et une interprétation.

Ce Kali yuga qui aurait commencé avec la domestication du feu se subdiviserait en 4 âges civilisationnels dont les durées serait encore proportionnelles :
Petit Krita : 172 800 ans
Petit Trêta : 129 600 ans
Petit Dvâpara : 86 400 ans
Petit Kali : 43 200 ans
L’homme dit moderne, biologiquement s’entend, commence à s’exprimer culturellement au début du petit Dvâpara, mais nous ne disposons encore que d’ossements et de silex taillés. Mais cela correspond, vers 100 000 ans BP, date très approximative, à une extinction massive puisqu’il n’a du rester que 2000 hommes sur toute la planète, selon Lynn Jorde, généticien à l'Ecole de Médecine et Henry Harpending, anthropologue, tous deux à l'Université d'Utah. Stanley Ambrose, paléoanthropologue à l'Université de l'Illinois, a mis en relation ce phénomène avec l'explosion du supervolcan Toba de Sumatra, qui développa autant d'énergie que l'éruption simultanée de 1000 volcans comme le St. Helens, ce qui correspond à une éruption VEI8. Bien que la date exacte de cette catastrophe soit encore largement débattue, on estime que le super volcan Toba explosa voici 74000 ans. C'est la plus importante éruption volcanique que connut la Terre au cours des deux derniers millions d'années. Elle couvrit le continent indien de 15 cm de cendres volcaniques.
C’est dans le petit Kali que prennent place toutes les manifestations artistiques et religieuses reconnaissables, grottes peintes dont l’une des plus anciennes serait la grotte Chauvet, flûtes d’os, pierres sonores et rhombes ou le site de Wandjina Man en Australie, que certains datent de 50 000 ans BP avec ses êtres humains dont la tête est nimbée de rayons quasiment solaires. Et nous sommes encore loin des métaux d’Hésiode alors continuons. Durées du cycle dans le cycle :
Or ou Kr :17 280 ans soit pour le commencement 43200 BP
Argent ou T : 12 960 ans soit 25920 ans BP – une grande année platonicienne
Airain ou D : 8640 ans soit 12960 BP
Fer ou Ka : 4320 ans soit 4320 BP
Là, nous avons des repères précis pour les deux derniers âges puisque nous datons les débuts du néolithique aux alentours de 12000 BP et que chaque nouvelle fouille en remonte la date et que 4320 ans BP, soit -2300 environ BC, correspond à la généralisation du bronze, au début des royaumes et des guerres. De plus, 12900 ans BP correspondrait à l’impact sur la Terre d’une météorite amenant un retour de la glaciation et une large extinction d’espèces vivantes dont mammouths, mastodontes, paresseux, chevaux et chameaux, ainsi que des oiseaux et des mammifères plus petits1. C’est l’unique extinction de masse repérée dans le pléistocène. 

Si réellement, comme l’affirme Guénon, nous sommes à la fin d’un Manvantara, cela signifie que convergent l’humanité depuis les premières expressions artistiques, l’humanité depuis l’usage du feu et la vie depuis 4,3 MA soit depuis la radiation des australopithèques, plus loin encore depuis 306 720 000 années solaires BP, bien avant la fin des dinosaures. Or, il y a 250 MA, un autre supervolcan « a failli détruire la vie2 » : « L'équipe de Lindy Elkins-Tanton avance des chiffres effarants: 9000 milliards de tonnes (Mt) de sulfure, 8500 Mt de fluor et 5000 Mt de chlore, se seraient échappées dans l'atmosphère au cours de cette méga-éruption. Ces gaz toxiques pourraient donc avoir été beaucoup plus abondants et meurtriers qu'on ne le pensait jusqu'alors. » On constate effectivement vers cette date l’extinction de 90% des espèces vivantes, extinction qui marque la fin du permien. Nous serions là devant une fin de Kali yuga à peu près parfaite pour l’ampleur des destructions et le petit reste à partir duquel tout repart. Ce décalage, comme celui que l’on observe avec l’explosion du Toba et l’absence de l’extinction des dinosaures vers 73 MA dans le comput me fait douter que nous soyons réellement à la fin des fins, même si la thématique de la fin du monde se fait pressante sur Internet. 

Hadès affirme que l’âge de fer a commencé il y a 16000 ans et tend à s’achever de nos jours. Avec ses proportions, cela donnerait un âge d’airain vers 48000 ans BP, un âge d’argent vers 96000 ans BP, soit pratiquement l’apparition de l’homme moderne, et un âge d’or vers 160'000 ans BP. Ces dates ne correspondent pas à grand chose en préhistoire. Mais s’il avait raison, comment pourrait-il avoir la moindre notion de la tradition primordiale ? De la période comprise entre 160'000 ans et 96'000 ans, nous ne savons rien. Nous n’avons que quelques outils de pierre et des traces ténues de campement, pas assez pour reconstituer l’organisation sociale ou les idéaux des hommes de ce temps. Lorsque, ensuite, Hadès nous décrit le monde traditionnel en simplifiant à outrance les hiérarchies du moyen-âge, j’ai envie de lui rappeler que dans les textes des Pyramides déjà, ce qui ne rajeunit personne, certains nous expliquaient qu’il n’y avait plus de jeunesse, plus de saisons et plus de bons petits gâteaux secs comme avant-guerre. On a toujours cru le monde au bord de l’abîme.

Nous sommes sans aucun doute à la fin d’une civilisation. Peut-être, mais c’est moins net car l’épreuve pourrait se surmonter, à la fin de notre humanité dans la mesure où les biologistes, comme l’explique parfaitement le Dr. Dickès, sont à deux doigts de créer de nouvelles espèces y compris de nouvelles humanités par manipulation génétique3. Déjà Craig Venter, en mai 2010, a inventé de toutes pièces un unicellulaire, une bactérie baptisée Synthia pour « vie synthétique », en démontant et remontant autrement l’ADN, celui du noyau comme celui des mitochondries, comme on joue avec un meccano ou les figures du Tangram. Il n’a pas créé les molécules de base mais bel et bien une nouvelle espèce vivante, capable de se nourrir, de se reproduire, de conserver son existence. La prochaine étape pourrait être un pluricellulaire. Dans le règne minéral, les nanotechnologies nous ont déjà permis de synthétiser des matériaux stables qui n’existent pas dans la nature. Et l’utérus artificiel est en bonne voie, inventé pour sauver les grands prématurés, avec un liquide amniotique de synthèse, lui aussi.
Imaginons… Imaginons une humanité née sur mesure, avec tous les canons de l’eugénisme – ou de la mode ; des hommes sans père ni mère, issus du seul génie génétique, peut-être asexués, peut-être androgynes ; des chimères ou des cybrides qui matérialiseraient les sabots et les cornes de chèvre de Pan, des centaures, des sphinx… ou même des formes plus exotiques, moins animales, destinées à la conquête spatiale. Tout a déjà été exploré par la SF, si l’on se souvient de L’île sous cloche de Xavier de Langlais ou du merveilleux et terrible Demain, les chiens de Clifford Simak. Les rêves adolescents des transhumanistes ont toutes les chances de se réaliser dans quelques années, à condition que nous ne soyons pas balayés auparavant par les hordes des grands déserts ou l’explosion de quelques mégatonnes. Je ne crains pas l’Afrique ; ce sont gens qui aiment la vie. Je redoute la culture de mort, pour reprendre l’expression de Jean-Paul II et, aujourd’hui, ceux qui la propagent se trouvent à la fois chez les fanatiques islamistes et chez les idéologues fortunés de notre occident. 

Sommes nous à la fin du Kali yuga – ou d’un Kali yuga ? Et que seraient alors les regermées d’un nouvel âge d’or, d’une nouvelle ère des Hamsas ? Une nouvelle humanité ? Autre chose me frappe. La déréliction des temps de la fin et l’aube des Hamsas se ressemblent sur un point dans le mythe hindou : dans les deux cas, il n’y a plus de caste héréditaire. Mais la nuit finale efface les repères pour une déshumanisation qui ne laisse surgir que les passions nerveuses, les plus mortifères, le mélange de l’égoïsme, du sexe, des drogues et de la haine ; tandis que l’aube serait synergique, orientée vers l’exaltation de la vie.
1 R.B. Firestone et al., « Evidence for an extraterrestrial impact 12,900 years ago that contributed to the megafaunal extinctions and the Younger Dryas cooling », PNAS, 9 octobre 2007, vol. 104, n°41, pp. 16016-16021, www.pnas.org/cgi/doi/10.1073/pnas.0706977104
2 Yves Miserey, « Une éruption volcanique en Sibérie a failli détruire la vie », Le Figaro, 16 décembre 2010.
3 Jean-Pierre Dickès, L’ultime transgression : refaçonner l’homme, Editions de Chiré, 2013

2 comments:

Alexandre M said...

Chère Geneviève,

J’ajouterais la cosmogonie des Mayas Quichés (Popol Vuh)… à la différence près que celle-ci ne décrit pas, dans une sorte d’entropie, la dégradation de l’âge d’or originel, mais au contraire l’émergence progressive de l’humanité, après plusieurs essais ou « ébauches » d’êtres vivants que les puissances divines, pour se préserver ou par pur caprice, choisissent un jour d’éliminer ; le quatrième âge constituant l’avènement de l’humanité actuelle.
Par ailleurs vous citez les Upanishad. Faites-vous référence à une Upanishad en particulier ? La mention la plus ancienne que je connaisse des 4 yugas figure dans les Lois de Manu…
Bravo pour votre blog et ses contributions toujours aussi stimulantes !

Alexandre M said...

Chère Geneviève,

J’ajouterais la cosmogonie des Mayas Quichés (Popol Vuh)… à la différence près que celle-ci ne décrit pas, dans une sorte d’entropie, la dégradation de l’âge d’or originel, mais au contraire l’émergence progressive de l’humanité, après plusieurs essais ou « ébauches » d’êtres vivants que les puissances divines, pour se préserver ou par pur caprice, choisissent un jour d’éliminer ; le quatrième âge constituant l’avènement de l’humanité actuelle.
Par ailleurs vous citez les Upanishad. Faites-vous référence à une Upanishad en particulier ? La mention la plus ancienne que je connaisse des 4 yugas figure dans les Lois de Manu…
Bravo pour votre blog et ses contributions toujours aussi stimulantes !