Au fond, qu’est-ce qu’une idéologie, qu’est-ce qu’une pensée totalitaire sinon un immense orgueil ? C’est toujours une manière de définir une vérité telle qu’elle devrait être sans avoir l’humilité au moins de la soumettre au verdict du réel sinon de l’éprouver à l’eau régale de la révélation divine. Derrière l’illusion qu’est la démarche idéologique, on retrouve le processus de la chute décrit en Genèse 3, se nourrir des fruits de l’arbre « du bon et du mauvais », élaborer des jugements de valeur tout seuls comme des grands et tenter de bourrer le réel dans le moule ainsi défini. Evidemment, il en déborde toujours par un bout ou par un autre car notre pensée exprimée, notre langage ne peut embrasser l’univers ou même seulement un coin de Terre dans toute sa complexité.
J’ai nommé dans le premier article de cette série la famille idéologique née du Dieu des philosophes et des savants, celle qui cherche à résorber l’histoire et le social dans une sorte de stase au moins structurelle. Si elle comporte tant de doctrines et si elles se contredisent tant, c’est que le Sphairos n’est que l’élément dominant du puzzle. A maints égards, une idéologie se construit comme un mythe ou une figure du jeu de Tangram, elle juxtapose plus ou moins heureusement des motifs métaphysiques – et pourtant, elle se situe à l’opposé de la mythopoièse, du côté d’une logique qui tourne à vide.
Dire cela, c’est annoncer qu’il existe d’autres matériaux de construction mais ne quittons pas encore l’interrogation sur le dieu des stases, simple, isotrope, etc. Si l’on compare le poème de Parménide et les Upanishad qui en sont les deux sources historiques, on s’aperçoit que le philosophe grec ne concède à l’Etre qu’un attribut fondé sur l’expérience, la forme sphérique réputée parfaite, tandis que les brahmanes évoquent l’atman à partir de ce qui reste d’une forme quand la matière qui la rendait tangible se brise. Dans les deux cas, le modèle n’est autre que l’espace vide, l’espace en soi. Il n’est pas étranger à notre interrogation que Kant y ait vu l’une des deux formes ou, si l’on préfère, des deux moules a priori de l’entendement, avant toute raison et toute expérience, l’autre étant le temps mais au XVIIIe siècle déjà le temps des logiciens et des physiciens était spatialisé. La relativité générale n’a fait que pousser à l’extrême cette assimilation, tant et si bien que l’espace-temps géométrique qui en résulte aurait ravi Zénon d’Elée. On n’a pas trouvé mieux que la ligne d’univers pour nier le mouvement à partir de lui-même. Encore dans les années 70 le mathématicien René Thom pensait qu’il n’y avait de science que si l’on pouvait géométriser les données et les traiter au moins dans un espace de Hilbert, un espace abstrait, métaphorique.
Mais un espace de Hilbert représente toujours une simplification du réel pour répondre à une question, pas plus. Et plus cet outil se révèle fécond, plus il faut se souvenir que la carte n’est pas le territoire, surtout si les données que l’on traite concernent les êtres vivants et leurs interactions.
J’en reviens aux cormorans, aux pêcheurs à la ligne des bords de Loire se lamentant de leur insolente colonisation qui les prive de friture dominicale, au silence assourdissant des écologistes et des théoriciens de l’Evolution. Au fond, c’était déjà bien vu par Claire Bretécher lorsqu’elle décrivait les efforts désespérés du Bolot occidental pour se faire choyer par les amis des bêtes : un écolo bon teint ne s’intéresse qu’aux espèces réputées en voie de disparition. Tout ce qui survit, s’adapte, se reproduit à l’aise, piaille et ne peut servir à culpabiliser l’homme, même si c’est la plus grande majorité des espèces animales et végétales, leur est indifférent. Ils n’aiment pas l’homme, leur propre espèce. Cela, nous l’avions déjà remarqué[1]. Mais contrairement à ce qu’ils laissent croire, à de rares exceptions près, ils n’aiment pas la nature, ils l’instrumentent pour détruire l’humanité et ses civilisations. Je parle évidemment des écologistes militants organisés en partis politiques, associations ou lobbies à visée globalisante comme WWF, Greenpeace, Les Verts ou les adeptes de la décroissance soutenable, liste non exhaustive. Dans toute leur littérature, je n’ai jamais vu d’appel à s’émerveiller devant la vie, sa beauté, sa complexité, sa faculté à relever les défis[2].
On ne saurait pourtant les assimiler aux sectateurs du dieu des stases qui recherchent un salut dans l’immobilité et l’uniformité. Il s’agit plutôt avec cet écologisme malthusien d’une idéologie du temps, d’un temps non spatialisé, qui accepte pleinement le changement et la diversité, de l’inversion d’un culte de l’Evolution. Mais autant il est facile de cerner une métaphysique ou une théologie de l’espace, autant sa contrepartie temporelle semble fuyante. Le temps à nourri la pensée mythique, de Cronos dévorant ses enfants aux symboles animaux étudiés par Gilbert Durand[3] comme le lion ou le cheval auxquels il faudrait adjoindre aujourd’hui le train, cheval de fer. Je ne connais que deux philosophies du changement et donc du temps remontant aux débuts de l’interrogation métaphysique, l’une en symbiose avec la science chinoise, le taoïsme, l’autre issue de l’école de Milet avec Héraclite et peut-être influencée par la Chine, puisque les hommes, les marchandises et les idées n’ont cessé de circuler sur la grande route transeurasienne depuis le néolithique. Le réveil d’une métaphysique du temps ne s’est fait qu’à la transition du XVIIIe et du XIXe siècle avec Hegel. Encore cherchait-il une résolution du temps dans la synthèse comme l’avaient fait ses devanciers avec l’eschatologie augustinienne. Marx absolutisera cette résolution potentielle et ramènera la philosophie du temps, donc de l’histoire, vers l’idéal de la stase structurelle ; Teilhard de Chardin n’échappe pas à cette tentation lorsqu’il évoque le point Oméga et l’unification de l’humanité dans la noosphère.
En dehors de Hegel qui n’y est d’ailleurs pas parvenu, personne n’a tenté de diviniser le temps. Qu’on ne m’objecte pas Cronos : il appartient à la sphère mythique, c’est un esprit de la brousse comme dirait Michel Boccara, un daïmon comme les autres[4]. Ce n’est pas le Dieu d’une théologie. Les métaphysiques du temps sont des cosmogonies qui ne cherchent pas à transcender l’univers ni à en décrire l’unique substrat mais à en comprendre le devenir, à suivre le méandre des fils dans la tapisserie, à dégager des principes de métamorphose. Hegel soumet la conscience de Dieu au devenir, ce qui revient à introduire temporalité et changement dans le Sphairos mais il ne peut diviniser le temps lui-même. Cette contiguïté à l’expérience vécue, au cosmos et à sa diversité rend plus difficile la réduction à quelques principes comme l’ont fait les métaphysiques de l’espace, plus difficile aussi la sacralisation puisqu’il n’y a pas rupture avec l’existentiel. Il est toutefois possible de dégager quelques points.
Le plus important me semble la notion d’opposition, de bipolarité. Le yin et le yang chinois qui ne sont pas des attributs fixes des choses mais des modes relatifs de transformation dans un univers essentiellement métastable[5] en donnent l’exemple type mais c’est aussi chez Héraclite qui considère que « le Conflit est le père des dieux[6] » et repris par Hegel sous les espèces dialectiques de la thèse et de l’antithèse. En incise : cette dualité n’est autre que la condition minimale d’un dynamisme. Autant la sacralisation de l’espace vide débouche sur une approche géométrique et c’était explicite chez Platon, « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », sur la notion de continu, autant celle du temps s’exprime par le nombre, le discontinu, l’algèbre, l’algorithme et la musique[7]. En incise encore : l’interaction électromagnétique qui permet la construction des atomes, des molécules, toute la chimie et donc l’apparition de la vie fonctionne effectivement sur ce mode dual.
L’une des conséquences de cet appui sur la dualité sera la tentation de valoriser l’un ou l’autre des pôles de l’expérience du temps, la mémoire du passé ou l’espérance du futur. Or cette valorisation s’est toujours faite à partir d’une saisie métaphorique de la vie humaine (ou animale) en trois ou quatre grandes étapes, parfois cinq comme en Chine et en Amérique précolombienne[8], de la naissance à la mort. C’est la réponse d’Œdipe au Sphinx : l’homme, à quatre pattes dans sa petite enfance, sur ses deux jambes d’adulte puis dans sa vieillesse avec la troisième patte d’une canne[9]. On pourrait même arguer que les cultures qui placent l’âge d’or à l’origine et voient la suite des temps comme un lent déclin s’appuient sur des sentiments de vieillards tandis que celles qui exaltent le futur comme le lieu d’un progrès indéfini ont quelque chose d’adolescent. Et peut-être, mais ce n’est là qu’une hypothèse, s’agit-il de cultures plus belliqueuses où l’on meurt plus souvent sur le champ de bataille ou dans des accidents de chasse que de vieillesse. Mais lorsque l’on place l’âge d’or à l’origine, il n’y a que deux manières de le retrouver : soit on régénère cycliquement l’univers par le rite[10], soit on efface tout et on recommence.
C’est exactement ce que voudraient les écologistes radicaux ou malthusiens : effacer l’homme pour les plus cohérents, effacer la révolution industrielle pour les plus modérés, avec toutes les nuances intermédiaires. Dans une telle perspective, chaque nouveauté technologique sera perçue comme une menace – non pas un appel à la responsabilité, à l’éthique, ni même à cette tarte à la crème qu’est le principe de précaution mais une menace par sa nouveauté même, en ce que le nouveau, en soi, éloigne des conditions de l’hier lointain.
Ecologistes radicaux et transhumanistes extropiens apparaissent ainsi comme les prêtres antagonistes d’un culte du temps dont les figures mythiques seraient, comme l’a fort bien vu Jean Bruno Renard, l’homme sauvage et l’extraterrestre[11]. Il est d’ailleurs significatif que l’inversion du mythe de l’extraterrestre dans les années 1980 coïncide avec l’abandon d’une certaine valorisation du futur, la prise de conscience que l’innovation ne forge jamais la charrue sans l’épée et que tout progrès fait également progresser les risques. Les Etats-Unis où cette inversion fut le plus sensible étaient indéniablement la culture de pointe quant à la technologie, celle qui avait su envoyer des hommes marcher sur la Lune ; or c’est aussi là que surgit une nouvelle peste ranimant la peur des pandémies, le SIDA qui a peut-être tué les grands frères de l’espace aussi sûrement qu’il a décimé les gays de New York en rappelant de manière tragique que le futur ne pouvait être exempt de maux. Dans le même temps, et tout cela se renforce mutuellement, les vétérans du Vietnam révélaient quelques horreurs, les effets du napalm que l’on avait oubliés dans les feux d’Hiroshima[12] et ceux de l’agent orange, défoliant et incapacitant[13]. Et des citoyens de la grande nation porteuse du porteuse du progrès et phare de l’humanité selon ses pères fondateurs se faisaient retenir en otages par une poignée d’ayatollahs passéistes sans que les forces spéciales surentraînées parviennent à les exfiltrer. L’inconscient collectif en a tiré les leçons et E.T., l’être du futur, après être passé par le stade gentiment écologique de jardinier égaré par les siens[14] finit en Petit Gris hostile, tyrannique et souterrain, démoniaque pour tout dire. Pourtant, l’inversion n’a pas été totale. L’homme sauvage, Bigfoot, Wendigo ou Sasquatch[15], reste très marginal dans les représentations collectives. On a vu plutôt dans l’imaginaire qui se présente ouvertement comme tel (romans, films, séries TV) une revalorisation d’un univers magique et d’un moyen-âge fantasmatique[16]. Elle aboutit à réveiller le culte archaïque de la Grande Déesse, mais le phénomène est plus marginal que ne le fut l’extraterrestre et, semble-t-il, ne donne pas lieu à des vécus mythiques.
Si la Déesse s’accorde à l’hypothèse Gaïa donc à l’imaginaire évolutionniste, elle ne représente pas une figure du passé mais de l’ensemble du temps puisqu’elle préside traditionnellement à tous les âges, naissance, maturité sexuelle et mariage, transmission de la vie et maternité, vieillesse et mort, à toutes les fonctions sociales et même à la technologie car Athéna est guerrière mais aussi navigatrice et tisserande.
Il me semble significatif que l’extraterrestre, figure du futur, reste le mythe de référence dans le monde anglo-saxon. Son inversion inaboutie a quelque chose de tragique puisqu’elle ne parvient pas à situer un âge d’or à l’origine des temps mais ne l’espère plus de lendemains qui chantent. Il ne reste qu’une sorte d’inéluctable eschatologie négative où l’homme, au travers d’un pacte démoniaque et secret de ses gouvernants, devient le vecteur suicidaire de la mort planétaire. Les attentats suicides que l’islam ne semble pourtant pas permettre si l’on s’en tient à ses textes fondateurs s’inscrivent dans cette même logique. Comme si l’humanité ou du moins une partie d’entre elle s’offrait une grosse dépression.
(à suivre)
[1] Voir dans mes articles précédents « Les prophètes de la grande muraille » 1 et 2, où j’analyse le malthusianisme ambiant.
[2] Sauf chez deux de leurs partisans marginaux, Nicolas Hulot et Hubert Reeves. Ce n’est pas un hasard si Hulot fait figure de trublion dans le jeu politique des Verts.
[3] Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire : introduction à l’archétypologie générale, Bordas, Paris, 1969.
[4] Je garde le terme grec de daïmon qui désigne un esprit de la nature pour le distinguer du démon ange déchu ou esprit du mal, tel qu’on le trouve dans diverses religions.
[5] On doit encore trouver sur le site de Florence Ghibellini mon étude de la logique du I Jing (Yi King) que j’avais épluché il y a une bonne quinzaine d’années pour en finir avec les interprétations new age de la science chinoise. Quand nous avions lancé l’association Ea-Anahita, du nom de déités suméro-babyloniennes de la connaissance, cette étude a fait partie des cours que nous proposions par correspondance. L’amie Flo l’avait ensuite mis sur son site, ce que je ne peux pas faire ici à cause des nombreux graphismes.
[6] Le conflit, pas la castagne.
[7] L’effort de Pythagore pour géométriser la musique par les rapports de longueur des cordes de la lyre est pathétique. Il aboutit à une gamme théorique qui sonne faux par rapport à la résonance naturelle et que les luthiers et les chantres professionnels ont toujours subrepticement corrigée, le plus souvent par les rapports de la gamme dite de Zarlin.
[8] Mais je connais trop mal la religion aztèque, je n’en sais à vrai dire que ce qu’en a dit Jacques Soustelle et je ne me hasarderai pas à commenter les cinq soleils. Il reste que nombre de coïncidences sur la façon de traiter le 4 et le 5 entre la Chine et les civilisations précolombiennes, coïncidences encore sensibles à travers les études de Michel Boccara sur les Mayas du Yucatan (coïncidences que lui-même n’avaient pas vues et que je lui ai fait remarquer) suggèrent soit une origine commune à l’époque historique, peu probable, soit des échanges commerciaux que je suppose maritimes, les jonques étant de fort bons navires à la fois hauturiers et de cabotage et les Chinois ayant une astronomie précise et l’usage de la pierre d’aimant.
[9] Le Sphinx, animal composite, fait partie des images du temps et de la diversité. Œdipe ne pouvait pas rater la réponse, surtout lorsque son interrogateur a menacé de le dévorer, ce qui dans le monde mythique l’assimilait à Cronos. Mais les auteurs tragiques qui introduisent le Sphinx dans cette histoire n’ignorent pas qu’une telle question et une telle réponse rejoignent la philosophie d’Héraclite et s’éloignent de la contemplation parménidienne de l’Etre. C’est la transgression majeure d’Œdipe, celle dont découlent toutes les autres, celle que Freud ne pouvait pas voir. Œdipe est l’homme du changement, le frère de Créon et de Prométhée, l’exact antagoniste d’Antigone et c’est pourquoi, sans le savoir, il tue son père, le passé qui l’a engendré dans une tradition, et il épouse sa mère, la femme éternelle capable d’enfanter à tous les âges. Freud n’a pas pensé à la ménopause. La série mythique de Thèbes est bien axée sur le temps puisque les frères antagonistes se combattent et que, par l’édit de Créon, leur opposition ne cesse pas avec leur mort. On retrouve cette opposition chez les filles, Antigone chantre de la tradition et Ismène chantre de la continuité et de l’enfantement. Notons que c’est la seule qui finalement survit. Après la mort du fils de Créon, c’est elle qui porte le futur de Thèbes et son espérance silencieuse. Elle, cette femme tranquille que tous les héros héroïques méprisent.
[10] Comme le décrit Mircea Eliade pratiquement dans tous ses ouvrages.
[11] Jean Bruno Renard, « L’homme sauvage et l’extraterrestre : deux figures de l’imaginaire évolutionniste », Diogène. Cet article fut écrit dans les années 1980 mais mon tiré à part est inaccessible aux profondeurs de ma bibliothèque et je ne me souviens pas exactement de la date de parution.
[12] Durant la seconde guerre mondiale, avant Hiroshima, les Américains avaient utilisé sur les villes japonaises le bombardement au napalm qui faisaient à peu près le même nombre de morts et de blessés que la bombe A, laissaient des séquelles aussi importantes sur les survivants mais prenaient plus de temps pour aboutir à ce résultat.
[13] Ce n’était pas la première fois que l’on détruisait des arbres pour repérer l’ennemi ; mais jusqu’alors, on ne l’avait jamais fait par épandage aérien.
[14] Merci Spielberg.
[15] Equivalents américains du Yéti.
[16] A partir de Tolkien et du succès de son Seigneur des Anneaux. Il est remarquable que l’heroic fantasy de type péplum décalquée de la mythologie grecque ait pratiquement disparu. Conan le Barbare n’a plus fait recette, le Souricier gris non plus. Seul Astérix prolonge en BD le duo de Monsieur Muscle et du Rusé Voleur, les deux facettes de la seconde fonction dumézilienne (un de ces jours, il faudra que j’explique pourquoi le rusé voleur n’est pas un archétype de la troisième fonction).
J’ai nommé dans le premier article de cette série la famille idéologique née du Dieu des philosophes et des savants, celle qui cherche à résorber l’histoire et le social dans une sorte de stase au moins structurelle. Si elle comporte tant de doctrines et si elles se contredisent tant, c’est que le Sphairos n’est que l’élément dominant du puzzle. A maints égards, une idéologie se construit comme un mythe ou une figure du jeu de Tangram, elle juxtapose plus ou moins heureusement des motifs métaphysiques – et pourtant, elle se situe à l’opposé de la mythopoièse, du côté d’une logique qui tourne à vide.
Dire cela, c’est annoncer qu’il existe d’autres matériaux de construction mais ne quittons pas encore l’interrogation sur le dieu des stases, simple, isotrope, etc. Si l’on compare le poème de Parménide et les Upanishad qui en sont les deux sources historiques, on s’aperçoit que le philosophe grec ne concède à l’Etre qu’un attribut fondé sur l’expérience, la forme sphérique réputée parfaite, tandis que les brahmanes évoquent l’atman à partir de ce qui reste d’une forme quand la matière qui la rendait tangible se brise. Dans les deux cas, le modèle n’est autre que l’espace vide, l’espace en soi. Il n’est pas étranger à notre interrogation que Kant y ait vu l’une des deux formes ou, si l’on préfère, des deux moules a priori de l’entendement, avant toute raison et toute expérience, l’autre étant le temps mais au XVIIIe siècle déjà le temps des logiciens et des physiciens était spatialisé. La relativité générale n’a fait que pousser à l’extrême cette assimilation, tant et si bien que l’espace-temps géométrique qui en résulte aurait ravi Zénon d’Elée. On n’a pas trouvé mieux que la ligne d’univers pour nier le mouvement à partir de lui-même. Encore dans les années 70 le mathématicien René Thom pensait qu’il n’y avait de science que si l’on pouvait géométriser les données et les traiter au moins dans un espace de Hilbert, un espace abstrait, métaphorique.
Mais un espace de Hilbert représente toujours une simplification du réel pour répondre à une question, pas plus. Et plus cet outil se révèle fécond, plus il faut se souvenir que la carte n’est pas le territoire, surtout si les données que l’on traite concernent les êtres vivants et leurs interactions.
J’en reviens aux cormorans, aux pêcheurs à la ligne des bords de Loire se lamentant de leur insolente colonisation qui les prive de friture dominicale, au silence assourdissant des écologistes et des théoriciens de l’Evolution. Au fond, c’était déjà bien vu par Claire Bretécher lorsqu’elle décrivait les efforts désespérés du Bolot occidental pour se faire choyer par les amis des bêtes : un écolo bon teint ne s’intéresse qu’aux espèces réputées en voie de disparition. Tout ce qui survit, s’adapte, se reproduit à l’aise, piaille et ne peut servir à culpabiliser l’homme, même si c’est la plus grande majorité des espèces animales et végétales, leur est indifférent. Ils n’aiment pas l’homme, leur propre espèce. Cela, nous l’avions déjà remarqué[1]. Mais contrairement à ce qu’ils laissent croire, à de rares exceptions près, ils n’aiment pas la nature, ils l’instrumentent pour détruire l’humanité et ses civilisations. Je parle évidemment des écologistes militants organisés en partis politiques, associations ou lobbies à visée globalisante comme WWF, Greenpeace, Les Verts ou les adeptes de la décroissance soutenable, liste non exhaustive. Dans toute leur littérature, je n’ai jamais vu d’appel à s’émerveiller devant la vie, sa beauté, sa complexité, sa faculté à relever les défis[2].
On ne saurait pourtant les assimiler aux sectateurs du dieu des stases qui recherchent un salut dans l’immobilité et l’uniformité. Il s’agit plutôt avec cet écologisme malthusien d’une idéologie du temps, d’un temps non spatialisé, qui accepte pleinement le changement et la diversité, de l’inversion d’un culte de l’Evolution. Mais autant il est facile de cerner une métaphysique ou une théologie de l’espace, autant sa contrepartie temporelle semble fuyante. Le temps à nourri la pensée mythique, de Cronos dévorant ses enfants aux symboles animaux étudiés par Gilbert Durand[3] comme le lion ou le cheval auxquels il faudrait adjoindre aujourd’hui le train, cheval de fer. Je ne connais que deux philosophies du changement et donc du temps remontant aux débuts de l’interrogation métaphysique, l’une en symbiose avec la science chinoise, le taoïsme, l’autre issue de l’école de Milet avec Héraclite et peut-être influencée par la Chine, puisque les hommes, les marchandises et les idées n’ont cessé de circuler sur la grande route transeurasienne depuis le néolithique. Le réveil d’une métaphysique du temps ne s’est fait qu’à la transition du XVIIIe et du XIXe siècle avec Hegel. Encore cherchait-il une résolution du temps dans la synthèse comme l’avaient fait ses devanciers avec l’eschatologie augustinienne. Marx absolutisera cette résolution potentielle et ramènera la philosophie du temps, donc de l’histoire, vers l’idéal de la stase structurelle ; Teilhard de Chardin n’échappe pas à cette tentation lorsqu’il évoque le point Oméga et l’unification de l’humanité dans la noosphère.
En dehors de Hegel qui n’y est d’ailleurs pas parvenu, personne n’a tenté de diviniser le temps. Qu’on ne m’objecte pas Cronos : il appartient à la sphère mythique, c’est un esprit de la brousse comme dirait Michel Boccara, un daïmon comme les autres[4]. Ce n’est pas le Dieu d’une théologie. Les métaphysiques du temps sont des cosmogonies qui ne cherchent pas à transcender l’univers ni à en décrire l’unique substrat mais à en comprendre le devenir, à suivre le méandre des fils dans la tapisserie, à dégager des principes de métamorphose. Hegel soumet la conscience de Dieu au devenir, ce qui revient à introduire temporalité et changement dans le Sphairos mais il ne peut diviniser le temps lui-même. Cette contiguïté à l’expérience vécue, au cosmos et à sa diversité rend plus difficile la réduction à quelques principes comme l’ont fait les métaphysiques de l’espace, plus difficile aussi la sacralisation puisqu’il n’y a pas rupture avec l’existentiel. Il est toutefois possible de dégager quelques points.
Le plus important me semble la notion d’opposition, de bipolarité. Le yin et le yang chinois qui ne sont pas des attributs fixes des choses mais des modes relatifs de transformation dans un univers essentiellement métastable[5] en donnent l’exemple type mais c’est aussi chez Héraclite qui considère que « le Conflit est le père des dieux[6] » et repris par Hegel sous les espèces dialectiques de la thèse et de l’antithèse. En incise : cette dualité n’est autre que la condition minimale d’un dynamisme. Autant la sacralisation de l’espace vide débouche sur une approche géométrique et c’était explicite chez Platon, « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », sur la notion de continu, autant celle du temps s’exprime par le nombre, le discontinu, l’algèbre, l’algorithme et la musique[7]. En incise encore : l’interaction électromagnétique qui permet la construction des atomes, des molécules, toute la chimie et donc l’apparition de la vie fonctionne effectivement sur ce mode dual.
L’une des conséquences de cet appui sur la dualité sera la tentation de valoriser l’un ou l’autre des pôles de l’expérience du temps, la mémoire du passé ou l’espérance du futur. Or cette valorisation s’est toujours faite à partir d’une saisie métaphorique de la vie humaine (ou animale) en trois ou quatre grandes étapes, parfois cinq comme en Chine et en Amérique précolombienne[8], de la naissance à la mort. C’est la réponse d’Œdipe au Sphinx : l’homme, à quatre pattes dans sa petite enfance, sur ses deux jambes d’adulte puis dans sa vieillesse avec la troisième patte d’une canne[9]. On pourrait même arguer que les cultures qui placent l’âge d’or à l’origine et voient la suite des temps comme un lent déclin s’appuient sur des sentiments de vieillards tandis que celles qui exaltent le futur comme le lieu d’un progrès indéfini ont quelque chose d’adolescent. Et peut-être, mais ce n’est là qu’une hypothèse, s’agit-il de cultures plus belliqueuses où l’on meurt plus souvent sur le champ de bataille ou dans des accidents de chasse que de vieillesse. Mais lorsque l’on place l’âge d’or à l’origine, il n’y a que deux manières de le retrouver : soit on régénère cycliquement l’univers par le rite[10], soit on efface tout et on recommence.
C’est exactement ce que voudraient les écologistes radicaux ou malthusiens : effacer l’homme pour les plus cohérents, effacer la révolution industrielle pour les plus modérés, avec toutes les nuances intermédiaires. Dans une telle perspective, chaque nouveauté technologique sera perçue comme une menace – non pas un appel à la responsabilité, à l’éthique, ni même à cette tarte à la crème qu’est le principe de précaution mais une menace par sa nouveauté même, en ce que le nouveau, en soi, éloigne des conditions de l’hier lointain.
Ecologistes radicaux et transhumanistes extropiens apparaissent ainsi comme les prêtres antagonistes d’un culte du temps dont les figures mythiques seraient, comme l’a fort bien vu Jean Bruno Renard, l’homme sauvage et l’extraterrestre[11]. Il est d’ailleurs significatif que l’inversion du mythe de l’extraterrestre dans les années 1980 coïncide avec l’abandon d’une certaine valorisation du futur, la prise de conscience que l’innovation ne forge jamais la charrue sans l’épée et que tout progrès fait également progresser les risques. Les Etats-Unis où cette inversion fut le plus sensible étaient indéniablement la culture de pointe quant à la technologie, celle qui avait su envoyer des hommes marcher sur la Lune ; or c’est aussi là que surgit une nouvelle peste ranimant la peur des pandémies, le SIDA qui a peut-être tué les grands frères de l’espace aussi sûrement qu’il a décimé les gays de New York en rappelant de manière tragique que le futur ne pouvait être exempt de maux. Dans le même temps, et tout cela se renforce mutuellement, les vétérans du Vietnam révélaient quelques horreurs, les effets du napalm que l’on avait oubliés dans les feux d’Hiroshima[12] et ceux de l’agent orange, défoliant et incapacitant[13]. Et des citoyens de la grande nation porteuse du porteuse du progrès et phare de l’humanité selon ses pères fondateurs se faisaient retenir en otages par une poignée d’ayatollahs passéistes sans que les forces spéciales surentraînées parviennent à les exfiltrer. L’inconscient collectif en a tiré les leçons et E.T., l’être du futur, après être passé par le stade gentiment écologique de jardinier égaré par les siens[14] finit en Petit Gris hostile, tyrannique et souterrain, démoniaque pour tout dire. Pourtant, l’inversion n’a pas été totale. L’homme sauvage, Bigfoot, Wendigo ou Sasquatch[15], reste très marginal dans les représentations collectives. On a vu plutôt dans l’imaginaire qui se présente ouvertement comme tel (romans, films, séries TV) une revalorisation d’un univers magique et d’un moyen-âge fantasmatique[16]. Elle aboutit à réveiller le culte archaïque de la Grande Déesse, mais le phénomène est plus marginal que ne le fut l’extraterrestre et, semble-t-il, ne donne pas lieu à des vécus mythiques.
Si la Déesse s’accorde à l’hypothèse Gaïa donc à l’imaginaire évolutionniste, elle ne représente pas une figure du passé mais de l’ensemble du temps puisqu’elle préside traditionnellement à tous les âges, naissance, maturité sexuelle et mariage, transmission de la vie et maternité, vieillesse et mort, à toutes les fonctions sociales et même à la technologie car Athéna est guerrière mais aussi navigatrice et tisserande.
Il me semble significatif que l’extraterrestre, figure du futur, reste le mythe de référence dans le monde anglo-saxon. Son inversion inaboutie a quelque chose de tragique puisqu’elle ne parvient pas à situer un âge d’or à l’origine des temps mais ne l’espère plus de lendemains qui chantent. Il ne reste qu’une sorte d’inéluctable eschatologie négative où l’homme, au travers d’un pacte démoniaque et secret de ses gouvernants, devient le vecteur suicidaire de la mort planétaire. Les attentats suicides que l’islam ne semble pourtant pas permettre si l’on s’en tient à ses textes fondateurs s’inscrivent dans cette même logique. Comme si l’humanité ou du moins une partie d’entre elle s’offrait une grosse dépression.
(à suivre)
[1] Voir dans mes articles précédents « Les prophètes de la grande muraille » 1 et 2, où j’analyse le malthusianisme ambiant.
[2] Sauf chez deux de leurs partisans marginaux, Nicolas Hulot et Hubert Reeves. Ce n’est pas un hasard si Hulot fait figure de trublion dans le jeu politique des Verts.
[3] Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire : introduction à l’archétypologie générale, Bordas, Paris, 1969.
[4] Je garde le terme grec de daïmon qui désigne un esprit de la nature pour le distinguer du démon ange déchu ou esprit du mal, tel qu’on le trouve dans diverses religions.
[5] On doit encore trouver sur le site de Florence Ghibellini mon étude de la logique du I Jing (Yi King) que j’avais épluché il y a une bonne quinzaine d’années pour en finir avec les interprétations new age de la science chinoise. Quand nous avions lancé l’association Ea-Anahita, du nom de déités suméro-babyloniennes de la connaissance, cette étude a fait partie des cours que nous proposions par correspondance. L’amie Flo l’avait ensuite mis sur son site, ce que je ne peux pas faire ici à cause des nombreux graphismes.
[6] Le conflit, pas la castagne.
[7] L’effort de Pythagore pour géométriser la musique par les rapports de longueur des cordes de la lyre est pathétique. Il aboutit à une gamme théorique qui sonne faux par rapport à la résonance naturelle et que les luthiers et les chantres professionnels ont toujours subrepticement corrigée, le plus souvent par les rapports de la gamme dite de Zarlin.
[8] Mais je connais trop mal la religion aztèque, je n’en sais à vrai dire que ce qu’en a dit Jacques Soustelle et je ne me hasarderai pas à commenter les cinq soleils. Il reste que nombre de coïncidences sur la façon de traiter le 4 et le 5 entre la Chine et les civilisations précolombiennes, coïncidences encore sensibles à travers les études de Michel Boccara sur les Mayas du Yucatan (coïncidences que lui-même n’avaient pas vues et que je lui ai fait remarquer) suggèrent soit une origine commune à l’époque historique, peu probable, soit des échanges commerciaux que je suppose maritimes, les jonques étant de fort bons navires à la fois hauturiers et de cabotage et les Chinois ayant une astronomie précise et l’usage de la pierre d’aimant.
[9] Le Sphinx, animal composite, fait partie des images du temps et de la diversité. Œdipe ne pouvait pas rater la réponse, surtout lorsque son interrogateur a menacé de le dévorer, ce qui dans le monde mythique l’assimilait à Cronos. Mais les auteurs tragiques qui introduisent le Sphinx dans cette histoire n’ignorent pas qu’une telle question et une telle réponse rejoignent la philosophie d’Héraclite et s’éloignent de la contemplation parménidienne de l’Etre. C’est la transgression majeure d’Œdipe, celle dont découlent toutes les autres, celle que Freud ne pouvait pas voir. Œdipe est l’homme du changement, le frère de Créon et de Prométhée, l’exact antagoniste d’Antigone et c’est pourquoi, sans le savoir, il tue son père, le passé qui l’a engendré dans une tradition, et il épouse sa mère, la femme éternelle capable d’enfanter à tous les âges. Freud n’a pas pensé à la ménopause. La série mythique de Thèbes est bien axée sur le temps puisque les frères antagonistes se combattent et que, par l’édit de Créon, leur opposition ne cesse pas avec leur mort. On retrouve cette opposition chez les filles, Antigone chantre de la tradition et Ismène chantre de la continuité et de l’enfantement. Notons que c’est la seule qui finalement survit. Après la mort du fils de Créon, c’est elle qui porte le futur de Thèbes et son espérance silencieuse. Elle, cette femme tranquille que tous les héros héroïques méprisent.
[10] Comme le décrit Mircea Eliade pratiquement dans tous ses ouvrages.
[11] Jean Bruno Renard, « L’homme sauvage et l’extraterrestre : deux figures de l’imaginaire évolutionniste », Diogène. Cet article fut écrit dans les années 1980 mais mon tiré à part est inaccessible aux profondeurs de ma bibliothèque et je ne me souviens pas exactement de la date de parution.
[12] Durant la seconde guerre mondiale, avant Hiroshima, les Américains avaient utilisé sur les villes japonaises le bombardement au napalm qui faisaient à peu près le même nombre de morts et de blessés que la bombe A, laissaient des séquelles aussi importantes sur les survivants mais prenaient plus de temps pour aboutir à ce résultat.
[13] Ce n’était pas la première fois que l’on détruisait des arbres pour repérer l’ennemi ; mais jusqu’alors, on ne l’avait jamais fait par épandage aérien.
[14] Merci Spielberg.
[15] Equivalents américains du Yéti.
[16] A partir de Tolkien et du succès de son Seigneur des Anneaux. Il est remarquable que l’heroic fantasy de type péplum décalquée de la mythologie grecque ait pratiquement disparu. Conan le Barbare n’a plus fait recette, le Souricier gris non plus. Seul Astérix prolonge en BD le duo de Monsieur Muscle et du Rusé Voleur, les deux facettes de la seconde fonction dumézilienne (un de ces jours, il faudra que j’explique pourquoi le rusé voleur n’est pas un archétype de la troisième fonction).
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