C’est sans doute inhabituel, pour dire du bien d’un livre, de commencer par contester son titre mais le terme paranormal m’a toujours donné de l’urticaire. Un para normal, c’est celui qui s’entraîne à Chalon pour sauter à Saint-Yan, non ? et repart en braillant quelques considérations biographiques sur les exploits de son grand-père également para dans les armées de Napoléon[1]. A moins qu’il ne s’agisse de tout autre chose. Un parapluie protège de la pluie, un parasol, du soleil trop ardent, un paravent du voyeurisme comme le nom ne le dit pas. Est-ce que par hasard le paranormal nous protégerait de la normalité ou, si j’ose, du « normalisme » ? Voilà qui me réconcilierait avec le mot.
Le Petit Larousse de l’immédiat après guerre qui ne connaissait pas encore la normalité donne une double définition de normal : tout d’abord, du latin norma, règle, « ordinaire et régulier (exemple, être dans son état normal[2]) » ; en mathématique, perpendiculaire à un plan ou une surface. Quant à la norme, c’est « un principe servant de règle »[3]. Reste normatif : « se dit des sciences qui formulent des préceptes (morale, droit) ». J’adore le PL. Pour une étude sociologique, c’est une mine inépuisable d’idées reçues et d’abîmes de réflexion. Ainsi, il y eut une époque pour laquelle la morale et le droit furent des sciences, donc des savoirs, donc des certitudes. Et puisqu’on nous signale un antonyme, anormal, voyons sa définition : « contraire aux règles, irrégulier, anomal ». Ce dernier terme venant du grec ανωμαλος signifie « irrégulier, exceptionnel ». Quant à l’anomalie, c’est une « irrégularité, un défaut de logique ». Le tour n’est pas entièrement bouclé. Il reste à voir la règle et sa famille. Laissons tomber l’instrument qui sert à tirer des traits droits, encore que tout le reste soit son emploi métaphorique. On la définit donc comme principe, loi (ex. les règles de la politesse), discipline, ordre, exemple, modèle, « principes et méthodes qui servent à l’enseignement des arts et des sciences ; en bonne règle, suivant l’usage, la bienséance ; se mettre, être en règle, faire, avoir fait ce qu’il faut pour être dans l’état exigé par la loi, la bienséance, etc. ». Tout tient, évidemment, dans cet etc. Tout, c’est à dire tout le non-dit d’une société, toute la pression normative de ce que l’on pense aussi évident que les idées cartésiennes, dans une aimable confusion du scientifique, de l’habitude et du préjugé. Et qu’on ne croie pas que ce soit le fait du passé. Notre propre société, si fière de ses ruptures avec les anciennes intolérances, en regorge. Le contre-pied d’une norme n’est jamais rien d’autre qu’une norme inversée. Dans ces vieilles définitions, le plus effarant, ce sont d’une part les règles de la politesse considérées comme des lois ou des principes – on n’est pas plus ethnocentrique, comme le notait déjà Montaigne – et d’autre part l’anomalie comme défaut de logique. Comme le disait Nicolas von Waschenheim à la fin du moyen âge : « Tout ce qui n’est pas rationnel vient nécessairement du démon. »
Evidemment, la racine grecque n’est pas sur le même registre. L’image d’αν-ωμαλος est celle d’aspérités, d’une surface raboteuse qui amène à perdre l’équilibre d’où, au figuré, tant les inégalités sociales que l’inconstance. Avec le αν privatif et un dérivé du verbe ομαλίζω qui signifie égaliser, aplanir et, au figuré, adoucir, apaiser. De la perte d’égalité au défaut de logique, c’est une belle dérive sémantique ! Laquelle s’appuie sur une confusion entre anomalie et anomie, α-νομια, violation de la loi, illégalité, d’où iniquité, injustice et anarchie, désordre. Toujours le α privatif et un dérivé de νομη, partage, répartition, distribution mais aussi pâture et fourrage ! Et sous la forme νομος, la division devient administrative ; et ce qu’on a reçu en partage, c’est ce dont on a l’usage, d’où les usages, d’où l’opinion générale, la coutume qui, peu à peu, prend force de loi. Les Grecs, décidément, étaient bons sociologues.
Il faut toujours revenir aux racines profondes du langage, aux mémoires enfouies, inconscientes mais actives, qui plombent souvent jusqu’à la recherche scientifique, la philosophie et la théologie. Les lois non écrites qu’Antigone brandit à la face de Créon sont de ces coutumes établies par l’usage. Toute cette histoire de principes, de logique, de règle vient du partage des terres et des meules de foin dans la tribu pour le pâturage des bovins, moutons et chèvres. On comprend d’ailleurs qu’il y ait fallu une règle, un canon, un canûn ou roseau à mesurer… et qu’au bout du compte l’instrument et le résultat se confondent dans les têtes.
Donc le paranormal ?
Donc le terme paranormal reflète l’embarras des chercheurs confrontés non seulement à l’inhabituel – après tout la science n’avance pas avec ce qu’on connaît déjà – mais surtout à toute une mémoire normative, toute une coutume de modélisation de l’homme issue de l’anthropologie des Lumières et, par delà, de l’augustinisme. J’en ai déjà parlé quelque peu. L’ennui, c’est que παρα, comme toutes les prépositions grecques, cumule les traductions possibles : auprès, du côté de ; de la part de ; une idée d’origine comme lorsque l’on reçoit quelque chose des mains de quelqu’un, ou que quelque chose vient de, y compris l’opinion ; chez, dans, en ; une idée de destination, vers ; si l’on transpose de l’espace au temps[4], pendant, durant, tout au long de ; en comparaison de, l’idée de mettre côte à côte pour comparer ; l’idée de rester auprès de, donc de ne pas s’éloigner, d’où excepté, sauf ; au delà de ; contre ; en détournant. Alors, le paranormal est-il à côté de la norme, la dépasse-t-il pour ouvrir de nouveaux champs de recherche ou s’oppose-t-il, détourne-t-il de ce que le PL considérait comme règle et bienséance ? Tout dépend si l’on pense à l’anomie ou à l’anomalie. Παρα-νομος, c’est ce qui est contraire à la loi ou à la justice, inique, criminel, méchant, qui contredit les lois existantes ou les usages et introduit ainsi une incohérence. Si l’on croit que les lois scientifiques ont besoin de gendarmes, c’est exactement l’accusation de pseudo-science[5] généreusement lancée par ceux qui s’autoproclament gardiens de la rationalité. Si l’on construit un παρ-αν-ωμαλος, on va donc voir du côté d’une aspérité qui rend le réel moins lisse qu’il ne devrait. Et ça, c’est exactement la méthode scientifique, mais cela s’applique à tous les domaines. Par exemple, aux 2 milliards de degrés K de la Z machine, tant qu’on ne saura pas exactement d’où ils proviennent et pourtant, je mettrais ma main en gage qu’ils n’ont rien à voir avec les facultés inconnues ou inhabituelles de l’homme.
Donc paranormal est un mot valise, mal conçu, mal choisi, mais un formidable révélateur de préjugés.
Je lui préfère parapsychologie, puisque le psychisme humain ou animal est toujours partie prenante des phénomènes en question et que la psychologie classique, celle qui, selon la vacherie hélas assez juste de Rémy Chauvin, formerait avec la sociologie « des sciences très utiles, si elles existaient » ne les prend pas en compte. Nous sommes donc à la fois du côté de la véritable psychologie, d’une science du psychisme encore en gésine, et à côté de la psychologie en tant que discipline universitaire. Mais le meilleur terme est sans doute celui que proposa vers 1920 le prix Nobel de physiologie Charles Richet, métapsychique, qu’il définit moins heureusement comme la « science qui a pour objet l’étude des phénomènes mécaniques ou psychologiques dus à des forces qui semblent intelligentes ou à des puissances inconnues latentes dans l’intelligence humaine ». C’est moins heureux, disais-je, car l’intelligence n’est peut-être pas la faculté à prendre en compte et, d’autre part, cela fait belle lurette qu’on est passé à l’expérimentation animale. L’avantage, c’est que les souris, les lapins et les chats n’ont pas de croyances parasites. Gardons alors parapsychologie puisque les Américains lui ont donné ses lettres de noblesse et que, contrairement à la France où l’idéologie l’emporte sur l’expérimentation, la Parapsychological Association fait partie intégrante depuis 1969 de l’AAAS, l’American Association for the Advancement of Science, éditeur de la revue Science[6], organisme qui joue aux USA le rôle de référent scientifique[7] qu’a le CNRS chez nous. Il est vrai que la CIA a financé nombre de travaux, ce qui a pu aider à la fois à la rigueur de l’expérimentation et à l’acceptation de cette discipline par les universités ou les grands hôpitaux. Avec des laboratoires, des revues spécialisées, l’accès aux publications de médecine, de physique ou de psychologie expérimentale pour des études transdisciplinaires, il est évidemment plus simple de faire de la bonne recherche qu’avec des associations privées sans moyens et l’hostilité active de toute l’institution.
Dans les années 1970, on y croyait vraiment. Les associations sortaient comme des champignons, les revues aussi même si, simples photocopies le plus souvent, elles tenaient plus de fanzine que de la publication scientifique, au moins par leur apparence[8]. Les mêmes groupes s’intéressaient aussi bien à la télépathie, à la voyance, au PK, aux OVNI, aux apparitions, qu’elles soient mariales ou de lutins, aux recettes d’alchimie qu’à la perception du temps dans le paradoxe EPR. Il y avait même de timides tentatives pour pénétrer la forteresse. Yves Lignon, à Toulouse, avait obtenu quelques crédits, on présentait à l’Académie des Sciences le compte-rendu d’expériences avec Jean Pierre Girard, l’homme qui tordait le métal par la pensée et, surtout, l’analyse de ce métal tordu montrait l’existence de points chauds indubitablement physiques. Puis, en 1981, François Mitterrand est arrivé au pouvoir et, de manière assez étonnante, le rationalisme militant s’est engouffré sur ses pas ; c’était d’autant plus étonnant que le président lui-même faisait appel aux guérisseurs de tout poil, que Maurois s’intéressait aux OVNI, que Michel Rocard était le fils de celui qui avait démontré scientifiquement la nature électromagnétique du signal du sourcier et qu’un certain nombre d’autres chefs de file ou consultants du PS pratiquaient yoga, radiesthésie, astrologie et j’en passe. C’est pourtant dans cette ambiance que se produisit une réaction rationaliste de grande ampleur et souvent dans les groupes mêmes qui avaient promu la recherche auparavant. En quelques mois, tout était déconstruit ; on assistait à ce que Foucault nommait un changement d’épistémé et qui n’était peut-être qu’une cascade d’opinion. Les collections éditoriales et les revues dégringolèrent. Restèrent quelques irréductibles, pas même un village gaulois car trop dispersés à la fois géographiquement et par leurs centres d’intérêt. Pendant ce temps, aux USA, les chercheurs continuaient d’avancer.
C’était d’autant plus frappant pour moi que je revenais à Paris après deux ans passés dans la familia d’un monastère de Touraine où j’alternais joints de chaux sur des murs en pierre apparente et tapisserie de haute lice. J’avais quitté un réseau de chercheurs enthousiastes, où fusaient les idées, les projets, les modèles et les protocoles d’expériences à monter au plus vite – je retrouvais des ironistes moroses ou teigneux, des matheux convertis à la psychologie réductionniste à la mode Reuchlin, des chimistes qui n’avaient à la bouche que le mot psychosociologie ou, dans un autre registre, des chercheurs persuadés que leur thème de recherche ne pouvait pas s’aborder par la méthode scientifique.
C’était grave, docteur, oui. Tellement grave qu’on ne s’en est pas encore remis 25 ans plus tard et qu’il reste toujours quelques irréductibles, chacun dans son coin, alors que l’expérience prouve (et le succès des X Files aussi) que tout est là, vivant et prêt à resurgir sous la croûte.
Pourtant, quelques associations demeurent comme l’Institut Métapsychique International, toujours solide depuis 1919 ; ou le GERP, enfant des années 70. D’autres se sont créées, égrenées tout au long de ces années de plomb et la dernière née, le CENCES (Centre d’Etude National et de Communication sur des Enigmes Scientifiques[9]), animé par Eric Raulet et par Emmanuel-Juste Duits, a même réussi à réunir pour un symposium de deux jours les 18 et 19 novembre 2000 la plupart des irréductibles, ceux qui continuent une recherche réelle, scientifique, et qui obtiennent des résultats – même s’ils ne peuvent les publier qu’entre eux, ailleurs ou sur Internet ! Il y avait là, pour parler de « Mythes et paranormal : faut-il parler de mythes ? », par ordre alphabétique : Michel Boccara, ethnologue, chercheur au CNRS ; François Brune, prêtre et théologien catholique ; Didier van Cauwelaert, écrivain ; Evelyn Elsaesser-Valarino, directrice de la bibliothèque de droit de l’université de Genève, collaboratrice de Kenneth Ring ; François Favre, un des fondateurs du GERP ; Christine Hardy, docteur en sciences humaines, ethnologue, chercheur en sciences cognitives ; Yves Lignon, statisticien à l’université de Toulouse, directeur de publication de la Revue française de parapsychologie, fondateur du GEEPP-Laboratoire de Parapsychologie de Toulouse ; Jacques Louys, psychiatre ; Bertrand Meheust, docteur en sociologie ; René Péoc’h, qui pratique l’expérimentation animale avec le tychoscope ; Paul Louis Rabeyron, psychiatre des hôpitaux, enseignant à l’université catholique de Lyon et le seul à parler officiellement de parapsychologie dans ses cours ; Djohar Si Ahmed, docteur en psychologie, psychanalyste et chercheur, secrétaire générale de l’IMI ; Jean Staune, enseignant en philosophie des sciences à HEC, directeur de collection chez Fayard, secrétaire général de l’Université Interdisciplinaire de Paris ; Jacques Vallée, astrophysicien et informaticien, chef de projet du réseau Arpanet, vit aux USA ; Mario Varvoglis, président de l’IMI, docteur en psychologie expérimentale. Belle brochette. Si j’avais du la réunir, j’aurais peut-être ajouté deux ou trois noms, pas plus. Et si je ne fus pas de la fête, c’est seulement à cause de gros problèmes familiaux.
Tout le colloque fut enregistré et, deux ans plus tard, après transcription et révision des interventions, les actes paraissaient aux Editions Dervy sous le titre Paranormal entre mythes et réalités.
Puis le silence est retombé.
Le service de presse s’était perdu dans les limbes postales. De ce fait, je n’ai reçu mon exemplaire qu’il y a 15 jours. Mais, vu l’importance des échanges de ce symposium, ce n’est pas trop tard pour en rendre compte.
(à suivre)
[1] Vu le puritanisme ambiant, ne comptez pas sur moi pour les paroles les plus gauloises de ce chef d’œuvre de la chanson populaire. Il vous suffira de savoir que, la peur donnant des ailes, le pépé tombant avec le pépin en torche remonta. Bonne introduction au paranormal, non ?
[2] On appréciera « être dans son état », quel que soit l’adjectif.
[3] Essayons donc de tirer un trait droit avec un principe.
[4] Réflexe commun aux Grecs et aux physiciens.
[5] Accusation absurde. Ou c’est de la science ou ce n’en est pas. Puisque la science est une méthode et non un ensemble de vérités acquises, lesquelles sont toujours révisables, voir Karl Popper et la plupart des épistémologues, il ne peut pas y avoir de tiers inclus.
[6] Dont l’édition française est Pour la Science, la seule revue multidisciplinaire de haut niveau maintenant que La Recherche n’est plus qu’une revue de vulgarisation comme les autres.
[7] Mais pas de financier.
[8] Et souvent, hélas, par leur contenu.
[9] Gloups. Mais on a vu pire à la bonne époque…
Le Petit Larousse de l’immédiat après guerre qui ne connaissait pas encore la normalité donne une double définition de normal : tout d’abord, du latin norma, règle, « ordinaire et régulier (exemple, être dans son état normal[2]) » ; en mathématique, perpendiculaire à un plan ou une surface. Quant à la norme, c’est « un principe servant de règle »[3]. Reste normatif : « se dit des sciences qui formulent des préceptes (morale, droit) ». J’adore le PL. Pour une étude sociologique, c’est une mine inépuisable d’idées reçues et d’abîmes de réflexion. Ainsi, il y eut une époque pour laquelle la morale et le droit furent des sciences, donc des savoirs, donc des certitudes. Et puisqu’on nous signale un antonyme, anormal, voyons sa définition : « contraire aux règles, irrégulier, anomal ». Ce dernier terme venant du grec ανωμαλος signifie « irrégulier, exceptionnel ». Quant à l’anomalie, c’est une « irrégularité, un défaut de logique ». Le tour n’est pas entièrement bouclé. Il reste à voir la règle et sa famille. Laissons tomber l’instrument qui sert à tirer des traits droits, encore que tout le reste soit son emploi métaphorique. On la définit donc comme principe, loi (ex. les règles de la politesse), discipline, ordre, exemple, modèle, « principes et méthodes qui servent à l’enseignement des arts et des sciences ; en bonne règle, suivant l’usage, la bienséance ; se mettre, être en règle, faire, avoir fait ce qu’il faut pour être dans l’état exigé par la loi, la bienséance, etc. ». Tout tient, évidemment, dans cet etc. Tout, c’est à dire tout le non-dit d’une société, toute la pression normative de ce que l’on pense aussi évident que les idées cartésiennes, dans une aimable confusion du scientifique, de l’habitude et du préjugé. Et qu’on ne croie pas que ce soit le fait du passé. Notre propre société, si fière de ses ruptures avec les anciennes intolérances, en regorge. Le contre-pied d’une norme n’est jamais rien d’autre qu’une norme inversée. Dans ces vieilles définitions, le plus effarant, ce sont d’une part les règles de la politesse considérées comme des lois ou des principes – on n’est pas plus ethnocentrique, comme le notait déjà Montaigne – et d’autre part l’anomalie comme défaut de logique. Comme le disait Nicolas von Waschenheim à la fin du moyen âge : « Tout ce qui n’est pas rationnel vient nécessairement du démon. »
Evidemment, la racine grecque n’est pas sur le même registre. L’image d’αν-ωμαλος est celle d’aspérités, d’une surface raboteuse qui amène à perdre l’équilibre d’où, au figuré, tant les inégalités sociales que l’inconstance. Avec le αν privatif et un dérivé du verbe ομαλίζω qui signifie égaliser, aplanir et, au figuré, adoucir, apaiser. De la perte d’égalité au défaut de logique, c’est une belle dérive sémantique ! Laquelle s’appuie sur une confusion entre anomalie et anomie, α-νομια, violation de la loi, illégalité, d’où iniquité, injustice et anarchie, désordre. Toujours le α privatif et un dérivé de νομη, partage, répartition, distribution mais aussi pâture et fourrage ! Et sous la forme νομος, la division devient administrative ; et ce qu’on a reçu en partage, c’est ce dont on a l’usage, d’où les usages, d’où l’opinion générale, la coutume qui, peu à peu, prend force de loi. Les Grecs, décidément, étaient bons sociologues.
Il faut toujours revenir aux racines profondes du langage, aux mémoires enfouies, inconscientes mais actives, qui plombent souvent jusqu’à la recherche scientifique, la philosophie et la théologie. Les lois non écrites qu’Antigone brandit à la face de Créon sont de ces coutumes établies par l’usage. Toute cette histoire de principes, de logique, de règle vient du partage des terres et des meules de foin dans la tribu pour le pâturage des bovins, moutons et chèvres. On comprend d’ailleurs qu’il y ait fallu une règle, un canon, un canûn ou roseau à mesurer… et qu’au bout du compte l’instrument et le résultat se confondent dans les têtes.
Donc le paranormal ?
Donc le terme paranormal reflète l’embarras des chercheurs confrontés non seulement à l’inhabituel – après tout la science n’avance pas avec ce qu’on connaît déjà – mais surtout à toute une mémoire normative, toute une coutume de modélisation de l’homme issue de l’anthropologie des Lumières et, par delà, de l’augustinisme. J’en ai déjà parlé quelque peu. L’ennui, c’est que παρα, comme toutes les prépositions grecques, cumule les traductions possibles : auprès, du côté de ; de la part de ; une idée d’origine comme lorsque l’on reçoit quelque chose des mains de quelqu’un, ou que quelque chose vient de, y compris l’opinion ; chez, dans, en ; une idée de destination, vers ; si l’on transpose de l’espace au temps[4], pendant, durant, tout au long de ; en comparaison de, l’idée de mettre côte à côte pour comparer ; l’idée de rester auprès de, donc de ne pas s’éloigner, d’où excepté, sauf ; au delà de ; contre ; en détournant. Alors, le paranormal est-il à côté de la norme, la dépasse-t-il pour ouvrir de nouveaux champs de recherche ou s’oppose-t-il, détourne-t-il de ce que le PL considérait comme règle et bienséance ? Tout dépend si l’on pense à l’anomie ou à l’anomalie. Παρα-νομος, c’est ce qui est contraire à la loi ou à la justice, inique, criminel, méchant, qui contredit les lois existantes ou les usages et introduit ainsi une incohérence. Si l’on croit que les lois scientifiques ont besoin de gendarmes, c’est exactement l’accusation de pseudo-science[5] généreusement lancée par ceux qui s’autoproclament gardiens de la rationalité. Si l’on construit un παρ-αν-ωμαλος, on va donc voir du côté d’une aspérité qui rend le réel moins lisse qu’il ne devrait. Et ça, c’est exactement la méthode scientifique, mais cela s’applique à tous les domaines. Par exemple, aux 2 milliards de degrés K de la Z machine, tant qu’on ne saura pas exactement d’où ils proviennent et pourtant, je mettrais ma main en gage qu’ils n’ont rien à voir avec les facultés inconnues ou inhabituelles de l’homme.
Donc paranormal est un mot valise, mal conçu, mal choisi, mais un formidable révélateur de préjugés.
Je lui préfère parapsychologie, puisque le psychisme humain ou animal est toujours partie prenante des phénomènes en question et que la psychologie classique, celle qui, selon la vacherie hélas assez juste de Rémy Chauvin, formerait avec la sociologie « des sciences très utiles, si elles existaient » ne les prend pas en compte. Nous sommes donc à la fois du côté de la véritable psychologie, d’une science du psychisme encore en gésine, et à côté de la psychologie en tant que discipline universitaire. Mais le meilleur terme est sans doute celui que proposa vers 1920 le prix Nobel de physiologie Charles Richet, métapsychique, qu’il définit moins heureusement comme la « science qui a pour objet l’étude des phénomènes mécaniques ou psychologiques dus à des forces qui semblent intelligentes ou à des puissances inconnues latentes dans l’intelligence humaine ». C’est moins heureux, disais-je, car l’intelligence n’est peut-être pas la faculté à prendre en compte et, d’autre part, cela fait belle lurette qu’on est passé à l’expérimentation animale. L’avantage, c’est que les souris, les lapins et les chats n’ont pas de croyances parasites. Gardons alors parapsychologie puisque les Américains lui ont donné ses lettres de noblesse et que, contrairement à la France où l’idéologie l’emporte sur l’expérimentation, la Parapsychological Association fait partie intégrante depuis 1969 de l’AAAS, l’American Association for the Advancement of Science, éditeur de la revue Science[6], organisme qui joue aux USA le rôle de référent scientifique[7] qu’a le CNRS chez nous. Il est vrai que la CIA a financé nombre de travaux, ce qui a pu aider à la fois à la rigueur de l’expérimentation et à l’acceptation de cette discipline par les universités ou les grands hôpitaux. Avec des laboratoires, des revues spécialisées, l’accès aux publications de médecine, de physique ou de psychologie expérimentale pour des études transdisciplinaires, il est évidemment plus simple de faire de la bonne recherche qu’avec des associations privées sans moyens et l’hostilité active de toute l’institution.
Dans les années 1970, on y croyait vraiment. Les associations sortaient comme des champignons, les revues aussi même si, simples photocopies le plus souvent, elles tenaient plus de fanzine que de la publication scientifique, au moins par leur apparence[8]. Les mêmes groupes s’intéressaient aussi bien à la télépathie, à la voyance, au PK, aux OVNI, aux apparitions, qu’elles soient mariales ou de lutins, aux recettes d’alchimie qu’à la perception du temps dans le paradoxe EPR. Il y avait même de timides tentatives pour pénétrer la forteresse. Yves Lignon, à Toulouse, avait obtenu quelques crédits, on présentait à l’Académie des Sciences le compte-rendu d’expériences avec Jean Pierre Girard, l’homme qui tordait le métal par la pensée et, surtout, l’analyse de ce métal tordu montrait l’existence de points chauds indubitablement physiques. Puis, en 1981, François Mitterrand est arrivé au pouvoir et, de manière assez étonnante, le rationalisme militant s’est engouffré sur ses pas ; c’était d’autant plus étonnant que le président lui-même faisait appel aux guérisseurs de tout poil, que Maurois s’intéressait aux OVNI, que Michel Rocard était le fils de celui qui avait démontré scientifiquement la nature électromagnétique du signal du sourcier et qu’un certain nombre d’autres chefs de file ou consultants du PS pratiquaient yoga, radiesthésie, astrologie et j’en passe. C’est pourtant dans cette ambiance que se produisit une réaction rationaliste de grande ampleur et souvent dans les groupes mêmes qui avaient promu la recherche auparavant. En quelques mois, tout était déconstruit ; on assistait à ce que Foucault nommait un changement d’épistémé et qui n’était peut-être qu’une cascade d’opinion. Les collections éditoriales et les revues dégringolèrent. Restèrent quelques irréductibles, pas même un village gaulois car trop dispersés à la fois géographiquement et par leurs centres d’intérêt. Pendant ce temps, aux USA, les chercheurs continuaient d’avancer.
C’était d’autant plus frappant pour moi que je revenais à Paris après deux ans passés dans la familia d’un monastère de Touraine où j’alternais joints de chaux sur des murs en pierre apparente et tapisserie de haute lice. J’avais quitté un réseau de chercheurs enthousiastes, où fusaient les idées, les projets, les modèles et les protocoles d’expériences à monter au plus vite – je retrouvais des ironistes moroses ou teigneux, des matheux convertis à la psychologie réductionniste à la mode Reuchlin, des chimistes qui n’avaient à la bouche que le mot psychosociologie ou, dans un autre registre, des chercheurs persuadés que leur thème de recherche ne pouvait pas s’aborder par la méthode scientifique.
C’était grave, docteur, oui. Tellement grave qu’on ne s’en est pas encore remis 25 ans plus tard et qu’il reste toujours quelques irréductibles, chacun dans son coin, alors que l’expérience prouve (et le succès des X Files aussi) que tout est là, vivant et prêt à resurgir sous la croûte.
Pourtant, quelques associations demeurent comme l’Institut Métapsychique International, toujours solide depuis 1919 ; ou le GERP, enfant des années 70. D’autres se sont créées, égrenées tout au long de ces années de plomb et la dernière née, le CENCES (Centre d’Etude National et de Communication sur des Enigmes Scientifiques[9]), animé par Eric Raulet et par Emmanuel-Juste Duits, a même réussi à réunir pour un symposium de deux jours les 18 et 19 novembre 2000 la plupart des irréductibles, ceux qui continuent une recherche réelle, scientifique, et qui obtiennent des résultats – même s’ils ne peuvent les publier qu’entre eux, ailleurs ou sur Internet ! Il y avait là, pour parler de « Mythes et paranormal : faut-il parler de mythes ? », par ordre alphabétique : Michel Boccara, ethnologue, chercheur au CNRS ; François Brune, prêtre et théologien catholique ; Didier van Cauwelaert, écrivain ; Evelyn Elsaesser-Valarino, directrice de la bibliothèque de droit de l’université de Genève, collaboratrice de Kenneth Ring ; François Favre, un des fondateurs du GERP ; Christine Hardy, docteur en sciences humaines, ethnologue, chercheur en sciences cognitives ; Yves Lignon, statisticien à l’université de Toulouse, directeur de publication de la Revue française de parapsychologie, fondateur du GEEPP-Laboratoire de Parapsychologie de Toulouse ; Jacques Louys, psychiatre ; Bertrand Meheust, docteur en sociologie ; René Péoc’h, qui pratique l’expérimentation animale avec le tychoscope ; Paul Louis Rabeyron, psychiatre des hôpitaux, enseignant à l’université catholique de Lyon et le seul à parler officiellement de parapsychologie dans ses cours ; Djohar Si Ahmed, docteur en psychologie, psychanalyste et chercheur, secrétaire générale de l’IMI ; Jean Staune, enseignant en philosophie des sciences à HEC, directeur de collection chez Fayard, secrétaire général de l’Université Interdisciplinaire de Paris ; Jacques Vallée, astrophysicien et informaticien, chef de projet du réseau Arpanet, vit aux USA ; Mario Varvoglis, président de l’IMI, docteur en psychologie expérimentale. Belle brochette. Si j’avais du la réunir, j’aurais peut-être ajouté deux ou trois noms, pas plus. Et si je ne fus pas de la fête, c’est seulement à cause de gros problèmes familiaux.
Tout le colloque fut enregistré et, deux ans plus tard, après transcription et révision des interventions, les actes paraissaient aux Editions Dervy sous le titre Paranormal entre mythes et réalités.
Puis le silence est retombé.
Le service de presse s’était perdu dans les limbes postales. De ce fait, je n’ai reçu mon exemplaire qu’il y a 15 jours. Mais, vu l’importance des échanges de ce symposium, ce n’est pas trop tard pour en rendre compte.
(à suivre)
[1] Vu le puritanisme ambiant, ne comptez pas sur moi pour les paroles les plus gauloises de ce chef d’œuvre de la chanson populaire. Il vous suffira de savoir que, la peur donnant des ailes, le pépé tombant avec le pépin en torche remonta. Bonne introduction au paranormal, non ?
[2] On appréciera « être dans son état », quel que soit l’adjectif.
[3] Essayons donc de tirer un trait droit avec un principe.
[4] Réflexe commun aux Grecs et aux physiciens.
[5] Accusation absurde. Ou c’est de la science ou ce n’en est pas. Puisque la science est une méthode et non un ensemble de vérités acquises, lesquelles sont toujours révisables, voir Karl Popper et la plupart des épistémologues, il ne peut pas y avoir de tiers inclus.
[6] Dont l’édition française est Pour la Science, la seule revue multidisciplinaire de haut niveau maintenant que La Recherche n’est plus qu’une revue de vulgarisation comme les autres.
[7] Mais pas de financier.
[8] Et souvent, hélas, par leur contenu.
[9] Gloups. Mais on a vu pire à la bonne époque…
1 comment:
Bonjour,
Je me suis dit que vous aimeriez savoir que l' Association Belge d'Etude et de Protection des Animaux Rares (ABEPAR) asbl organise son prochain colloque le w-e du 03 et 04 novembre 2007à Engreux (Houffalize), en Ardenne Belge.
Le thème de cette année est : "Animaux inconnus, nouvelles découvertes et biodiversité".
Nous accueillerons ce week-end...
Pr. Franco TASSI (zoologiste - Italie), Fondateur du Centre d' Etudes Ecologiques Apennins, ex-directeur du Parc National des Abruzzes : "Crypto-Bio-Variété, nouvelle approche méconnue de la Nature"
Dr. Enrico MIGLIACCIO (zoologiste - Italie), Fondateur de l'Association Bramea (Museo di Scienze Naturali ed Ambientali di Mentana) : " Coléoptéres et Biodiversité"
Lorenzo ROSSI (explorateur - Italie), Gruppo Criptozoologia : "Hominidés et Primates inconnus"
Dr. Yvette DELOISON (paléoanthropologue (CNRS) - France) : (à définir)
Michel RAYNAL (biochimiste - France) : "Internet, un outil pour la recherche cryptozoologique : application au dossier de l'améranthropoïde"
Marc MATTHEWS (journaliste, agronome et écrivain - Angleterre) : Big Cats Loose in Britain
Dr. Patrick DE WEVER (paléontologue - Muséum National d'Histoire Naturelle - France ) : (à définir)
N'hésitez pas à diffuser l'annonce de ce colloque autour de toi
Cordialement
E.
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